1.5.2. Les hommes au travail : un exemple de chantier

Les dessins de Papillon nous décrivent une nombreuse main-d’œuvre, presque exclusivement masculine : il n’est guère qu’une femme, utilisée à la découpe. Malheureusement, nous ne savons rien de ces hommes et de cette femme : qui sont-ils, comment sont-ils formés, comment se déroule leur travail, combien sont-ils payés ? Les manufactures mettent à la disposition de leurs clients ce type de personnel, comme nous le verrons infra, les revendeurs font de même, comme Arthur & Grenard puis Arthur & Robert pour la Maison du Roi. Mais aucun traité ne documente cette activité. Dans les mémoires de la Maison du Roi, le papier peint est fourni posé et pratiquement rien ne transparaît de la pose et des poseurs : il faut un incident pour que ce soit le cas comme en 1788 à St Cloud 558:

‘Pour le tems perdu de 4 hommes pendant 4 jours qu’a duré l’ouvrage pour attendre que les ouvriers ont fait les changemens d’échafaud 12’

ce qui fait le poseur à 3 livres par jour, un montant maximum pour les colleurs de Réveillon ainsi que l’atteste. Réveillon, dans son Exposé justificatif, mentionne en 1789 l’existence dans son entreprise d’un important service de pose :

‘Il est encore une autre espèce d’Ouvriers, qui sont les Coleurs ; il y a trois Chefs dans cette classe, qui chacun occupent dans Paris huit à dix ouvriers par jour & ces ouvriers gagnent 40, 50 sous, & quelquefois 3 livres.’

Ce qui nous mène à un service d’une trentaine de personnes, soit un dixième du personnel de la manufacture. Ceux-ci peuvent se déplacer en dehors de la capitale. Au cours de l’été 1788, l’abbé Morellet obtient en bénéfice « le prieuré de Thimert en pays chartrain  (…) à vingt-quatre lieues de Paris ». Pour le mettre au goût du jour, nous dit-il,

‘J’employai un colleur de Réveillon qui y travailla six semaines559.’

En 1795, Jacquemart & Bénard, ne mentionnent plus qu’

‘1 artiste architecte décorateur pour l’Entreprise de toute espèce de décors tant à Paris que hors de Paris même pour le décor des salles de spectacle et fêtes publiques560.’

A cette date, sans doute, le métier, devenu courant à Paris, ne nécessite plus de la part de l’entreprise de salarier des colleurs. Il n’en est pas de même à Mulhouse : la manufacture doit répondre à des demandes précises et il lui manque un bon technicien sans doute impossible à trouver sur place alors que l’usage du papier peint ne fait que démarrer. Elle fait donc appel le 3 octobre 1791561 à la amanufacture parisienne Arthur & Robert avec qui elle est en étroit contact et qui offre à cette date les mêmes services que Réveillon562 :

‘Le mérite de la présente est pour vous prier encore de nous rendre un service. Nous aurions besoin d’un bon colleur, bien au fait de tous les détails de son métier ; nous lui payerions les frais de voyage, l’employerions toute l’année et lui payerions un appointement proportionné à son tallent, que nous laisserions à votre discrétion de régler avec lui, persuadé que vous feriez au mieux de nos intérets. Voyes donc à nous en trouver un qui puisse faire notre affaire, mais il faudrait qu’il parte de suitte & tache de se rendre ici le plutot possible. ’

En l’absence de réponse d’Arthur & Robert, ce que l’on peut facilement comprendre, même s’il s’agit à cette date de poser surtout ses propres papiers commercialisés par Nicolas Dollfus & Cie depuis Mulhouse, la manufacture fait appel le 1er février 1792 à Malaine qui est son intermédiaire privilégié dans les affaires parisiennes  en précisant le salaire envisagé563 :

‘S’il est un peu habile, nous lui payerions même volontiers 80 livres par mois.’

L’entreprise paie ici mieux que dans les cas précédents, sans doute à cause de la difficulté à faire venir quelqu’un à Mulhouse.

