1.4.6.1. Le marché allemand

L’Allemagne, on l’a vu, absorbe, la moitié des ventes de la manufacture. Les liens particuliers de l’Alsace avec le monde germanique, confortés économiquement par le statut de province à l’instar de l’étranger jusqu’en 1790, sont déjà une explication. Ces liens anciens se sont maintenus malgré la Révolution, en particulier à Mulhouse. Qui plus est, le réseau commercial de l’indiennage mulhousien donnait le beau rôle à l’Allemagne et Hartmann Risler, de par ses origines et celles de ses capitaux, ne pouvait qu’épouser ce réseau. N’oublions pas enfin le rôle des deux foires annuelles de Francfort et de Leipzig qui permettent de toucher un marché loin de se réduire aux frontières de l’Empire.

Les travaux de Sabine Thümmler490 démontrent par ailleurs combien tant en quantité qu’en qualité, la production allemande de papier peint ne pouvait concurrencer la production étrangère et en particulier française. Or, nombre d’indices montrent combien les papiers peints français sont alors appréciés Outre-Rhin. La presse spécialisée les vante, comme le Journal des Luxus und der Moden  ; celui-ci écrit par exemple en 1787 :

‘Les papiers peints sont désormais très fréquemment utilisés, en partie à cause de leur bas prix, en partie à cause de la vitesse à laquelle on peut décorer une pièce de cette manière, et en partie à cause de l’agréable changement de dessin que leur courte durée autorise à celui qui en a les moyens. 491. ’

Le texte, certes, ne précise pas l’origine des papiers, mais les illustrations de la revue tout comme la pauvreté de la production locale plaident pour des produits français. Et de fait, si l’on observe ce qui en est conservé, l’usage des papiers peints français abonde dans les années 1790 : le Gut Schmitt à Guntersblum (Hesse) (ill° 3.6b), le château de Wilhelmstahl (Hesse) (ill° 4.6), le pavillon de l’Ile des paons492 à Berlin, le Schloß Favorite à Ludwigsburg (Wurtemberg), ill° 5.7, pour ne citer que les plus importants, car il est peu de résidences de cette époque qui n’en ait conservé quelques traces (ill° 3.6. 3.7a, 3.10) 493. Prenant le cas des seuls panneaux d’arabesques parisiens, Philippe de Fabry a constaté que de 1792 à 1798, les Mulhousiens en ont (re)vendu en Allemagne 738 panneaux (sur un total de vente de 965)494 ! On objectera qu’Hartmann Risler n’est pas parisien mais ses produits, par leurs dessins comme par leurs coloris, défendent en Allemagne le goût français en matière de papiers peints.

En fait, un seul client, Johann Andreas Benjamin Nothnagel, de Francfort sur le Main, représente avec 128 312 livres plus du quart des ventes allemandes, 26,7 % - et 13,3 % des ventes de la manufacture. Il est, et de très loin, son premier client, puisque le second, Syllinck & Moll de Hambourg achète pour 24 729 livres (avec, il est vrai, en dépôt, 225 646 livres, non comptabilisées ici). Nothnagel n’est qu’un des 42 clients allemands des Alsaciens ; 11 achètent chacun pour plus de 10 000 livres et représentent avec Nothnagel 79,7 % des ventes et sans lui 53 % : ceci témoigne donc d’une forte concentration de ce commerce en un petit nombre de mains. La moyenne des ventes le confirme de façon nette : le client moyen achète pour 3 065 livres, le client achetant pour plus de 10 000 livres acquiert pour 33 950 livres - et 24 835 livres si l’on exclut Nothnagel.

Du point de vue géographique, la manufacture travaille avec 24 villes que l’on peut classer en deux types majeurs : de grandes villes commerçantes et patriciennes et des villes de cour.

