1.7.2. L’apparition du papier peint panoramique

Le papier peint panoramique, une des créations majeures du papier peint que nous étudierons dans le cadre du XIXe siècle, naît à la fin du XVIIIe siècle : les premières traces en apparaissent dans les années 1790906 mais il ne prend véritablement son essor qu’au début du XIXe siècle. Nous voudrions ici essayer de cerner ce phénomène et montrer que ce développement s’inscrit dans une démarche plus large où le papier peint a, bien sûr, sa place. Retenons qu’on définit ce type de décor comme de grands paysages continus qui, imprimés sur des lés qui se raccordent les uns les autres recouvrent l’ensemble des murs d’une pièce.

‘On jouit sur le Pont-Royal, du plus beau coup-d’œil de la ville (…). Si l’on exécutait enfin le plan si souvent proposé de débarrasser le pont Saint-Michel, le Pont-au-Change, le pont Notre-Dame, et le pont Marie, des gothiques bâtiments qui les surchargent désagréablement, l’œil plongerait avec plaisir d’une extrémité de la ville à l’autre907. ’

Ce vœu de Sébastien Mercier se réalise entre 1786 et 1788 : plusieurs peintures d’Hubert Robert illustrent ce moment. qui participe d’un vaste mouvement de curiosité pour « le territoire du vide » pour reprendre l’expression d’Alain Corbin analysant sa composante maritime : à partir des années 1750, l’Occidental découvre l’horizon908 et donc le panorama. Le jardin à l’anglaise en est la formule la plus connue et la plus populaire909 mais non la seule. Dans le domaine de la peinture, le paysage connaît alors un essor sans précédent et surtout un très grand succès public lors des salons de la période révolutionnaire : qui plus est, il est de plus en plus souvent peint dans des dimensions monumentales, pratiquement inconnues dans ce genre jusqu’alors910, un phénomène qui va se poursuivre pendant tout le 19e siècle911.

Une des formulations de ce goût nouveau appelées à connaître un immense succès est le panorama (ill° 14. 3)912, un type de décor, voire de spectacle qui a connu une vogue immense à partir des années 1790 en Europe et en Amérique : dans une rotonde de fort diamètre, un paysage peint sur canevas est fixé sur le pourtour de façon à donner l’illusion d’être au cœur du lieu représenté : une ville, une bataille... Le terme moderne de panoramique s’y réfère d’évidence913. Mais, de fait, le XIXe siècle n’a pas été indifférent à la similitude entre les deux : dès 1804, Dufour parle à propos de son panoramique les Sauvages du Pacifique d’une “espèce de panorama914”; le dessinateur Deltil décrit en 1830 ses Vues du Brésil(Jean Zuber & Cie) comme un “panorama915”; un revendeur de Philadelphie dépeint ainsi les Vues d’Amérique (J. Zuber & Cie, 1834) : “The whole of these views, collectively forms a panorama of 48 feet in circonference...”, allusion évidente au caractère circulaire des dits panoramas. En 1838, une voyageuse anglaise, Harriet Martineau, décrit aux États-Unis des

‘old-fashioned papers, I believe French, which represent a sort of panorama of a hunting party, a fleet, or a such diversified scene916.’

Au-delà de ces points communs, il est aisé de voir les différences917: le panorama s’efforce d’être le plus proche possible de la réalité alors que le panoramique fait un large appel à la licence poétique quand il recrée un paysage; surtout, le panorama a un caractère linéaire et continu, alors que le panoramique du XIXe siècle est conçu pour un intérieur, il s’y découpe en scènes juxtaposées par le biais d’arbres, de rochers, sans même parler des colonnes ou des pilastres qui peuvent se surimposer au paysage. Enfin, le panorama est un spectacle public alors que le panoramique relève de l’intimité familiale. L’usage du terme panoramique, à partir de 1930 seulement, correspond, on le verra, à une approche différente de ce type de décoration.

Ce goût nouveau, dont nous venons de voir plusieurs applications, se concrétise dans le décor. Des décorations imitant l’extérieur dans l’intérieur deviennent à la mode pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’abord dans les petites maisons puis progressivement dans les hôtels particuliers918. Comme nous l’avons vu précédemment, en 1780, Nicolas Le Camus de Mézières en fait l’apologie dans son Génie de l’architecture. On en trouve plusieurs reproduites dans l’ouvrage de Krafft & Ransonnette en 1802. L’Allemagne (à Schloß Paretz, vers 1795), l’Angleterre (à Drakekow Hall, Derbyshire, en 1795) et l’Italie (les salles « alla boschereccia » courantes à Bologne et en Émilie à la fin du XVIIIe siècle et sous l’Empire, ill° 14. 4919) en montrent des exemples tardifs. Le principe en est toujours le même : les murs, le plafond, le sol parfois, restituent un univers exclusivement végétal, quitte à faire disparaître le volume de la pièce.