Remarquons que Malaine avait auparavant formé Charles, alors peintre-décorateur pour la manufacture. Finalement, en avril, Raflin (ou Rafflin) est embauché : nous retrouverons Charles et Raflin sur divers chantiers. Alors que Charles est licencié en avril 1795564 lors d’une restructuration de l’entreprise, Raflin est appelé à travailler d’abord comme colleur puis dans d’autres fonctions pour l’entreprise avant qu’il ne fonde la sienne propre à Paris. Son travail semble apprécié:

‘Nous avons en même temps songé à vous tenir l’engagement que nous avons fait avec vous, et persuadé que nous somes, que nos intérêts vous ont a cœur, nous tacherons même de vous favoriser de quoi nous vous parlerons à votre retour565  ’

(Raflin est alors, comme on le verra, sur un chantier à Francfort).

Dans l’immédiat, les archives de Nicolas Dollfus nous permettent de suivre les deux hommes à la tâche sur un chantier complexe, comparable en qualité à ceux de la Maison du Roi, de façon à comprendre de façon précise le rôle et le coût des différents intervenants. La situation particulière de Mulhouse sur le plan politique566 nous vaut la documentation relativement précise, quoiqu’incomplète, d’un chantier à Francfort567. Le manufacturier Nicolas Dollfus est en relation d’affaires mais aussi, semble-t-il, d’amitié avec un négociant de Francfort, J. Frédéric Schmidt de J. Frédéric Schmidt & Cie 568 : celui-ci, en novembre 1793, souhaite décorer de papier peint la maison qu’il vient de se faire construire569. Pour toutes sortes de raisons, politiques en particulier, ce chantier va durer de juillet 1794 à la fin mai 1795570, alors qu’il aurait dû s’achever à la fin de l’été 1794 : « nous faisons l’impossible (pour) que vous puissiez habiter à la fin septembre paisiblement votre maison » écrit par exemple la manufacture le 15 août 1794; mais, c’est sans compter le raidissement des autorités françaises vis-à-vis des Mulhousiens, et, comme l’écrit la manufacture : « il est bien malheureux que tout contrarie cette entreprise571 ». Mais ce qui fut pénible pour le commanditaire comme pour le fournisseur se révèle comme le plus grand des bonheurs pour l’historien puisqu’à notre connaissance, c’est le seul chantier sur lequel nous ayons une information aussi détaillée.

Ce chantier nous permet tout d’abord de préciser les intervenants : dans les mémoires de la Maison du Roi, puisque la pose est comprise dans le prix, nous n’avons, comme nous l’avons vu, aucun renseignement sur ces artisans. Première étape : la manufacture envoie sur place au début de l’automne 1793 Louis Charles, un peintre décorateur formé par Malaine, pour établir les plans de la décoration, alors que la maison est encore en cours de construction. Le 20 novembre 1793, la manufacture écrit à Schmidt :

‘Le Sieur Charles de retour chés nous nous a fait part de différents plans & de la convention572 faite pour le Décor de votre maison neuve.(…) Déjà nous sommes occupés de l’établissement des divers papiers qui doivent être employés chés vous. M. Charles fait les Dessins des plafonds (…) quand vous voudrés que M. Charles se rende chés vous avec un tapisseur habile nous attendrons vos ordres pour cela.’

Ce courrier démontre donc qu’en matière de pose coexistent dans l’entreprise deux fonctions différentes :

Charles prépare donc ce qui est généralement nommé « esquisse575 », à raison d’une par pièce, voire par élément, comme un plafond ; une seule d’entre elles, d’origine inconnue, est parvenue jusqu’à nous et concerne des panneaux en arabesques (ill° 3. 5)576 : elle montre comment utiliser les deux panneaux aux oiseaux et le panneau à vase de Réveillon. Ceux-ci décorent une cloison encadrée de différentes propositions de bordures : soit des motifs d’architecture, soit des tors de fleurs. Les panneaux sont séparés par des pilastres et encadrés de différentes bordures, tout en laissant des aplats verts avec trois motifs différents. : il n’y a pas de bas de lambris représenté. On retrouve mention de ces esquisses à la fin des factures dans les livres de la manufacture N. Dollfus & Cie puis de ses successeurs, pour les rares ventes faites directement à des particuliers.