Au premier groupe appartiennent bien sûr Francfort (27,4 % des ventes), Hambourg (11,8 %), Leipzig (8,9 %) et Lübeck (8,3 %) qui à elles quatre font un total de 56,4 % des ventes. Deux d’entre elles sont des villes de foire : à Leipzig, trois fois l’an, à Francfort deux fois, se tiennent des foires qui rassemblent des commerçants de toute l’Europe. Et deux, Lübeck et Hambourg, sont des ports, l’un spécialisé dans la Baltique, de la Suède à la Russie, l’autre avec le monde plus lointain, en particulier l’Amérique. Ces quatre villes ne sont pas seulement des centres où l’on s’approvisionne, mais des villes où une riche bourgeoisie urbaine est à même d’utiliser le papier peint pour améliorer son décor495. Il n’est pas difficile de trouver pour chaque ville un exemple de ces activités. On se souvient que Goethe est né  à Francfort ; une fois devenu le premier ministre du Duc de Saxe-Weimar, il va continuer à s’y approvisionner régulièrement en papiers peints496 : nous possédons par exemple une facture de Nothnagel portant sur des papiers peints et leurs bordures fournis du mois de mai au mois d’août 1794 ; de la même manière, il fournit aussi ses proches comme Schiller497. Autour de Hambourg, à Altona en particulier, se construisent des maisons de campagne néoclassiques qui ont dû faire largement appel au papier peint. Un papier peint de Réveillon a été retrouvé sur un mur de Leipzig498, qui connaît une rapide extension à la fin du siècle499. Quant à Lübeck, on y admirait avant la dernière guerre des papiers peints datant du tout début du XIXe siècle dans la maison de famille de Thomas Mann, si précisément décrite dans les Buddenbrooks (voir annexe 4)500  On peut cependant s’étonner que les deux grandes villes de commerce que sont encore à cette date Augsbourg et Nuremberg n’achètent pour leur part que peu de choses : elles sont certes sur leur déclin, mais leur puissance reste importante..

A côté de ces villes de commerce, il existe un groupe de villes de cour : Dresde, dérisoire (0,6 %), Hanovre (6 %), Karlsruhe (2,3 %), Kassel (5 %), Mannheim (7 %), Munich (5,1 %), Stuttgart (5,5 %), soit 31,5 %. Les chiffres de chacune de ces villes, pour non négligeables qu’ils soient, sont cependant loin d’atteindre ceux des villes bourgeoises : soit que l’on y consomme moins de papier peint sur place (c’est seulement au début du XIXe siècle que les cours allemandes feront un large appel au papier peint501), soit qu’elles ne soient pas comme les villes précédentes, des centres de diffusion notable. Par ailleurs, sont absentes de la liste les villes princières du Nord de l’Allemagne, en particulier de la Prusse : aucune vente à Berlin où manifestement les voyageurs ne se rendent pas (pour des raisons douanières ?). Sont aussi absentes ou pauvrement représentées les grandes principautés ecclésiastiques : seulement 7 517 livres à Cologne, 9 068 à Wurzbourg, 2437 à Mayence, un peu plus, 13 791 livres, à Munster mais rien à Düsseldorf : la Révolution a fortement touché certaines de ces villes et pour d’autres, l’air du temps n’est sans doute pas à ce type de dépenses, même si, par exemple, l’évêque de Mayence aménage pendant les années 1790 la petite résidence d’été de Schonbusch près d’Aschaffenburg où l’on trouve trace, à côté d’indiennes presque sûrement alsaciennes, de papiers peints502.

Les revendeurs appellent quelques remarques. Tout d’abord, si la majorité des noms possède une consonance allemande, on y repère des noms français (Andzac et Ramadier à Francfort, Thierry à Hambourg, Rossat à Wurzbourg) et italiens (Noveletto & Bombardini à Hambourg, Agricola à Mannheim). Par ailleurs, quelques uns ont laissé des traces dans l’histoire du papier peint parce qu’ils étaient non seulement revendeurs mais aussi fabricants503.