Les pays germaniques connaissent de leur côté la vogue des paysages peints sur toile : nous avons vu précédemment que Nothnagel à Francfort s’en faisait dans sa manufacture une spécialité (ill° 14. 6). Ces décors couvrent l’ensemble des murs d’une pièce la plupart du temps sous forme de panneaux, le plus souvent encadrés de façon discrète, plutôt qu’en continu. Des personnages de fantaisie se meuvent dans des paysages qui sont de lointains rappels des paysages de Poussin et de Claude Lorrain ou, dans un style différent, de fêtes campagnardes dans le genre hollandais. Même s’ils possèdent la dimension murale du paysage, l’effet esthétique de ces panneaux s’éloigne beaucoup de celui des papiers peints panoramiques dans la mesure où ils sont peints à l’huile.

Il est cependant une exception qui fait appel tout à la fois à ces deux approches : nous voudrions attirer l’attention sur un ensemble peu connu et encore moins étudié conservé en place depuis son origine, dans un cabinet circulaire du château de l’Ile des paons (Pfaueninsel)920 créé en 1793 sur une île entre deux bras de la Havel près de Postdam (ill° 14. 5). Au lieu de la classique charmille, dont il retient pourtant certains aspects, le décor des murs nous entraîne ici vers de très lointains horizons polynésiens qui, depuis le voyage de Cook, font rêver les Européens.

L’ensemble des panneaux de murs situés entre portes et fenêtres, mais aussi partiellement le plafond, essaie de restituer Tahiti par un travail de peinture en détrempe. Nous sommes plus ou moins dans une cabane qui s’ouvre à la fois sur le paysage environnant par les fenêtres et sur un paysage réputé tahitien sur les parois – très proche cependant des jardins alors à la mode.

Au-dessus d’une plinthe basse se dresse une balustrade imitant un treillage de bambou : on devine entre les losanges des éléments paysagers qui se continuent au-dessus ; cependant, la balustrade apparaît comme nettement placée devant le paysage grâce à l’un ou l’autre oiseau exotique posé sur la rampe. Quant àu paysage derrière, il se présente comme une vaste étendue d’eau se combinant à des langues de terre ferme couvertes d’une végétation qui se veut exotique, avec en particulier, très reconnaissables, des ananas alors forts à la mode, encore que fort peu tahitiens921 ; des palmiers scandent le développement de l’ensemble ; quelques uns d’entre eux dépassent le paysage proprement dit et leurs palmes se perdent sur le plafond qui évoque le toit d’une hutte de bambou. Comme, par les fenêtres, l’on peut voir un jardin à l’anglaise, alternant eaux et terre ferme, le tout acquiert une continuité sur l’ensemble des murs de la pièce.

Ces panneaux se distinguent nettement des autres pièces en charmille, à la fois par le thème exotique proposé et par la profondeur créée par la balustrade et par les nappes d’eau. Remarquons aussi l’absence de la figure humaine : à défaut, quelques embarcations, des bâtiments plus ou moins exotiques (dont le château de Pfaueninsel lui-même) s’efforcent de restituer la vie : nous ne sommes pas très éloignés de ce que sera le panoramique922.

De son côté, le papier peint, nous l’avons vu, s’est aussi emparé du thème du jardin pour créer des décors en charmille dans les années 1790. Mais il ne s’agit pas ici véritablement de panoramique, dont la démarche paysagère se veut différente. En fait, plus que du panoramique, ces charmilles, par leur composition modulaire, se rapprochent davantage du « décor » en train de naître.

L’ampleur d’un véritable panorama se retrouve aussi dans une formule particulière de papier peint : les frises à paysage. Celles-ci apparaissent à la fin du XVIIIe siècle, à une date inconnue, et il continue de s’en créer au début du XIXe siècle923. Elles représentent sur toute la largeur d’un rouleau de papier des paysages animés. L’une, conservée dans plusieurs collections et souvent reproduite (ill° 14 . 2)924, représente un paysage italien dans le goût de Joseph Vernet, sur une longueur d’environ deux mètres de long et une hauteur de 54 cm. On peut y voir sur une côte d’où l’on aperçoit des îles un paysage animé de personnages à l’antique avec divers arbres, un moulin, une villa, une fontaine en forme de sphinx, en un mot les indispensables fabriques qui caractérisent ce type de paysage… On ne s’étonnera pas d’y trouver une bergère filant la laine tandis que dansent ses compagnons habillés à l’antique. Dans l’état actuel des connaissances, il est impossible de l’attribuer. Elle témoigne en tous cas d’un grand raffinement dans sa réalisation. De quand date-t-elle ? Le caractère arcadien de la scène, son traitement en font une œuvre antérieure au début du siècle, appartenant au premier élan du néoclassicisme925. Un courrier d’Hartmann Risler au dessinateur Darmancourt nous donne une clé. En janvier 1797, Hartmann Risler passe commande à Darmancourt de deux dessus-de-porte représentant des paysages en grisaille d’après Joseph Vernet : il propose pour ce faire d’utiliser deux gravures dont le Rocher percé qu’il décrit méticuleusement et ajoute :

‘Nous désirons que les deux sujets se rapportent pour s’en servir de frise dans le genre des 4 coloriés que vous avez faits926. ’