Ici, le chantier est d’importance, plus d’une vingtaine de pièces, désignées d’après les lettres de l’alphabet. Apparemment, la quasi-totalité du décor est à réaliser en papier peint577. Il nous manque le plan et la destination de ces pièces, il est même difficile de reconstituer de façon précise leur décor en l’absence de factures descriptives par pièce : une de ces pièces, cependant, la plus importante, nommée RR, apparaît comme « double salle à panneaux » et sa réalisation qui doit faire appel à des panneaux d’arabesques peints sur papier, tous « variés578 » est prévue coûteuse dès le départ ; le 23 septembre 1794, sont comptabilisées les fournitures suivantes pour cette pièce :

‘28 Panneaux arabesque fd verd sourd (à) 20 560
2 Rx chamois uni pour champs (à) 2 12
4 Rx gris uni pour champs (à) 5 25
258 : 5 Rx bordures gris fd chamois (à) 5 25
78, 79 : 80 pieds frise d’enfans fd verd (à) 10 40
16 Rx frise même fond (à) 5 15
6 sujets grisaille pour les Ds p(orte)s (à) 2 12
10 toiles d’araignée(sic) pour les Ds p(orte)s (à) 4 40
248 : 670 pieds bord. Gris 12
tous les ornemens pour toutes les moulures 200’

auxquelles s’ajoutent plus tard :

‘2 dessus-de-porte gris (à) 3 6
41 divers p. RR à L 4 164’

Ce qui se monte à la coquette somme de 1 111 livres à laquelle il faut ajouter des fournitures dont la destination n’est pas précisée579. Si les autres pièces ne sont pas aussi somptueuses, elles témoignent cependant d’un raffinement que l’on retrouve à la même époque dans les intérieurs du Gut Schmitt à Guntersblum en Hesse rhénane (ill° 3. 7)580 : en rassemblant les fournitures diffuses d’une livraison à l’autre, on peut imaginer des décors variés, faisant appel aussi bien à des panneaux imprimés en arabesques qu’à des estampes pour une print room581 ; les portes, les embrasures de croisées, les dessus de glace de cheminée, les dessus de fenêtre sont aussi décorés de papiers peints ou imprimés selon les cas. Les unis jouent pour leur part un grand rôle.

En fait, il est prévu dès le départ de couvrir presque tout de papier peint, du sol au plafond compris, en particulier les moulures et les menuiseries. Pour ce faire, des moulages des moulures sont envoyées à Mulhouse où des bordures sont spécialement dessinées et gravées à cet effet,

‘ce qui n’est pas chose facile, la plupart de ces moulures n’étant pas du tout faites d’après les règles sévères de l’architecture’

et la manufacture d’ajouter aimablement :

‘nous tachons de suppléer par l’art à leur défauts naturels…’

Si Schmidt a fait appel à Nicolas Dollfus & Cie, c’est qu’il souhaite à Francfort un intérieur dans le goût français le plus nouveau en matière de papier peint, au moment où celui-ci, sans équivalent à l’étranger, est parvenu à maturité : nous retrouvons dans les décors ici fournis l’équivalent de ceux réalisés peu auparavant, jusqu’en 1792, pour la Maison du Roi en Ile-de-France en particulier par Robert, puis par Arthur & Robert. N’oublions pas que, même si les papiers sont imprimés à Mulhouse, ils reprennent les modèles parisiens,, sous la direction de Malaine, alors présent à la manufacture ; quant àux éléments peints, ils sont produits dans l’atelier de Besancenot, un peintre parisien installé au faubourg St Antoine, et donc au cœur de la création. Apparaissent même quelques papiers de Jacquemart & Bénard, importés par Mulhouse pour compléter l’échantillonnage. Et lorsque Schmidt, le 3 juin 1794, discute rudement la facture finale, la manufacture lui rétorque, non sans raison :

‘Nous sommes convaincus Mr que si vous eussiés fait peintre sur toile la salle RR elle vous aurait coûtés plus cher qu’elle vous coûte, & vous avouerés cependant qu’aucun peintre en Allemagne ne vous l’aurait fait la moitié aussi bien, comme elle est actuellement.’

