2.1.2 La seconde génération au pouvoir (1834-1853)

Chevalier de la Légion d’honneur, Jean Zuber finit en beauté sa carrière d’industriel à 61 ans1013 : il décide alors de laisser l’entreprise à ses deux fils après « un partage anticipé (…) au montant de 195 000 francs » et va habiter à Mulhouse en 1835 ; il disparaît du fonds social de l’entreprise où l’on retrouve désormais Amédée Rieder qui dirige la papeterie depuis 18281014. Les deux frères, de tempérament très différent, s’entendent mal ; de plus, Jean Zuber-Karth, extraordinairement actif, en particulier à la Société industrielle de Mulhouse dont il est secrétaire à la fondation en 1826 puis second président de 1829 à 1834, souffre de graves problèmes de santé qui l’obligent à plusieurs reprises à s’éloigner de la manufacture1015. La situation dure jusqu’en 1851, mais l’entreprise ne semble pas en souffrir. La papeterie connaît un nouvel essor : le manque d’énergie, en dépit de l’installation d’une machine à vapeur, se fait sentir à Roppenzwiller, alors qu’à peu de distance de Rixheim s’aménage le canal du Rhône au Rhin qui offre d’intéressantes possibilités. Dès 1830, Jean Zuber, prévoyant, demande l’autorisation d’utiliser la chute d’eau de 2,50 m de l’écluse 42 du canal : la concession est autorisée en 1840, la construction d’une nouvelle usine commence en 1842, elle figure à l’actif de 1843 pour 524 764 francs, le plus gros investissement jamais réalisé par la manufacture1016 ; le matériel de Roppentzwiller y est transféré en 1845. A Rixheim est breveté en 1843 le procédé des rayures à l’auge qui évite les raboutages malheureux que provoque la planche lors de l’impression des rayures : à l’inventaire de 1844 apparaît l’« appareil à faire les bandes compris le brevet » estimé à 1000 francs.

Nous pouvons nous faire une idée concrète de l’entreprise d’alors grâce à une vue figurant comme en-tête sur son papier à lettres (ill° 9.3)1017 : on peut la dater entre 1841 et 18451018. Au centre, la Commanderie, avec sa cour ombragée encadrée des ailes surélevées mais complétée désormais à main droite d’une annexe qui présage l’évolution à venir : des bâtiments bas encadrent une cour dominée par une cheminée qui correspond aux « appareils à vapeur » construits en 1827, pour la préparation des couleurs en particulier. La manufacture de papiers peints est encadrée des deux papeteries : à gauche, celle de Roppentzwiller, avec son bâtiment en hauteur de trois niveaux surmonté d’un vaste toit abritant deux niveaux de greniers, complété par une machine à vapeur1019. Le nouveau bâtiment de l’Ile-Napoléon, construit à partir de 1841, apparaît plus moderne, avec sa toiture en lanternon ; alors que l’énergie provient de la chute du canal, une haute cheminée domine l’ensemble et rappelle que les cuves sont chauffées, sans doute à la vapeur ; un ensemble de peupliers d’Italie évoque l’environnement du canal du Rhône au Rhin.

Lors des Expositions de 1844 et de 1849, grâce aux succès entre autres des panoramiques Isola bella (ill° 38) à la première, Eldorado (ill° 39) à la seconde, la manufacture maintient sa médaille d’or1020 : mais ces succès ne lui évitent pas de grandes difficultés avec la quasi-fermeture du marché du Zollverein en 18431021, alors qu’il s’agit, nous l’avons vu, de son marché « naturel » depuis ses origines. En 1843, l’entreprise fait pour la première fois des pertes : 22 000 francs ; elles passent l’année suivante à 76 000 francs et encore 35 000 francs en 1845 ; les résultats des années suivantes restent maigres jusqu’en 1850. Au cours des années 1840, plusieurs enquêtes, contradictoires, nous permettent cependant de mieux situer la taille de l’entreprise. En 1839-411022, elle fait travailler 156 ouvriers pour 80 000 francs de salaires chaque année et produit 250 000 rouleaux de papier peint d’une valeur de 600 000 francs. En 18431023, elle fabrique 200 000 rouleaux de 9 mètres, entre 0,50 et 2 francs, à l’aide de 56 tables d’impression et d’une machine à rouleau ; elle emploie 190 hommes à 2 francs, 84 femmes à 1 franc et 126 enfants à 0,50 franc : s’il est possible que la production ait baissé suite à la quasi fermeture du marché du Zollverein en 1842, le nombre d’ouvriers, lui, n’a pu augmenter dans de telles proportions, ce qui rend peu plausibles les chiffres de l’enquête de 1841. Dans ces années, quatre-vingt-treize motifs sont désormais créés en moyenne chaque année.

