1.6.1. Le papier peint et sa bordure

Les exemples de pose documentés à Francfort et Hambourg que nous venons de voir appartiennent aux formules les plus élaborées, nécessitant l’intervention d’un décorateur. Il en est de bien plus simples où un colleur n’a pas à faire appel à un savoir-faire aussi complexe. Du moins a-t-il à sa disposition des bordures que les fabricants semblent fabriquer en quantité comparable à celle des motifs, auxquels ils sont souvent, mais pas systématiquement, harmonisés603. Certains modèles, comme les tors de fleurs ou certains motifs architecturaux sont susceptibles d’être coordonnés à des dessins très divers.

La formule la plus élémentaire est celle que l’on rencontre dans une chambre de domestique du manoir de Mézières dans le canton de Fribourg en Suisse (ill° 7. 3). Dans cette chambre minuscule (3, 20 sur 1, 80 m), tous les murs sont couverts de papiers peints, le terme étant ici employé au pluriel puisque trente six fragments de cinq papiers peints différents ont été utilisés en bandes verticales : sans doute une récupération puisqu’il s’agit de papiers de grande qualité des années 1770, curieusement antérieurs à ceux utilisés dans le manoir où on ne les retrouve pas par ailleurs604. Une formule proche consiste à couvrir les cloisons de l’intérieur de placards avec le solde des papiers utilisés dans la maison, comme par exemple dans la maison Nicol à Porrentruy, canton du Jura, Suisse, vers 1805 (ill° 7. 4)605.

Vient ensuite le procédé qui consiste à couvrir toute la surface de la cloison avec un même papier de la plinthe au plafond. D’après les mémoires de la Maison du Roi, il ne s’agit, comme dans le cas suivant, que de « commodités » ici dans l’appartement du contrôleur général du Garde-meuble en juillet 1784606 :

‘20 aunes Carreaux de fayence rond sur mur dans les commodités à l’anglaise
à 13 13’

mais nous ignorons s’il n’y avait pas en place un bas de lambris en boiserie ; du moins n’y a t il pas trace de bordure. La modestie des lieux explique sans doute ce choix. De même, lorsque Schiller installe dans son bureau à Weimar en 1802 un papier peint très simple à motif géométrique sur un fond vert, il fait poser un lambris en papier peint relativement bas mais le papier peint n’est pas encadré d’une bordure, un simple filet sombre la remplace607.

Un autre exemple, plus complexe, subsiste à la Villa Bianchi Bandinelli de Geggiano, à proximité de Sienne. Deux pièces sont décorées de papiers peints réputés avoir été achetés à Paris Au grand balcon608 ; l’un est anglais dans un salon, du type Pillar & arches (ill° 7. 2), le second est un motif simple, proche du textile des années 1770. Ici, point de bordure, mais au-dessus du bas de lambris, dans les coins, autour des portes et des fenêtres, des baguettes dorées qui permettent aussi de fixer la toile sur laquelle ces papiers sont collés609.

Pourtant, cela reste l’exception : dans les cabinets de la chambre aux arabesques de Mézières, le papier peint est bordé, avec même un raffinement de pose en manière de dessus-de-porte au-dessus des ouvertures (ill° 7. 4)610. Généralement, même dans les chambres de domestiques, le papier est posé avec une bordure comme ici au château de Montreuil, résidence de Madame Élisabeth, en 1789, dans la modeste chambre du frotteur où ne sont dépensées que 11 livres611 :

‘30 au. de papier à M.(onsieur) sur les toiles (à) 6 9
40 au. bordre grise fournies & collées 2 ’

ou encore dans cette chambre de domestique du même château où, pourtant, tout est produit de récupération, ce qui permet un coût total de seulement 7 livres 10 sous :

‘6 aunes de vieille toile clouée (à) 5 s 1 10
32 aunes de vieux papier sur mur (à) 5 s 4 16
24 aunes de vieille bordure sur le dit (à) 1 1 4612

Il en est par exemple de même dans les passages du même lieu, ainsi, celui-ci, dans l’appartement n° 8 :

‘13 aunes N° 401 fond abricot sur mur (à) 13 8 9
24 aunes Bordure 620 sur led. (à) 2 2 8613.’