C’est en particulier le cas de Johann Andreas Benjamin Nothnagel : tout connaisseur de Goethe a lu la belle page que l’écrivain lui a consacrée504. Nothnagel était un voisin des parents de Goethe et jeune, le futur écrivain en fréquentait assidûment les ateliers. C’est la, sans doute, qu’il a ressenti ses premières émotions artistiques et, sur le plan philosophique, qu’il est entré dans un monde qui « va vers l’infini505 », en l’occurrence ici, celui du motif répétitif qui, sa vie durant, l’a fasciné. Le problème pour l’historien, c’est que cette page est souvent citée d’un point de vue littéraire et biographique mais malheureusement jamais sur le plan technique ; par ailleurs, nous manquons d’étude sérieuse sur Nothnagel506 ; enfin, la page de Goethe est souvent mal traduite à cause de la méconnaissance de l’aspect technique de la réalisation de ces toiles peintes.

Celles-ci, que l’on nomme Wachstuch en allemand, sont un type de décor très répandu au XVIIIe siècle, surtout dans l’espace germanique où elles couvrent les murs des salons des intérieurs aisés (ill° 14.6) : les maisons patriciennes suisses en ont par exemple conservé un grand nombre en place507 provenant d’ateliers divers, parmi lesquels celui de Francfort s’est assuré dans la seconde moitié du XVIIIe siècle une solide notoriété. Nothnagel a repris une affaire ancienne dans ce domaine à Francfort en épousant la fille de son propriétaire ; il en devient le principal bailleur de fonds en 1753 et, à partir de ce moment, il lui donne la dimension exceptionnelle que lui reconnaît le privilège octroyé par l’empereur Léopold II le 31 mars 1791. Nothnagel fabriquait en fait différents types de produits : de vastes paysages à la Teniers, mais aussi des motifs répétitifs réalisés partiellement au pochoir (« mit Formen abgedruckt ») alors que les plus fins le sont uniquement au pinceau, enfin de simples toiles cirées destinées à l’emballage. La manufacture mulhousienne faisait par exemple ample usage de ces dernières, qu’elle commande par série de 100 ; en revanche, ce n’est qu’exceptionnellement qu’elle achète une « fein geblümbtes Wachstuch508 ». Cependant, ses produits décoratifs se retrouvent dans tout l’espace germanique où nombre de châteaux et de maisons patriciennes les conservent (ill° 14. 6)509. Le privilège rappelle d’ailleurs que Nothnagel fournissait toute l’aristocratie de l’époque, souverains compris.

Mais Nothnagel imprimait-il aussi des papiers peints ? Le témoignage de Goethe se réfère aux années 1760, une époque où le papier peint était encore inexistant en Allemagne. Cependant, nous n’avons aucune preuve que Nothnagel en ait produit lui-même ; en revanche, nous sommes sûrs qu’il en a acheté en France - ou à Mulhouse – et les revendait ensuite : le 25 août 1803510, Jean Zuber se plaint dans un courrier à Nothnagel qu’il paie plus rapidement ses confrères de Paris et Lyon que lui-même. Au témoignage de Dietz, sa succession, dont les archives ont désormais disparu, montre qu’il achetait beaucoup à Lyon et à Paris des « Stoffe und Materialen ». En tout cas, ce qu’il a vendu à Goethe était français. Ajoutons aussi que s’il avait imprimé, le privilège de 1791 l’aurait mentionné, puisqu’à cette époque la production allemande est quasi inexistante.

Une autre manufacture, doublée d’un magasin de revente, est celle d’Arnold à Kassel511. Johann Christian Arnold est au départ un commerçant installé à Kassel en 1790 où, en parallèle, il imprime des « Blaudruckstoffe » : il a alors l’idée d’imprimer aussi des papiers peints qui sont aussitôt achetés par le landgrave de Hesse qui agrandit son château de Wilhelmhöhe qui domine la ville. La même année, il prend des contacts avec Nicolas Dollfus qui lui envoie son voyageur, début d’une longue collaboration. L’entreprise va connaître la prospérité jusqu’au décès d’Arnold en 1842. Malheureusement, nous ne connaissons pas la production de l’entreprise pendant les années 1790 : il eût été intéressant de pouvoir la comparer à celle des Alsaciens. Mais il semble bien d’après les courriers échangés qu’Arnold importe des produits de grande qualité et de goût français pour compléter sa propre production, plus modeste512.

