1.4.5. Boutiques

Le papier peint peut se vendre directement à son utilisateur, mais cela reste l’exception : il s’agit alors de chantiers importants ou de clients institutionnels, comme, dans les années 1780, la Maison du roi en France. En fait, l’essentiel des ventes passe par la boutique, à condition qu’il en existe, ce qui n’est pas toujours le cas, en particulier dans les pays où le papier peint n’est encore qu’une introduction récente, comme en Italie ; on l’a vu, Jean Zuber, quand il voyage dans ce pays pour essayer d’y vendre la production mulhousienne,  remarque leur absence : au contraire, à Londres, l’on peut dès 1715-1720 graver de façon précise une vue de la boutique d’Abraham Price (ill° 8a .1)451 !

Prenons le cas de Besançon452 à partir de 1770. A cette date, Larue, marchand d’estampes vend « toutes sortes de papiers de tapisserie ». En 1774, Pierre Therry, lui aussi marchand d’estampes, propose « des papiers pour ameublemens de toutes sortes de desseins » et des « papiers de tapisserie ». Il se vante dans les Affiches & Annonces locales, de passer chaque année plusieurs mois à Paris « pour y faire exécuter les dessins les plus nouveaux et du meilleur goût » et propose même des coordonnés textiles453. Il « fournira (…) les ouvriers pour coller les papiers ». Deux autres revendeurs apparaissent : un graveur, Toussaint Viotte, qui propose dès 1772 à sa clientèle

‘un fond très considérable de papiers peints pour tapisserie, qu’il s’est procuré des meilleures manufactures de Paris et d’Angleterre. Il vend en gros et en détail, et à bien meilleur compte qu’aucun autre marchand de pareils papiers peints, quoique les siens soient en dessins les plus nouveaux et de meilleur goût .’

En 1775, Antoine Morel, qui se dit peintre en papier « vend de très beaux paravents et des papiers peints de la plus belle espèce ». En quelques années, au moment où prend son essor le papier peint, une ville comme Besançon possède déjà quatre revendeurs qui se fournissent à Paris et, peut-être, en Angleterre454. Trois d’entre eux ont partie liée avec l’estampe. Ce lien se retrouve, toujours à Besançon, lorsqu’un ancien musicien dans un régiment de cavalerie, Dominique Ohmann, se dit en 1774 « fabriquant de différents papiers marbrés et jaspés » avant de se lancer en 1780 dans l’impression de « papiers peints pour tenture » qu’il vend en gros et en détail. Il disparaît en 1788. Cette situation se retrouve ailleurs : par exemple, quelques années plus tard, dans les années 1790, à Augsbourg, où Sigmund Michaël Munck, imprimeur de papier brocart mais aussi de toutes sortes de papiers de cartonnage, se fait sinon imprimeur, du moins revendeur de papier peint455.

A Paris, si l’on prend le seul cas des fournisseurs de la Maison du Roi, l’on va retrouver une telle situation : pour l’essentiel, les papiers peints sont vendus et posés par des « marchands-papetiers » : Fabre, désigné comme « papetier colleur » (1765 et 1767456) puis son successeur Le Glaire désigné comme « Peintre & Doreur pour les Bâtimens457 », Langlois, papetier, connu aussi comme graveur458, et surtout François Robert, « marchand-papetier du Roy » à partir de 1783. Ce dernier s’associe en 1789 au fils Arthur pour reprendre la manufacture de papiers peints Arthur & Grenard. Cette dernière est l’exception dans la mesure où elle est le seul fabricant à faire affaire avec la maison du Roi459

Ces différents cas ne semblent pas des exceptions : dans les registres d’Hartmann Risler, lorsqu’une profession est indiquée, c’est celle de papetier qui revient de loin le plus souvent, avec celle de libraire, les deux étant souvent liées. Le passage du papier de cartonnage et de l’estampe au papier peint est logique sur le plan commercial, à défaut de l’être à grande échelle sur le plan manufacturier. En Angleterre460, la situation est différente, le commerce semble le fait de petits paper-stainers, comme souvent à Paris461, mais aussi de revendeurs spécialisés dans tout ce qui est nécessaire à l’ameublement : c’est ainsi que la carte commerciale de Richard Manfield (ill° 8a. 2)462 vers 1760, propose toutes sortes de papiers peints, des ornements en papier mâché mais aussi des miroirs richement encadrés. Le célèbre décorateur Chippendale puis son fils fournissaient aussi bien des meubles que des papiers peints463. Le cas ne semble pas se retrouver sur le continent.