Mais, dans la plupart des cas, on va vers des formules plus élaborées. La moins complexe d’entre elles consiste à poser un bas de lambris614 en papier peint : le château de Moncley615, aux portes de Besançon, où les petits appartements décorés au tout début de la Révolution sont parfaitement conservés, en propose un bon exemple. On y voit sur le mur différents papiers à motif répétitif assez simple, encadrés d’une bordure d’architecture ou de fleurs qui souligne aussi portes et fenêtres ; ces papiers se déroulent tous au-dessus d’un lambris fait de panneaux alternés en grisaille de Réveillon à ses débuts (n° 65, 1770)616. Chaque garde-robe retrouve un décor similaire, avec un motif différent.

Si, à Moncley, les motifs restent modestes et les bordures étroites, un autre exemple quasi contemporain, au petit château de plaisance de l’Ile des paons (Pfaueninsel) à Berlin, construit à partir de 1793 pour le futur roi Frédéric-Guillaume II et la future reine Louise, montrent des murs couverts de somptueux motifs de la manufacture Réveillon avec un motif à oiseaux dans des losanges fleuris, encadrés d’une large bordure assortie de chutes de fruits empruntée aux Loges de Raphaël : au-dessus d’un lambris de bois peint, chaque mur est entouré de la bordure qui se répète donc dans les coins617. Ici, la bordure prend une dimension architecturale accrue.

Mais c’est aux États-Unis que la bordure prend une importance extraordinaire : le décor des maisons de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, construites le plus souvent en bois, comporte des éléments de boiserie néoclassique très présents, quelle que soit la pièce : des pilastres (souvent en coin, car ils jouent un rôle structurel dans la construction), des moulures, des corniches, des encadrements de fenêtre et, the last but not the least, des dessus de cheminée très élaborés avec fronton. Conséquence, la pose des bordures suit étroitement et très exactement les formes des éléments de boiserie qu’elles soulignent d’une façon qui se situe à la limite de l’étrange, en introduisant dans la pièce une géométrie supplémentaire, confortant l’esprit néoclassique des lieux..

Deux exemples nous montrent précisément cet usage en Nouvelle-Angleterre : à Suffield, Connecticut, et à Richmond, Massachusetts. Le premier cas est à peine documenté : cet ensemble, le plus complet de papiers peints de la fin du XVIIIe siècle conservé en place aux Etats-Unis, n’a fait l’objet d’aucune monographie618. Le riche marchand de biens Oliver Phelps (1749-1809) achète vers 1788 une maison à Suffield et l’agrandit d’une aile au Sud de 1794 à 1796. Les différentes pièces de cette aile sont décorées de papiers peints acquis chez Cornelius Cryger Jr. A New York le 6 août 1795619. Toutes font appel à des papiers peints répétitifs complétés par une bordure et, dans certains cas, par deux. L’exemple le plus impressionnant est celui du hall d’entrée et de la cage d’escalier. Le motif en arabesques de Réveillon n° 933620 (1789) couvre le mur ; pour des raisons de hauteur de plafond, sans doute, le poseur a préféré ne pas tenir compte de l’alternance des compartiments de l’arabesque sur le mur et de simplement les juxtaposer côte à côte621. Deux bordures ont été combinées, l’une, large, à médaillons pompéiens, alternant vases et scènes à personnages, en deux variantes, horizontale et verticale, l’autre, étroite, alternant vase et figures de profilivres La première est utilisée le long des bas de lambris et du plafond ; cas particulier, posée en oblique, elle suit la plinthe au-dessus des marches, mais la, comme sous l’escalier, le long de la plinthe, on a préféré la variante verticale, de façon peu heureuse : le poseur a sans doute passé une commande malvenue et utilisé ces coûteuses bordures de façon peu visible dans un endroit discret. La bordure étroite est collée dans toutes les positions verticales et épouse soigneusement les formes complexes des huisseries de portes et de fenêtres ainsi que les pilastres de coin : c’est justement son étroitesse qui lui permet de mieux suivre les découpes de la boiserie. Dans la chambre à coucher du maître de maison tout comme dans le salon, le choix est semblable, ici avec des bordures de roses. S’ajoutent aux découpes précédentes celles que supposent les cheminées.

Toutes ces bordures sont traitées en couleurs nettement plus sombres que les motifs répétitifs, tous sur fond blanc, et leur composition est plus dense. Ce traitement s’ajoute aux découpes pour donner à la bordure un caractère structurant, quasi dramatique, dans la pièce, inconnu en Europe.