En 1839-41, la vente se fait pour un quart en France, un quart en Amérique, la moitié restant en Allemagne, Hollande et Suisse1024. Nous possédons une « récapitulation » des ventes au 31 (sic) avril 18471025. Le total se monte à 382 000 francs, en baisse de 24 000 francs par rapport à l’année précédente, ce qui n’a rien d’étonnant en raison de la crise qui règne alors. Ces ventes se répartissent de la sorte1026 :

A cette date, le marché national représente un petit tiers des ventes, contre un quart en 1826 et en 1839-411027. De Londres à Constantinople, de Stockholm à Lisbonne, pratiquement toute l’Europe achète des papiers peints de Rixheim, à l’exception de l’Empire d’Autriche avec moins de 2 % des ventes, rien comparé à son étendue1028 ; si certains pays demeurent des marchés fidèles (Belgique et Pays-Bas, Suisse), l’Allemagne est en fort déclin, à la suite à l’augmentation des droits dans le cadre du Zollverein1029, mais sans doute aussi à cause de sa production locale en plein essor ; en revanche, l’Angleterre fait figure de nouvelle venue, grâce à l’abaissement des droits de douane des deux tiers en 18461030 : Jean Zuber-Karth écrit en 1851 que cela fit doubler les exportations de son entreprise1031. L’Italie, en dépit de la légende de ses intérieurs peints1032, absorbe plus du dixième des ventes. L’Amérique du Nord, mais aussi du Sud représente un marché important, même si à certaines périodes, ce marché le fut davantage : des notes1033 sur les revendeurs des produits de la manufacture aux États-Unis de 1836 à 1840 montrent tout à la fois l’ampleur et l’irrégularité de ce marché ; on arrive aux totaux suivants :

L’ensemble de la côte Est achète des papiers peints de Rixheim, du Maine à la Nouvelle-Orléans mais aussi, à l’intérieur des terres, Buffalo, Pittsburgh, Cincinnati ; par ailleurs, quelques rouleaux gagnent Montréal au Canada. Cependant, en 1836, New York représente près de la moitié de la vente, Philadelphie et Boston chacune un huitième, vingt-quatre autres cités se partageant le dernier quart. Mais la vente est très sensible aux crises, comme la crise commerciale de 1837.

En 1849, la manufacture, depuis toujours active dans le domaine chimique se lance dans une nouvelle spéculation que Jean Zuber-Karth réserve à son fils Ivan : la fabrication d’outremer. Pour ce faire, la somme importante de 169 109 francs est investie. Le bleu outremer est une des couleurs les plus appréciées dans le domaine du papier peint au milieu du XIXe siècle : proche de la nuance du lapis-lazuli, intense, elle résiste particulièrement bien à la lumière ; le Lyonnais Guimet en met au point la formule en 1828 ; à partir de là, différents chimistes élaborent des procédés de fabrication industrielle, en particulier Leverkus à Wermelskirchen1034. Vers 1849, le kg se paie de 6 à 8 francs. Jean Zuber-Karth interrompt en 1847 les études de son fils à l’École centrale pour l’envoyer étudier chez Leverkus, de façon à monter à Rixheim une unité de production ; de retour à Rixheim, il dirige l’entreprise dont tout le matériel de fabrication a été mis au point sur place. Le produit est vendu avec succès dans toute l’Europe occidentale jusqu’au moment où les prix ne sont plus rentables sans investissement important ; l’activité cesse définitivement en 18651035.

En 1850, la manufacture acquiert à Manchester une machine à imprimer en 6 couleurs entraînée à la vapeur ainsi qu’une machine à foncer avec séchoirs continus à air chaud1036 : le Journal d’Ivan Zuber1037 relate que visitant l’Angleterre pour vendre son outremer et regarder ce qu’il en est dans le domaine de l’impression mécanique, il en conçoit tout l’intérêt et passe commande d’une 6 couleurs chez James Houtson & C° à Manchester1038. Le bilan annuel donne les sommes suivantes, 11 092 francs pour la « fabrication mécanique » et 20 561 pour la machine à vapeur ; l’acquisition est d’importance, non pas tant par son prix (à comparer par exemple aux 170 000 francs investis pour la fabrication de l’outremer) mais parce qu’il s’agit de la première machine à imprimer sur le continent, abstraction faite des machines entraînées à la main, bien moins efficaces ; la manufacture a ici un rôle de pionnier dans la tradition de son fondateur ; mais force est de constater que l’impression mécanique reste longtemps un appoint, comparée à la production à la planche puisqu’il faut attendre 1904 pour que les dessins imprimés mécaniquement l’emportent en nombre sur les dessins imprimés à la planche : la manufacture reste attachée à sa tradition de qualité que la médiocrité de l’impression mécanique n’autorise pas.

Après les réussites aux Expositions françaises de 1844 et 1849, où la médaille d’or est reconduite, après la Légion d’honneur décernée à Jean Zuber-Karth en 1849 sur sa demande expresse dans « l’intérêt commercial de la maison1039», en 1851, la manufacture est présente à l’Exposition de Londres où le jury reconnaît sa production « remarquable par la richesse et le brillant du coloris et par la perfection de l’exécution 1040», l’Eldorado (ill° 39) faisant l’unanimité : mais elle se heurte à la manufacture Délicourt & Cie qui présente les Grandes chasses (ill°19.3 et 21. 5)1041, un panoramique stylistiquement plus novateur ; au moment du vote pour la médaille d’or, les deux manufactures se retrouvent à égalité, la voix du Président faisant la différence en faveur de la manufacture parisienne ; la manufacture alsacienne considère la Prize Medal comme un lot de consolation et la blessure d’amour propre ne se referme qu’en 1867 lorsque, enfin, la manufacture retrouve sa médaille d’or. Jusqu’à cette date, les expositions successives seront préparées avec soin, donnant lieu à des créations exceptionnelles, dans un climat de rude concurrence avec les manufactures Délicourt et, à partir de 1855, Desfossé.