Ce décor est entièrement dessiné par Charles : sur place, nous l’avons vu, il a pris des croquis qui lui permettent de réaliser pour chaque pièce, voire pour certains détails, les plafonds en particulier, quitte à ce que Raflin, sur le chantier, fasse des croquis complémentaires chaque fois que nécessaire. Ces « esquisses » sont envoyées progressivement, le 25 août 1794, par exemple, la manufacture écrit : « nous remettons à M. Engelbach582 les esquisses des pièces A, B, D & RR pour vous les apporter », et le « tapisseur » les met en œuvre en utilisant les papiers peints qu’on lui envoie à cet effet. Mais, manifestement, le commanditaire fait changer l’un ou l’autre décor, ce qui complique le travail et de la manufacture et du poseur. Le ton des lettres échangées avec Raflin comme avec Schmidt laisse supposer des tensions aussi fortes que réelles. Il semble par exemple qu’au lieu de quelques pièces somptueusement décorées de papiers (les « salles B, D, Q & RR583 »), Schmidt ait souhaité décorer tous les lambris de bois des chambres de panneaux de papier peint, au lieu du simple faux-bois prévu. De toute façon, la distance rend difficile la communication et complique le moindre changement : Raflin souhaite par exemple des « dessus de glace » sans en préciser les dimensions, la manufacture lui conseille de les «arranger (…) avec quelques camées que vous recevrés de superflus 584» ; dans un autre cas, en l’absence d’un motif sur un fond donné, la manufacture conseille à Raflin de découper le motif sur un papier de fond différent585.

L’absence de Charles ne facilite pas les choses : il avait été prévu qu’il rejoindrait à Francfort le poseur pour peindre sur place le nécessaire et diriger le chantier mais les difficultés politiques du moment l’interdisent586. Ceci pose un grave problème de fond au commanditaire : quelles que soient les capacités de Raflin, et bien sûr, on tente de convaincre Schmidt qu’elles sont exceptionnelles (« M. Raflin qui entend parfaitement sa partie, ses talens ne cèdent en rien à ceux de M. Charles587 ») et qu’elles ne rendent pas indispensable la présence de Charles, le « tapisseur » n’a pas le même poids que le « décorateur » pour imposer son point de vue à un client qui suit lui-même et en détail l’exécution de son décor. Sur un point en particulier, les rapports se révèlent rapidement difficiles : Charles fait parvenir à Francfort les esquisses des pièces mais la manufacture délivre au compte-goutte les papiers peints, en fonction des opportunités du moment, peu propice aux livraisons ; or Raflin est vite en chômage technique car Schmidt ne fait pas confiance aux esquisses, il veut voir l’ensemble des papiers destinés à une pièce avant leur pose, alors que Raflin, comme la manufacture, souhaite commencer plusieurs pièces en même temps. De plus, comme une grande partie des fournitures n’est pas en magasin, que certains papiers sont spécialement créés pour l’occasion (auquel cas, le client participe pour moitié à la gravure des planches), ceci rallonge les délais ; d’autres papiers sont imprimés au fur et à mesure de l’avance du chantier, à cause sans doute de la relative imprécision des esquisses ou des desiderata de Schmidt. Résultat, le 24 septembre 1794, le client excédé achète sur place le décor de 9 pièces chez Nothnagel588, au grand dam de la manufacture mulhousienne (par ailleurs son fournisseur) qui non seulement y perd de l’argent589, mais aussi ce que nous appellerions son « image » : Nicolas Dollfus se dit « mortifié ».

Enfin, Charles devait exécuter sur place des éléments peints. En conséquence, la manufacture fait mettre « sur papiers touttes les peintures qui (…) sont nécessaires590 » que Charles ne peut réaliser chez Schmidt. Se pose cependant le cas des peintures situées autour des poêles, qui certes pourront être exécutées sur le mur à Francfort d’après les esquisses de Charles, encore que les papiers peints soient ininflammables si l’on en croit le fabricant, « vous pouvez d’ailleurs en faire l’épreuve vous même591 »…