C’est ce que l’on retrouve de façon quasi-caricaturale dans une maison de la fin du XVIIIe siècle ou des premières années du siècle suivant, Pierson Place622 à Richmond (Massachusetts), où, comme auparavant, les encadrements de portes et de fenêtres et une cheminée surmontée d’un décor à fronton en stuc structurent l’espace. Le poseur a développé le long de cette cheminée un système de découpes extrêmement élaboré en utilisant une bordure large à motif de roses sur un fond sombre se détachant sur un papier peint à motif de fleurs et d’oiseaux à fond clair (ill° 7. 6) ; la bordure a aussi été doublée en largeur au-dessus des portes pour combler l’espace entre celles-ci et la corniche. Globalement, le résultat est bien moins heureux, le poseur, à l’évidence moins inventif qu’à Suffield, s’est contenté d’appliquer sans grand goût des formules.

Mais, où que ce soit, la bordure est d’abord un élément qui facilite la pose puisqu’elle rend invisible les erreurs de pose sur les bords et « finit » le travail. Mais plus encore, elle joue un rôle structurant, accentuant la rigueur de la construction, à une époque où, néoclassicisme aidant, on apprécie particulièrement cette rigueur. Ce n’est pas un hasard si, à la même époque, les soieries sont complétées par des bordures soigneusement dessinées, alors qu’un simple galon, voire une baguette dorée, étaient de règle à l’époque du rococo623.

Dans le cas des papiers peints, cette bordure introduit tout autour du papier un même motif, lisible horizontalement et verticalement. Mais dans les années 1790 apparaissent des bordures plus complexes, différentes selon l’emplacement auquel elles sont destinées. Il en est de nombreux exemples ; parmi bien d’autres, on peut citer le cas de St-Jean-de-Losne (ill° 3. 7b)624, où les panneaux d’arabesques sont encadrés d’une bordure à motif d’oiseaux  combinée à une palmette « étrusque » : horizontalement (les professionnels parlent alors de traverse), les oiseaux sont toutes ailes déployées, alors que verticalement (le montant), les mêmes oiseaux ont leurs ailes plus resserrées625. Un coin de format carré à tête de putto supprime le problème de la découpe en biais. A Guntersblum, dans le salon du rez-de-chaussée, une bordure juxtaposant des médaillons hexagonaux alternant des personnages à l’antique et des griffons, reprend le même système626. Citons un dernier exemple : une bordure à médaillons à motifs de chinoiserie créée par Jacquemart & Bénard d’après Pillement vers 1794-7 sous le n° 1241 et qui reprend le même système de composition627`

Notes
603.

Cf. Bruignac 1991.

604.

Jacqué 1993

605.

Dossier au MPP.

606.

O13632,2

607.

Beyer 1993, p. 58-80.

608.

Sans doute un marchand-mercier qui ne figure pas dans l’ouvrage de Sargentson 1996.

609.

Marshall 2001.

610.

Page, op. cit, idem,

611.

A.N., O13649,7

612.

Idem.

613.

Idem.

614.

Dans le vocabulaire professionnel du papier peint, on parle simplement de « lambris », terme que nous utiliserons désormais dans ce sens.

615.

Ce château et son ensemble exceptionnel de papiers peints est en attente d’une monographie.

616.

Cf. MPP, Rixheim 1989, n° 9.1. Les petits appartements de Moncley n’ont fait l’objet d’aucun inventaire jusqu’à présent.

617.

Réveillon n° 1000, 1789, cf. Sangl 2000, p. 68-69.

618.

Un point succinct dans Jacqué 1995, p. 84 ; dossier très complet au MPP. Excellentes photos de détail dans Gordon-Clark 1991, p. 6, 38 et 62. La pose a fait l’objet d’une étude de Robert M. Kelly dans Wallpaper Reproduction News, volivres IV, n° 4, octobre 1993, « Putting up the paper : paperhanging c. 1800 ».

619.

Archives de la maison, renseignements transmis par Robert M. Kelly, Lee, Ma.

620.

Jacqué 1995, IIIB12.

621.

Une autre hypothèse, retenue par R. Kelly est le manque de compétences professionnelles du poseur.

622.

Dossier de photographies fournies par R. Kelly au MPP.

623.

Un procédé que l’on retrouve utilisé pour les papiers tontisses (voir supra).

624.

Jacqué 1995, p. 77.

625.

Ce motif se retrouve dans un album attribué à Jacquemart & Bénard au Musée des arts décoratifs de Paris, mais les n°, bas ne correspondent pas à la numérotation de la manufacture : voir Bruignac (Véronique de)

op. cit. p. 32.

626.

Cf. Wisse 1998.

627.

Bruignac 1991p. 25. La maquette est conservée par la Whitworth Art Gallery de Manchester.