En résumé, l’histoire de l’entreprise en cette première moitié du siècle se caractérise par son exceptionnel dynamisme : ses dirigeants font preuve d’une ouverture d’esprit remarquable, ce que montrent par ailleurs leurs engagements dans la vie sociale. Concrètement, à la manufacture, cette curiosité intellectuelle, doublée d’un pragmatisme et d’une ténacité peu communs, aboutit à une pleine réussite : mise au point de nouvelles techniques, ouverture à de nouveaux produits, même s’ils ne les ont pas créés, conquête de marchés de plus en plus lointains… Mais avec la lassitude de Frédéric, devenu rentier à la quarantaine, et le décès subit de son frère, l’entreprise s’ouvre à des temps nouveaux. Du moins une politique de création a-t-elle été mise en place, qui assure une colonne vertébrale à l’entreprise, quels que soient ses dirigeants.

Notes
1013.

Mais sa vie d’industriel n’est qu’une très faible part de son activité : voir la liste de ses responsabilités dans Zuber 1964, p. 23. Jean Zuber a été conseiller d’arrondissement de 1814 à 1848, maire de Rixheim de 1820 à 1824, conseiller municipal de Mulhouse de 1837 à 1850, président de la Chambre de Commerce de Mulhouse en 1832 à 1841, président-fondateur de la Société d’assurances mutuelles et membre actif du consistoire et de la Société biblique.

1014.

Lors de la liquidation-partage de ses biens en 1853, il possède encore une créance de 122 144 francs sur la manufacture. Jean Zuber n’abandonne pas cependant le papier peint puisque à titre personnel, il commandite la manufacture Délicourt le 7 mars 1836 pour 50 000 francs (Archives de Paris D31 U3, carton 66, document aimablement communiqué par Véronique de la Hougue) jusqu’en 1841.

1015.

Voir les lettres de Frédéric Zuber à ce propos, Zuber 1954, p. 34-42.

1016.

Et le plus important de son histoire.

1017.

Ce papier à lettres appartient à un collectionneur privé Reproduit dans Jacqué 1984, p. 87.

1018.

En 1841 commence la construction de la papeterie de l’Ile-Napoléon, présente sur la vue et en 1845, la papeterie de Roppentzwiller, aussi présente, est revendue en 1845.

1019.

Ce bâtiment a fait l’objet d’une reconstruction en 1826.

1020.

Sans parler de la Légion d’honneur de Jean Zuber-Karth en 1849. Sa fortune se monte à son décès à 1 153 000 francs (Zuber 1964, p. 19 et 20).

1021.

Zuber 1954, p. 34 : il parle à ce propos de déficit en 1843, mais nous ignorons ses sources.

1022.

ADHR 1M127/6 et 9M12.

1023.

ADHR 9M11.

1024.

ADHR 9M12.

1025.

MPP Z 87.

1026.

Nous avons transformé les valeurs en francs en pourcentage pour faciliter la comparaison.

1027.

ADHR 9M10 et 9M12.

1028.

L’Autriche bénéficie d’un régime prohibitif et d’une bonne industrie du papier peint.

1029.

45 centimes par rouleau en 1842, 90 en 1846 : un tarif prohibitif, même si Rixheim ne produit que peu de papiers peints courants. Conséquence « la proximité de notre établissement permit d’en débaucher des ouvriers et contremaîtres, et quelques nouveaux établissements furent ainsi créés dans le Zollverein », parmi lesquels on peut citer Erismann à Breisach, toujours actif, cf. Zuber 1851, p. 22.

1030.

Hoskins 1994, p. 134 ; une nouvelle baisse suit en 1846 ; voir aussi Zuber 1851, p. 19.

1031.

Zuber 1851, p. 19.

1032.

Les palais du Piémont font ainsi appel à d’importants décors de papier peint à cette époque, voir par exemple Pernice 1998.

1033.

MPP Z 87 ; le document (des pages déchirées d’un registre) va jusqu’en 1844 mais de façon incomplète après 1840.

1034.

En Rhénanie-Westphalie.

1035.

MPP Z 195 et 196.

1036.

Zuber 1972, p. 16 : Jean Zuber-Karth s’y serait intéressé dès 1837 lors d’un voyage en Angleterre mais à cette date, la technique est encore dans les limbes.

1037.

Scheurer 1923. Il ne s’agit malheureusement que d’extraits de ce journal qui nous est inconnu.

1038.

Sugden & Edmondson 1925, p. 140 : ils corrigent les noms des raisons sociales utilisés par I. Zuber dans son Journal.

1039.

Zuber 1972, p. 20.

1040.

Rapport du jury.

1041.

Nouvel-Kammerer 1990, n° 31.