On trouve par ailleurs dans l’inventaire, créés en 1802, des « rouleaux à paysages927 ». Or, si nous regardons cette frise reproduite, sans échelle, l’erreur est possible : on a devant les yeux un véritable panoramique, semblable aux premiers essais mal situés de panoramique à paysage italien ; et la gamme réduite de 15 couleurs, qui semble hésiter entre le camaïeu et la polychromie, comme le panoramique les Jardins anglais 928 ou les Ruines de Rome 929 . Lorsqu’en 1805, la manufacture de Rixheim met sur le marché sa « frise à chasse930 », la démarche est semblable : les quatre numéros laissent entendre qu’il est possible d’utiliser cette frise sous la forme de quatre dessus-de-porte, ce que les thèmes, quatre chasses différentes, confortent. Mongin en est sans doute le dessinateur : on y retrouve les mêmes hésitations en matière d’échelle que dans les Vues de Suisse  qu’il vient de créer et les mêmes couleurs que dans les éditions anciennes dudit panoramique931. Mais cette frise, comme la précédente, tient elle aussi beaucoup du panoramique932.

C’est dans ce contexte que la même manufacture, dès avant 1799, envisage de créer à son tour un panoramique :

‘Vous devés vous rappeller que nous avions raisonné ensemble l’idée de faire des panneaux en pays.(age) il y a deux ans & c’est toujours un objet dont nous nous occupons avec plaisir ; mais les circonstances ne sont pas encore assez favorables pour exécuter un ouvrage aussi coû(eux)x – aussi sommes nous décidés de le laisser encore en suspend933.’

En fait, Jean Zuber, devenu propriétaire de la manufacture et désormais libre de ses choix, se lance en 1804 dans l’aventure, une aventure dans la droite ligne des recherches du siècle précédent.

Notes
906.

Voir Nouvel-Kammerer 1990 p. 33-35.

907.

Mercier 1990, p. 60.

908.

Corbin 1988, ainsi que ses entretiens avec Jean Lebrun sur le paysage, 2001.

909.

Voir en particulier pour la dimension théorique du phénomène en France Le Ménahèze 2001 et Recht 1989.

910.

Catalogue De David à Delàcroix, 1974.

911.

Catalogue Les années romantiques, 1995-1996, qui parle de « l’omnipotence des grands formats », p. 41.

912.

L’ouvrage de Comment 1993 fait un point clair de la question en français ; sinon, Oettermann1980 reste la meilleure étude sur la question.

913.

Cette assertion est discutée dans le développement sur le panoramique au XXe siècle.

914.

Livret descriptif, documentation MPP.

915.

Prospectus, documentation MPP.

916.

Au passage, constatons que les Anglais n’ont jamais aimé les panoramiques, loin d’être “old-fashioned” à cette date...

917.

Voir en particulier l’article de Robichon (François) « Du panorama aux panoramiques » dans Nouvel-Kammerer 1990, p. 164-177.

918.

On en trouvera une typologie dans la thèse de Müller, Göttingen, 1957. Voir aussi : Mabille in Nouvel-Kammerer 1990, p. 38-50, pour la France.

919.

Nombreux exemples étudiés et reproduitsdans Matteucci 2002.

920.

Bonnes photographies dans Streidt 1999, p. 292.

921.

On les reverra dans une Vue de Rome…

922.
Ce décor n’est évidemment pas sans rappeler, par son aspect matériel et pas seulement par le thème, les Sauvages du Pacifique que Joseph Dufour mettra sur le marché en 1804. Mais absolument rien ne prouve un quelconque lien entre les deux, sinon ce que l’on pourrait simplement nommer l’air du temps, caractérisé par un goût très net pour les horizons lointains.
923.

Jacqué 1999.

924.

Cf. catalogue Un tournant du goût, Rixheim 1997, n° 3, p. 7.

925.

Curieusement, le seul exemplaire connu en place est un bas de lambris, sous les « Vues d’Amérique du Nord » de Zuber à Guimaraes au Portugal (Doc° MPP).

926.

MPP, Z 97. On peut à la limite se poser la question si les quatre dessus-de-porte auquel il est fait allusion ne sont pas cette frise dont la dimension laisse supposer un possible découpage en quatre.

927.

N° 607 et 608, MPP, Z 8.

928.

Nouvel-Kammerer 1990, n° 14 (Jardins de Bagatelle)

929.

Nouvel-Kammerer 1990, n° 59.

930.

N° 781-784.

931.

Comme par exemple au Palais Stockalper à Brigue dans le Valais.

932.

En dehors de l’exemplaire du MPP, cette frise est utilisée sous la forme de deux dessus-de-porte dans un bâtiment dit Meyerhof à Hospental, dans le canton suisse d’Uri (Documentation MPP). Une dernière frise, différente des précédentes, se trouve sur la partie supérieure de la boiserie de l’alcôve de la chambre S.E. de la campagne Vallombert à Allauch (Bouches du Rhône), doc° MPP.

933.

MPP Z 108, 25 brumaire 8.