Cette absence de Charles ne représente qu’une partie des problèmes rencontrés : le chantier va se heurter aux pires difficultés, au moment où les barrières mises en place par le département du Haut-Rhin autour de la République de Mulhouse se renforcent, que la guerre et les fortes variations du cours de l’assignat dans les deux sens compliquent les affaires. A certains moments, il est impossible d’envoyer des marchandises à Bâle en direction de Francfort, même de simples brosses (« On ne nous a pas permis de sortir les brosses à foncer & à vernir (…) tachés de vous en procurer à Francforth592 »). Les panneaux peints commandés à Paris à Besancenot et qui doivent transiter par Mulhouse, où ils sont complétés de médaillons et de camées, tardent à être livrés (la main d’œuvre parisienne vient à manquer par suite des conflits) et le colis reste bloqué pour des raisons inconnues. La Maison neuve à Dornach (en France, donc au-delà des barrières), où une partie de l’activité a été transportée pour contrecarrer le blocus, ne peut être chauffée l’hiver, alors que les douanes font tout pour retarder le retour en ville des 45 tables d’impression... Il est donc impossible de travailler durant l’hiver 94-95 pour le chantier, même si l’inspecteur des douanes semble s’adoucir à la suite du décor de son appartement à Colmar qui n’apparaît pas dans la comptabilité… S’ajoutent encore des difficultés internes à l’entreprise, par suite de désaccords entre les associés. Résultat, les fournitures traînent, alors que le courrier passe mal et que les délais (souvent une semaine entre Mulhouse et Francfort) ne facilitent guère la transmission des ordres ; par ailleurs, les chariots de poste entre Bâle et Francfort s’avèrent inefficaces pour le transport rapide des papiers peints, il faut alors user de la diligence qui part chaque dimanche de Bâle, plus rapide, certes, mais bien plus coûteuse.

Financièrement, l’affaire est difficile à régler, ce qui n’est pas pour étonner. La manufacture demande A Raflin « qu’il fasse & arrête le compte à la façon de Paris593 » dès le 9 janvier 1795, alors qu’on est encore loin de la fin des travaux. Déjà, le 24 septembre 1794, Nicolas Dollfus conseille au voyageur Aubin, de retour de Hambourg, de l’aider lors de son passage à Francfort. Le 2 mars, dans un courrier à Raflin, transmis par l’intermédiaire de Ramadier, autre correspondant local de l’entreprise, parce que Schmidt « ouvre toutes les lettres qui sont addressées (…) à Raflin », ce dernier est prié de « taxer le tout par toises de la même manière, & aux prix comme vous aviés coutume de le faire à Paris » en insistant sur le coût élevé des ornements et des panneaux de la salle RR. Schmidt discute bien sûr les prix, alors que la manufacture se plaint de l’inflation qui a renchéri les fournitures, même si tout est compté et réglé en numéraire. A l’évidence, il y a de la mauvaise foi des deux côtés : la manufacture déclare par exemple avoir dû faire l’avance des panneaux à Besancenot au prix fort au moment de la commande, en novembre 1793, alors que, payant ce fournisseur en assignats, elle aurait gagné à le payer à la livraison en assignats fortement dévalués… Or, ces dits panneaux, chiffrés à 20 livres dans le livre de vente, on conseille à Raflin de les compter à 60 livres594. Lorsque, le 3 juin 1795, le prix desdits panneaux est contesté par Schmidt, ils sont déclarés coûter 80 livres… et la manufacture a l’élégance d’ajouter : « nous nous contenterions même d’un bénéfice net de 5% sur ces objets », ce qui laisse de la marge ! De son côté, Schmidt discute le salaire (élevé) de Liebach, 3 livres 10 sous. la journée : il aurait pu trouver à Francfort un aide à 20 sous, ce à quoi la manufacture rétorque que la qualité n’eût pas été la même. Ce sont finalement 7456 livres 5 sous et 2 deniers qui sont réclamés alors que le total des fournitures dans le livre de vente se monte à 3198 livres 12 sous. Ces discussions de chiffonniers aboutissent à un compromis qui est discuté sur place par Hartmann Risler, associé de la maison, en voyage en Allemagne. Finalement, le 7 août 1795, il semble que Schmidt verse 4088 livres 7 sous et 3 deniers595 :

‘Conformément à l’arrangement dont vous êtes convenus avec notre associé Mr Risler, nous avons réglé l’ancien compte, & vous ètes crédités pour solde, moyennant le paiement de L 4088 7 s 3. ’

Mais la somme est difficile à interpréter, car l’entreprise est en compte avec Schmidt comme banquier et que d’autres affaires entrent peut-être en jeu. Le 6 août, Ramadier, transitaire et banquier à Francfort, a reçu un effet de 4080 livres sur Bâle.

