Quels que soient les à-côtés du voyage, le travail reste naturellement le but premier: le travail et non seulement la vente ; la correspondance nous permet de mieux cerner ces activités. Car le voyageur et la manufacture s’écrivent régulièrement, ou du moins essaient ; les reproches pleuvent de part et d’autre sur l’absence de courrier et souvent la raison n’en est autre que les difficultés de la poste. La guerre, à partir de 1792, ne facilite pas les choses. Les lettres sont numérotées, mais il en manque toujours l’une ou l’autre d’où la nécessité quasi permanente de doubler les courriers manquants ou simplement retardés :
‘Vous en avez la notte ainsi que des comptes courants de nos differents débiteurs & cy inclus vous trouverez la suite de notre correspondance italienne, selon laquelle nous vous prions de vous régler436 ’écrit à Milan la manufacture qui envoie à Jean Zuber le double des courriers précédents non reçus.
Le but principal du déplacement est bien sûr la vente. Mais ce n’est pas obligatoirement évident pour un produit bien souvent encore inconnu sur le marché. Au début de son premier voyage en Italie, J. Zuber se pose la question toute simple : à qui vendre des papiers peints ? Après plusieurs mois passés là-bas, il doit constater que c’est enfin à Venise qu’il voit « pour la première fois des chambres tapissées 437» ! Il semble exister des commerces spécialisés, ainsi Crivelli à Milan, appelé à devenir un important client de la manufacture ou, à Livourne, « deux magasins de papiers peints anglais » ; à Venise, ce sont les « quincaglieri qui tiennent aussi les papiers peints438 », mais, à l’évidence, « dans les petites villes, je cherchais vainement les magasins de papiers peints qui n’existaient pas 439». Les livres, lorsqu’ils adossent une profession particulière à un patronyme, font référence généralement à des libraires et à des papetiers, plus rarement à des tapissiers, une fois à un orfèvre440 auxquels il faut ajouter les manufacturiers, Arnold à Kassel ou Dufour à Mâcon. Dans ces conditions, la tentation est grande d’essayer de vendre directement à des particuliers : Zuber s’en ouvre à la manufacture et reçoit cette réponse :
‘Vous nous demandes si vous devez vous addresser à des particuliers. Vous ne devez pas ignorer que nous preferons infiniment de ne vendre qu’au marchand, puisqu’en vendant aux particuliers on est très souvent sujet à bien des inconvénients très désagréables, si cependant vous prevoyez que cela puisse vous (illisible) dans vos affaires nous n’hesitons pas de vous donner toute liberté à cet égard441 ’Et J. Zuber raconte :
‘A Modène et à Parme, je montrai mes échantillons à la Cour, à des ducs, à des marquis, à des comtes, etc., mais sans résultat. On louait « il bon gusto », mais on ne commandait rien442.’Par la suite, en Italie comme en Suisse, quelques ventes directes apparaissent : à la différence de la vente au commerçant, celles-ci supposent que le voyageur se fasse décorateur et propose sur place des ensembles élaborés, voire une esquisse de montage. Sinon, à partir de croquis, de retour à la manufacture, il élabore avec le décorateur de la maison une « esquisse » qui est jointe à l’envoi de papiers choisis en conséquence. Au besoin, pour de très grands chantiers, le décorateur de l’entreprise peut se déplacer pour faire des propositions comme chez Frédéric Schmidt à Francfort. Le risque, bien sûr, est de se mettre à dos les marchands à qui la manufacture fait alors directement concurrence. Par la suite, au début du XIXe siècle, lorsque la manufacture disposera d’un dépôt à Paris, elle s’efforcera de « gagner la pratique des meilleurs architectes443 ». Notons enfin que la vente directe, dans la mesure où elle suppose de la part du voyageur une bonne formation à une époque où le papier peint fait souvent l’objet de poses élaborées, explique sans doute en partie pourquoi Jean Zuber, au départ simple vendeur, s’est révélé par la suite un remarquable chef d’entreprise, connaissant parfaitement le marché sous tous ses angles.
Lorsque les réseaux seront installés, tous les contacts seront loin d’aboutir : mais il importe de préserver l’avenir. Ainsi, pendant l’hiver 1797-98, lorsque Raflin parcourt la France, Hartmann Risler lui conseille :
‘Vous aurez sans doute pris bonne note de tous les marchands qui ne vous ont rien demandé & qui nous sont encore inconnus, ainsi que de leur réputat° & facultés respectives & v/ voudrés continuer ce registre dans tout le reste de v/ route. ’Le voyageur a aussi une autre tâche : faire rentrer les créances, un client en retard refusant difficilement de payer lors d’un contact direct, alors que les courriers répétés ne donnent généralement rien. La correspondance abonde en listes de clients à relancer. C’est encore plus indispensable quand la guerre menace un pays particulier ; le 18 février 1793, la manufacture conseille à Jean Zuber à Turin de faire rentrer un maximum d’argent avant que la guerre ne rende impossible les affaires :
‘Vous en avez la notte ainsi que des comptes courants de nos differents débiteurs & cy inclus vous trouverez la suite de notre correspondance italienne, selon laquelle nous vous prions de vous régler444. ’Le voyageur doit aussi apaiser les rancœurs liées à une livraison erronée ou arrivée en mauvais état, ce qui est fréquent. Il s’agit alors de récupérer ce qui ne correspond pas à la commande et, dans la mesure du possible, de le revendre à des conditions pas trop mauvaises sur place, de façon à éviter de coûteux transports.
