1.4.6. Les marchés nationaux

Le travail du voyageur permet à la manufacture, en dépit des difficultés du moment, de se construire un marché – dans le cas précis international : ce marché, il nous est possible de mieux le cerner pour la période qui va d’avril 1795 à fin décembre 1801, c’est-à-dire pour l’essentiel la période où Hartmann Risler est son principal bailleur de fonds (annexe n° 2) : le Grand livre480 de l’entreprise mentionne par leur valeur les envois qui sont faits aux différents revendeurs en distinguant s’il s’agit de produits vendus ou de dépôts ; nous n’avons ici retenu que les ventes et cité les dépôts seulement pour mémoire481. Toutes les valeurs y sont comptabilisées en livres tournois, les autres monnaies, métalliques et fiduciaires, (les assignats) étant changées si nécessaire au cours du jour. Nous avons choisi de classer les ventes par entreprise et par lieu de façon à avoir une idée claire du marché sur le plan géographique et à pouvoir juger de la taille des revendeurs. Précisons que ceux-ci, à de rares exceptions près, nous sont inconnus.

Bien entendu, le cas d’Hartmann Risler n’a qu’une valeur indicative : vu sa situation géographique et politique particulière, son marché n’est par exemple que médiocrement français, alors que la France représente sans doute pour ses concurrents parisiens la quasi-totalité de leurs ventes. Et à cette époque, elle est loin d’être une entreprise très importante. Du moins, les indications que nous possédons permettent un effet de loupe sans équivalent sur le marché. Par ailleurs, la période n’est sans doute pas la meilleure dans la mesure où une grande partie des pays étudiés est en guerre, ce qui ne peut que limiter le commerce d’un produit qui n’a pas de caractère de nécessité.

Le total des ventes se monte à 941 046 livres sur plus de 6 ans, soit une moyenne de 141 156 livres par an : à titre de comparaison, remarquons que la balance de l’inventaire de 1797 se monte à 329 210 livres et le « le profit qu’il a plu à Dieu nous donner depuis le premier janvier 1797 au dernier de janvier 1798 » est de 47 000 livres et de 17 500 livres en 1800482. Ce marché compte 242 clients et chacun achète en moyenne pour 3389 livres, mais ce chiffre n’a guère de sens, puisque le client le plus important achète pour 128 312 livres tandis que le plus petit se contente de… 61 livres, plus de 2000 fois moins ! Qui plus est, d’un pays à l’autre, cette moyenne diffère fortement, 11 148 livres en Allemagne contre 1 903 livres en France, près de cinq fois moins.

Première constatation : le marché d’Hartmann Risler est largement dominé par une Allemagne dont les frontières seraient grosso modo celles de l’ancienne Allemagne de l’Ouest. L’entreprise y fait la moitié de ses ventes (49,8 %), soit 468 224 livres. Il s’agit pour l’entreprise d’un marché relativement facile, parce que, comme nous le verrons, sans grande concurrence. : il n’en est pas de même pour la France qui, pour sa part, ne représente qu’un petit quart des ventes (24,4 %, 229 682 livres). Cependant, ce marché français, pour important qu’il soit, ne semble pas, et de loin, avoir été complètement labouré : en 1795, sa conquête ne fait que commencer et fin 1801, Paris n’est encore que très faiblement touché (2,84 %). C’est que, sans doute, sur ce marché, Hartmann Risler, quelle que soit la qualité de ses produits, se heurte A une très forte concurrence, Paris restant le principal centre de production de l’époque. Les difficultés liées à l’assignat, nous l’avons vu, donnent aussi un élément de réponse.

De sérieux efforts ont été tentés sur d’autres marchés : dès 1791, Jean Zuber se rend par exemple en Italie. Or celle-ci ne représente qu’un peu plus du dixième du marché (11,23 %, avec 105 688 livres). En Suisse, la guerre, À partir de 1798, justifie les 6,7 % constatés. La situation des Pays-Bas septentrionaux comme méridionaux, champ de bataille depuis 1793, aboutissent à un marché minuscule alors qu’il a été parcouru avant même l’ouverture de l’entreprise, en 1790 : 2,2 %, 21 211 livres. L’Espagne, avec 3,2 % et 28 053 livres, les dépasse, même si les clients n’y sont que trois. Les autres marchés ne représentent que des valeurs quasi négligeables et se réduisent souvent à un seul client notable : 1,1 % et 10 520 livres au Danemark, 1 % et 9 489 livres en Pologne, 0,3 % et 3261 livres en Russie.

Sont absents de ce tableau la Grande Bretagne et les États-Unis. Pour la première, Hartmann Risler hésite sans doute à vendre sur un marché où les papiers peints français ne semblent pénétrer que dans leur haut-de-gamme483, ne serait-ce qu’à cause des droits de douane prohibitifs, et même si à l’occasion, en dépit de la guerre, quelques contacts occasionnels transparaissent via les pays neutres, ils ne portent pas sur le papier peint484. Le cas des États-Unis est plus complexe et ne peut donner lieu qu’à des supputations. Les papiers peints français ou de goût français sont alors omniprésents Outre-Atlantique, du haut en bas de la gamme et la Révolution, si elle rend difficile ce commerce, ne l’anéantit pas485. On y retrouve aussi sur le mur des papiers peints d’Hartmann Risler arrivés fort tôt486. La manufacture a été tentée de vendre directement, à partir de Venise487 et de Malaga488 : mais dans les deux cas, elle a craint de devoir attendre trop longtemps le retour de ses fonds. En revanche, on peut imaginer que les énormes quantités fournies à Hambourg, tant en vente qu’en dépôt, ont aussi alimenté le marché américain ; on le devine lorsqu’en mai 1799, la manufacture fermant son dépôt d’Amsterdam, expédie via le port hanséatique tous ses « garde-magasins » aux Etats-Unis489. Il est aussi possible que les ventes faites à Bordeaux aient alimenté le marché américain, mais en bien moindre quantité.

Notes
480.

MPP, Z 46.

481.

Voir en annexe les résultats du dépouillement.

482.

MPP Z 8.

483.

C’est le cas des papiers peints en arabesques, une spécialité française, voir Jacqué 1995, p. 86-87. En revanche, en dehors de cette exception, on ne rencontre pratiquement pas de papiers peints français à cette période en Grande-Bretagne ; il est vrai que les Anglais sont eux-mêmes de notables exportateurs. Voir par exemple Rosaman 1992où parmi les papiers retrouvés in situ ne figure aucun papier peint français.

484.

A l’occasion, on recherche à Londres des colorants alors impossibles à trouver sur le continent.

485.

Les exemples en sont très nombreux : Lynn 1980, p. 89-98.

486.

Cf. l’exemplaire provenant de la Russell House à Charlestown (Mass.) : le Musée en possède la maquette originale en provenance d’un don de la manufacture Zuber au Musée de l’impression. S’il n’est pas possible de le dater avec une totale exactitude, son origine ne fait aucun doute : Nylander 1986, p. 89 et 105, n° 9.

487.

MPP, Z 95, 7 mars 1792.

488.

MPP, Z 96, 21 février 1794.

489.

MPP, Z 74, 14 mai 1799.