Quels sont les salaires payés aux différents intervenants ? Nous l’ignorons pour Charles, mais dans un chantier de moindre importance, sur un total de 1615 livres, ses esquisses sont comptées 72 livres, soit 4,5 % du total ; le 26 février 1795, la manufacture avait insisté auprès de Raflin pour qu’il prenne en compte, dans son mémoire, du voyage et des esquisses de Charles, mais sans précision. Le salaire de Raflin se monte à 9 livres par jour (ce qui est bien mieux que les 80 livres par mois promises en 1792) et il lui est versé le 2 août 1795 1350 livres pour 150 jours de travail « depuis le 1er jour jusqu’à la fin de May »596. Quant à Liebach, son aide, il lui est versé à la même date 112 livres 10 sous, correspondant à un salaire de 30 sous par jour ; dans le même temps, il est réclamé à Schmidt 3 livres 10 sous pour son salaire journalier, ce qu’il conteste puisqu’il estime qu’un tel travail se paye une livre seulement. A titre de comparaison, Réveillon paie ses colleurs à Paris en 1789 « 40, 50 sous, & quelquefois 3 livres597 », ce qui est mieux que Liebach, mais nettement moins que Raflin.

Un autre chantier, beaucoup moins bien documenté, nous donne, peu de temps auparavant, un autre exemple de la méthode suivie en matière de pose. Engelbach598 A Hambourg, autre négociant en affaire avec la manufacture, lui passe commande du décor d’un appartement de cinq pièces livré en septembre 1794. Une note de Nicolas Dollfus à son voyageur en Allemagne, Aubin, alors présent à Hambourg, précise599 :

‘Nous expédions aujourd’hui les papiers que vous nous demandés pour Mr Engelbach ; nous avons fait faire les croquis pour le petit cabinet N° 2, pour les plafonds N° 3 & 4 & pour le capinet (sic) N° 5 qui surtout sera fort joli. Nous nous flattons que Mr Engelbach sera parfaitement content & des esquisses & de la marchandise ; il suffit qu’il trouve un colleur qui sache lui bien placer tout.’

A l’intention d’Engelbach, un courrier du même jour précise que seront envoyées 

‘les esquises (sic) de plusieurs pièces d’après lesquelles le tapissier saura facilement tout placer. (…) Vraisemblablement, Mr Aubin sera encore dans votre ville lorsque vous recevrés & les papiers & les esquisses & il saura donner les directions & éclaircissemens dont le colleur pourroit avoir besoin. ’

La méthode de travail est donc la même qu’à Francfort mais le colleur n’est pas fourni : Hambourg est une ville suffisamment importante pour qu’il s’en trouve un et, de plus, au vu des quantités très importantes de papier peint qu’y expédie la manufacture de Mulhouse, le marché y est sans doute bien organisé. A la différence de ce qui s’est passé à Francfort, le chantier, il est vrai moins important, semble se dérouler sans heurt. La facture du 5 septembre nous précise ce qui a été livré et permet de se faire une idée du décor conçu sans doute par Charles dont le travail a coûté en « esquises » 72 livres sur un total de 1616. Et, de fait, le cabinet N° 5 se révèle somptueux : le mur est décoré d’un lambris à motif de balustre bronze, au-dessus duquel on trouve 5 panneaux à vases de Jacquemart & Bénard, 15 colonnes, et un jeu de bordures d’encadrement ; quant àu plafond, il nécessite 100 pieds de corniche et de frise traitées en gris et or, une rosace en éventail, des rosettes, 5 vases à fleurs, des camées et des « perspectives ». S’y ajoute « pour les champs » du papier uni gris, chamois, violet foncé et violet clair, le tout pour un montant de 276 livres alors que les deux salons se montent respectivement à 358 et 366 livres.