Les transactions aboutissent finalement à des commissions : nous ignorons le détail de la négociation avec l’acheteur, tout comme l’essentiel des conditions particulières qui lui sont faites. Le rêve de la manufacture est d’être payée au comptant et en numéraire. Mais du rêve à la réalité, la distance est longue. Tout d’abord, les problèmes de monnaie compliquent le commerce. Les changes ne sont pas simples, comme ici à Sienne, le: 30 mars 1792 :
‘Les prix de nos factures sont cottés en argent de Vienne dont 91/5 font un L de France ce qui rend le zechino de Venise à peu près à f 41/2 445.’Le numéraire est moins rare que l’on pourrait l’imaginer : J. Zuber constate par exemple son abondance en Suisse pendant la période révolutionnaire par suite de l’émigration française446. Quoi qu’il en soit, les courriers insistent tous sur la nécessité d’être payé en numéraire, seule monnaie ayant cours à Mulhouse : « notre fabrique est située sur terre étrangère et nous sommes obligés de payer nos ouvriers et nos drogues en espèces » écrit par exemple la manufacture le 30 février 1791 à Arthur & Robert, alors même que le numéraire est particulièrement abondant à Mulhouse et que les matières premières viennent pour l’essentiel de France, comme, à cette date, les papiers peints. Car se pose le problème des assignats : il s’agit d’éviter d’être payé de la sorte et d’accepter des lettres de change sur des places françaises à la suite de la dépréciation de la monnaie fiduciaire ; en mai 1793, la manufacture refuse d’être payée par Nothnagel de Francfort, son meilleur client Outre-Rhin, moitié en numéraire, moitié en papier sur Paris, mais la négociation n’est pas simple parce que la manufacture craint de perdre un tel client, par ailleurs favorisé par le change pour ses achats auprès des manufactures parisiennes. En décembre 1792, déjà, de passage dans la vallée du Rhône pour gagner l’Italie, Jean Zuber hésite même à prendre des commissions à la suite de la rapide chute des cours pendant cette période447.
D’un autre côté, tout n’est pas aussi négatif, puisqu’en 1793-94, la manufacture spécule sur les différences de cours entre les places françaises et allemandes pour faire de solides bénéfices : toute l’astuce consiste à acheter les assignats dépréciés à Francfort et à Bâle pour payer en France ou, au moment de la Terreur, de profiter de la remontée du cours sur le marché intérieur (38% de sa valeur nominale Outre-Rhin contre 50% à Paris fin 93).
Se pose aussi le problème des délais de règlement : la manufacture a pour règle de vendre à 6 mois et d’accorder un escompte jusqu’à 6% au comptant ; en Italie, Jean Zuber se fait rappeler à l’ordre pour accorder des délais de 12 mois 448: on l’encourage à baisser les prix plutôt que d’accepter de telles conditions, d’autant plus que nombre de clients ne tiennent pas leurs engagements et paient en retard, d’où de coûteuses tournées destinées à récupérer les créances449.
Les commissions prises et la question du règlement précisée, un avis est envoyé à la manufacture qui met en fabrication le produit souhaité selon un planning qui tient compte des possibilités : on n’hésite pas à retarder la mise en fabrication de la commande d’un mauvais payeur ou à favoriser un nouveau client dont on attend beaucoup Ces commandes réalisées sont ensuite soigneusement emballées (au besoin dans de la toile cirée achetée chez Nothnagel à Francfort), numérotées450 et expédiées par l’intermédiaire d’entreprises spécialisées installées pour les Mulhousiens à Bâle (Luc Preiswerck), à Belfort (Jean Baptiste Blétry) ; Strasbourg, Lyon et Francfort sont les points de transit les plus fréquents. Ceci ne va pas sans poser de fréquents problèmes avec la douane, en particulier autour de Mulhouse de 1792 à 1798.
Les copies de lettres abondent en courrier de récriminations sur la qualité des transports. La situation politique particulière de Mulhouse de 1792 à 1798 ne les facilite guère, pas plus que la guerre à travers toute l’Europe occidentale. Il est cependant rare qu’un colis se perde, en revanche, il s’agit le plus souvent de plaintes sur l’emballage : tel ou tel envoi est arrivé déchiré et se révèle inutilisable, d’où des discussions sans fin sur les dédommagements à prévoir. Il ne semble pas que ces transports donnent lieu à assurance.
Le colis reçu, il reste à en obtenir le règlement : les délais s’étirent, les lettres de rappel se multiplient et comme nous l’avons vu, c’est finalement le voyageur qui, lors d’un passage, l’obtient.
MPP Z 95, 18 février 1793.
Zuber 1895, p. 24.
Zuber 1895, p. 24
Zuber 1895, p. 21.
A Dijon, en l’an 9.
MPP Z 94, 15 12 1791.
Zuber 1895, p. 21.
MPP Z 107, 7 Germinal 7.
MPP Z 95
MPP Z 95
Zuber 1895, p. 26.
MPP Z 95.
MPP Z 95, passim.
Jean Zuber fait ainsi un voyage au cours de l’été 1801 aux Pays-Bas pour récupérer des créances, avec succès selon ses dires (Zuber 1895, p. 51).
Avec un numéro qui sera rappelé sur les courriers et les factures