Un dernier revendeur témoigne de l’évolution du marché au cours de cette période : Hartmann Risler place pour 908 livres de papier peint à Augsbourg chez Sigmund Michael , le dernier d’une lignée de fabricants de « Brokat-Papier », une spécialité de l’Allemagne méridionale qui se présente sous forme de feuilles frappées de motifs dorés imitant les cuirs dorés, utilisés essentiellement en brochure ou, plus rarement pour gainer des coffrets (ill° 1. 2)513. Nous possédons de S. M. Munck un prix-courant de 1791 qui nous donne une idée de son assortiment : 26 sortes de papier à décorer, des « Brokat Papier », des papiers marbrés, des papiers unis, mais pas de papiers peints. Quelques années plus tard, le papetier, suivant l’évolution générale, y ajoute des papiers peints alors que disparaissent progressivement les papiers dorés.

Donc, sur un marché allemand très demandeur, Hartmann Risler réussit à irriguer un réseau relativement réduit de revendeurs, mais des revendeurs qui lui achètent des quantités importantes de papiers peints. Dans un pays où celui-ci reste un produit d’exception, soutenu par la mode, il donne lieu à un commerce réduit à peu de mains et situé pour l’essentiel dans de grands centres, aussi bien des villes de commerce que des villes de cour. La situation apparaît toute différente en France.

Notes
490.

Voir sa synthèse : « Zur Papiertapetenfabrikation am Ende des 18. und am Beginn des 19. Jahrhunderts » in Der Tapetenfabrikant Johann Christoph Arnold, 1758-1842, catalogue d’exposition, Kassel 1998, p. 9-16.

491.

Journal des Luxus und der Moden, 1787, p. 275-276.

492.

Pfaueninsel

493.

Jusqu’à la Retirade (cabinet d’aisances) du pavillon du parc de Schönbusch, près d’Aschaffenburg en Bavière, cf. Helmberger 1991.

494.

Soit 76,5 %. Fabry 1995, p. 92-100.

495.

En 1793-94, la manufacture fournit directement le décor de Frédéric Schmidt à Francfort et d’Engelbach à Hambourg.

496.

Beyer 1993, p. 43-57.

497.

Idem, p. 59-66.

498.

Collection de la Deutsche Bibliothek, doc° du MPP.

499.

Homburg 2000.

500.

Kommer 1993.

501.

Comme par exemple le château de Schwetzingen, résidence d’été du Palatin racheté par le grand-duc de Bade, suite au recès de 1803.

502.

Helmberger 1991.

503.

Un fait que l’on retrouve à Paris ou à Mâcon chez Dufour.

504.

Dichtung und Wahrheit, 1e partie, 4e livre.

505.

« ins Unendliche ging »

506.

Il nous faut nous contenter de l’article de Dietz (Alexander) Der Frankfurter Tapetenfabrikant Nothnagel und Goethe in Deutsche Tapetenzeitung, 1926/12, p. 178-180. Certains documents utilisés par Dietz ont disparu avec la guerre. Les lettres échangées entre Nothnagel et la manufacture alsacienne complètent ici nos connaissances

507.

Cassina 1999.

508.

MPP Z 115, novembre 1803.

509.

Cf. Thümmler 1998, p. 32-39.

510.

MPP Z 115

511.

Catalogue Der Tapetenfabrikant Johann Christian Arnold (1758-1842), Deutsches Tapetenmuseum, Kassel 1998.

512.

Cet échange de courrier a été éétudié par Hans-Peter Glimme dans l’ouvrage susdit.

513.

Heijbroek (J.F.), Greven (T.C)1994, p. 48.