Notes
558.

A.N. O13647,1

559.

Morellet 2000, p. 310.

560.

A.N. F12 2285.

561.

MPP, Z 94.

562.

Il travaille par exemple aux Tuileries pour la famille royale, A.N.O13650,2

563.

Idem.

564.

MPP, Z 96.

565.

MPP, Z 96.

566.

République indépendante enclavée en Alsace jusqu’en 1798, Mulhouse est entourée d’un cordon douanier destiné à étouffer son activité économique à partir de 1792, comme nous l’avons vu précédemment..

567.

L’ensemble des courriers est rassemblé dans le volume de copies de lettres MPP, Z 96 ; nous les citerons par leur simple date.

568.

L’homme est, sans doute, entre autres, un courtier en toiles ; : Oberkampf est en relations avec lui au cours de l’été 1791 (Chassagne 1980, p. 137). Dollfus père, fils & Cie doivent être en relations d’affaire avec lui pour les mêmes raisons, ce qui explique que Nicolas Dollfus le connaisse..

569.

Dont les traces n’ont pas être retrouvées : ce qui rend encore plus intéressant le Gut Schmitt de Guntersblum, contemporain, en Hesse rhénane, il nous permet de nous faire une bonne idée du décor, par bien des points comparables (voir infra). Cf. Wisse 1998.

570.

A la fin, 150 journées de travail sont comptabilisées aux intervenants. L’ensemble des lettres couvrat de chantier sont dans les archives du MPP, Z 96.

571.

Lettre à Raflin, 27 février 1795.

572.

Que nous n’avons plus.

573.

Dès le 31 août 1791, la manufacture, en vue d’un autre chantier à Francfort, réclame auprès du commanditaire : « Nous vous prions de nous faire passer le plutot un Plan seulement en croquis – quelques jours après que nous l’aurions nous vous enverrons nos esquisses » (MPP, Z 94).

574.

L’expérience va se révéler utile : dans le Grand Livre de l’entreprise, à partir d’avril 1795, Raflin devient « notre décorateur », alors que Charles a disparu (MPP, Z 46, f. 15).

575.

Encore que l’on trouve aussi le terme de « modèle »: c’est le cas pour la décoration fournie à la comtesse Bentheim à Rheda le 19 avril 1806 (MPP, Z 76).

576.

Publiée par Führing 1989 ; reproduite en couleurs dans Jacqué 1995, p. 77.

577.

S’y ajouteront par la suite de petites prestations dans la maison de campagne du commanditaire.

578.

6 juin 1794.

579.

Par exemple, de passage à Francfort le 21 avril 1794, Nicolas Dollfus achète personnellement des toiles à coller en vue du chantier qui ne démarrera qu’en juillet (MPP Z 96).

580.

Voir Wisse 1984.

581.

La pièce C pour laquelle on demande à Raflin « la quantité de sujets en estampes qu’il faut », le 29 août 1794.

582.

Un négociant de Hambourg qui est souvent en affaire à Bâle et Francfort.

583.

3 septembre 1794.

584.

3 septembre 1794.

585.

20 septembre 1794.

586.

Le 15 août 1794, la manufacture fait part à Schmidt de l’impossibilité de faire partir Charles en dépit de toutes les démarches politiques et administratives entreprises.

587.

6 juillet 1794.

588.

Le principal revendeur de la manufacture Outre-Rhin…

589.

Il faudra revendre à Francfort le surplus, à perte, naturellement  (6 avril 1795) ; au Journal apparaît le 1er août 1795 la somme de 496 livres « p. des Restes de Papiers retirés de Schmidt »..

590.

15 août 1794.

591.

15 août 1794.

592.

24 septembre 1794.

593.

On se souvient que Raflin a été formé à Paris : cela dit, il n’a pas été possible d’éclairer la formule.

594.

6 avril 1795.

595.

La somme ne figure pas au Journal.

596.

Journal, MPP Z 36.

597.

Réveillon 1789.

598.

Engelbach est en étroite liaison d’affaires avec Schmidt et Nicolas Dollfus : le réseau relationnel joue un rôle non négligeable dans la vente.

599.

29 septembre 1794.