Au contraire, les grandes manufactures ont aussi leurs boutiques. Il est de bon ton pour les voyageurs de visiter ces manufactures, quitte à passer ensuite à la boutique : Mrs Craddock le 10 août 1784 chez Arthur, un riche planteur de l’île Bourbon le 7 octobre 1785 chez Réveillon ou les ambassadeurs de Tipoo Sahib le 6 août 1788 chez le même464. Suivons tout d’abord le planteur de l’île Bourbon venu faire ses emplettes à Paris :

‘Ce matin nous avons été au faubourg Saint-Antoine, rue de Montreuil, voir la manufacture royale de papiers tout tissés465 et peints. Cela est très considérable et très beau. Il y a quatre cent personnes qui sont entretenues pour travailler à les fabriquer et mettre en magasins où on les vend, ainsi que les peintres et les dessinateurs pour les dessins. C’est un dessinateur qui nous a conduits, nous a fait tout voir et montré jusqu’au plus petit détail qui m’a bien satisfait. Après avoir bien vu la manufacture, il nous a menés dans le magasin où l’on vend tous ces papiers peints qui sont plus beaux les uns que les autres.’

Peut-être en a-t-il acquis : l’on retrouve des papiers peints de cette époque à Saint-Denis de la Réunion466. Quoi qu’il en soit, la visite des ateliers est inséparable de celle de la boutique de vente. Ce que l’on retrouve dans le récit de Mrs Craddock :

‘Vers midi, nous sommes partis visiter la manufacture de papiers peints de M. Arthur (…) La première salle où l’on nous fit entrer était entièrement tapissée de papier (…) Le papier du plafond rappelait un cadre en bois avec un ciel nuageux au milieu.
Au bout de cette salle s’en trouve une petite, tapissée par compartiments ; les moulures ressemblent A s’y méprendre, A du bois sculpté et doré, et quelques cadres reproduisent admirablement le verre. On nous fit ensuite monter par un petit escalier tournant sur une terrasse défendue par une grille de fer et donnant vue sur une partie de Paris et de ses environs. Nous redescendîmes, par d’autres escaliers étroits, visiter les ateliers au nombre de six (…). En rentrant dans la première salle, nous y trouvâmes Mme Arthur ; elle se montra très aimable. Le fils de M. Arthur offrit à M. Craddock une feuille de papier du dernier modèle représentant une urne d’or assez grande pour en faire un paravent de cheminée. A deux heures, nous étions de retour, enchantés de ce que nous avions vu. ’

Ici aussi, l’entreprise et la boutique sont situées dans le même bâtiment, sur les boulevards, au coin de la rue Louis le Grand467. La localisation n’est pas indifférente : d’une part, le quartier est en construction dans les années 1770-80, ce qui offre des débouchés importants à la vente ; d’autre part, ce quartier, la Chaussée d’Antin, devient alors à la mode comme une des promenades les plus appréciées des Parisiens et des visiteurs de la capitale. La situation est donc plus avantageuse que celle de Réveillon qui, il est vrai, maintient aussi une boutique dans le centre de Paris, rue du Caroussel468.

Il nous est possible de mieux préciser le contenu du magasin d’Arthur (l’inventaire privilégie le terme, que l’on a retrouvé aussi sous la plume du planteur en visite chez Réveillon, ce qui ne va pas sans problème car la boutique semble aussi un lieu de stockage). Dans le « petit Magasin d’ord(inaire) », outre les rouleaux de papiers peints, les dessus-de-porte et les différents papiers en feuille469, l’on ne trouve curieusement aucun meuble, pas même « un meuble de menuiserie produisant X cases », comme on les rencontre dans les autres magasins. En revanche y figurent « 4 Monter (montres ?) d’Echantillon à 48 (livres)», ce qui pourrait être des catalogues. Ces catalogues, on les retrouve stockés dans d’autres magasins : « 12 livres d’échantillons à 6 (livres) ». Nous savons que ces livres existaient, puisqu’en 1784, Arthur & Grenard fournissent à la Maison du roi

‘Un très grand livre déchantillon remis à M Pigrais ensus des deux gros volumes donnés Gratis au gardemeuble de paris pce 30 L.470

Puis le 25 janvier 1785, la manufacture dépose sa collection de cinq « registres d’Echantillons »471. Mais ils ne semblent pas utilisés dans la boutique, sans doute à cause de leur coût trop élevé.

Dans le « Grand Magasin Nou(veau) » qui est sans doute la vraie boutique de vente, l’aménagement apparaît plus précis : on y trouve

‘1 Grand Comptoir 1000
2 Lanternes472 400
1 double échelle de peintre 4
4 Traiteau avec leurs planches ou tables 12`
1 Corps de menuiserie 600’

Nous sommes ici dans un décor somptueux, avec des meubles d’un très grand prix : le comptoir à 1000 livres, alors que, quelques lignes plus loin, le « bureau en bois dacajou garni de ses tiroirs » d’Arthur fils est estimé seulement 300 livres et les très coûteux « 18 Morceaux encadrés (…) représentant les arabesques de Raphael en coloris », on l’a vu, à 700 livres. Le corps de menuiserie vaut 600 livres alors les autres « corps » inventoriés se montent à une centaine de livres. Malheureusement, l’inventaire manque de détails. Nous savons par ailleurs par Mrs Craddock que le plafond est décoré de papiers peints et que dans la salle à côté (le « petit magasin » ?), les murs sont décorés de « compartiments » de papiers peints. Quelque part, nous sommes ici presque plus près du show-room d’un éditeur de papier peint actuel, rue Bonaparte, par exemple, que d’un magasin…

Comment le client pouvait-il voir ce qu’on lui proposait en l’absence d’albums d’échantillons ? En fait, il nous faut aller à Londres pour avoir la réponse : les gravures représentant les boutiques y sont des plus précises (8a 1&2)473. Un vendeur (avec quelquefois un apprenti) déroule les rouleaux devant le client, donnant au motif toute son ampleur. Christine Velut fait allusion à des dévidoirs « attestés dans nombre de boutiques » que l’on retrouve sur une assiette de Sèvres des années 1820474.

Dans les boutiques plus modestes475, l’ameublement se réduit à des meubles de cases, une table ou des tréteaux, l’un ou l’autre siège. En revanche, la boutique peut prendre un aspect de salon : le manufacturier Windsor propose par voie d’annonce en 1781 des papiers peints en arabesques posés : « on peut voir chez lui un appartement tendu de cette manière 476». Ceci peut se comprendre d’autant mieux qu’à cette date, les décors en arabesques en papier peint commençaient tout juste à se répandre; par ailleurs, comme on le verra, leur pose peut être complexe si l’on fait le choix d’un décor très élaboré.

Un mot encore sur l’aspect extérieur de la boutique. Lorsque Hartmann Risler s’installe à Paris, Moutrille le fait sur un grand pied et Jean Zuber traîne les pieds devant les dépenses. Du moins est-il conscient de l’impact publicitaire de son aspect extérieur :

‘22 pluviose 9
St George477 (…) nous a marqué que Mout(rille) veut faire décorer à l’huille l’extérieur de la maison (…) dépense inutile (…) il suffiroit d’imprimer dans une nuance plus foncé les champs des pilastres & les renfoncemens des autres ornemens ; 2 chassis garnis de 2 décors différens pourroient être encore apliqués de chaque coté de la porte478.’

L’idée est donc de présenter à l’extérieur des papiers peints, comme le faisait déjà vers 1720 Abraham Price à Londres : des châssis amovibles et des volets présentent cinq papiers peints différents et sur les bahuts des fenêtres ouvertes sont posés des rouleaux déroulés479. Dans le projet de 1810 (ill° 8a 3), l’angle du pavillon de Hanovre avec le Boulevard est complètement habillé de vitrines derrière lesquelles, il est même possible de reconnaître des papiers peints de cette époque.

Le succès des papiers peints en cette fin de siècle trouve en partie son origine dans le soin apporté à la vente en boutique : à un moment où commence à se mettre en place dans les grands centres le lèche-vitrine comme un passe-temps – que l’on songe au succès international des galeries du Palais-Royal à Paris- il importe de soigner la montre.

Notes
451.

Publicité d’Abraham Price « The Original Manufacture Warehouse/Abraham Price makes and sells the turs sorts of figur’d paperhangings (…) ». La boutique était installée à Aldermanbury. Heal coll°, British Museum, London. Reproduction complète dans Rosaman 1992, p. 5, fig. 3.

452.

Étudié par Petitjean 1984.

453.

Voir infra.

454.

Il peut naturellement s’agir d’un artifice publicitaire.

455.

MPP Z 46. Voir infra.

456.

A.N. O1 3617,1

457.

A.N. O1 3627,2

458.

Préaud 1987, p. 194. Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris sous l’Ancien Régime, Paris 1987, p. 194.

459.

Ce qui exclut l’autre « manufacture royale », Réveillon.

460.

Rosaman 1992.

461.

Cf. les travaux de Christine Velut, en particulier Velut 2000.

462.

Rosaman 1992, p. 13, fig. 14.

463.

Rosaman 1992, p. 14.

464.

Panon-Desbassayns 1990.

465.

Sic !

466.

Jacqué 1995, IIIB49.

467.

Nous sommes ici particulièrement bien documenté : nous disposons de l’inventaire. Voir Velut 1998 et 2000. Nous disposons aussi d’un projet de transformation, ves 1810, ill° 8a. 3.

468.

Clouzot-Follot 1935, p. 50.

469.

Voir infra.

470.

A.N. O1 3631,1

471.

A.N. O1 3640.

472.

Mrs Cradddock relève la présence de « lanternes de couleurs (…) ornées autour de guirlandes de perles blanchesd’uneffet ravissant, on les eût cru absolument de verre », cf. Craddock 1896.

473.

Rosaman1992, fig. 3, 10, 13.

474.

Velut 2000, p. 288, Bruignac 1995, p. 11.

475.

Velut 2000, p. 279-80.

476.

Cité par Velut 2000, p. 289.

477.

Un dessinateur.

478.

MPP Z 108.

479.

Rosaman 1992, fig. 3, p. 5.