La création du motif de papier peint n’a jusqu’à présent été que fort peu étudiée : en fait, le chercheur se heurte à un problème simple, la rareté de la documentation. Certes, les motifs sont conservés en grand nombre, mais rarement signés. Rarissimes sont les ateliers de dessin à nous avoir laissé des archives : pour un atelier comme le Silver studio de Londres, conservant quelques dessins, ce qui est courant, mais surtout les archives comptables de l’entreprise, combien d’ateliers sombrés corps et biens, sans nous léguer autre chose qu’un nom1042. De plus, la recherche ne s’est guère intéressée aux dessinateurs, ne serait-ce qu’à cause de leur statut bâtard, « mi-technicien, mi-artiste1043». Les archives de la manufacture Jean Zuber & Cie nous permettent de soulever un peu le voile, mais beaucoup moins qu’on ne le souhaiterait : curieusement, ce secteur essentiel à la vie de l’entreprise, ne semble avoir tenu qu’une place accessoire aux yeux des responsables de la manufacture, qui n’y font pratiquement jamais allusion.
La manufacture de Rixheim produit chaque année de nouveaux dessins, tout en continuant à exploiter un certain nombre de ses anciens motifs. Une seule exception, la Première Guerre mondiale, qui voit la création cesser alors que ni l’invasion de 1814, puis de 1815, ni les difficultés nées de la guerre de 1870-71 n’ont arrêté longuement son activité. Pour suivre l’évolution de la production, nous disposons d’un outil simple : chaque nouveau motif porte un numéro et renvoie à un livre de gravure, conservé depuis 18251044. Nous nous concentrerons ici sur la période 1802-1853, particulièrement bien documentée.
Apparemment, les choses sont simples pour l’historien : les numéros pairs se réfèrent chronologiquement aux « dessins », les impairs aux bordures et frises. La réalité se révèle plus complexe. Il arrive tout d’abord que, pour des raisons qui nous échappent, des numéros ne soient pas utilisés, quoique cela reste l’exception. Par ailleurs, la comptabilité des numéros impairs se révèle complexe ; s’il s’agit, comme souvent dans les années 1840-80, d’une bordure qui s’apparente à une formule de décor simple, destinée à encadrer un motif, les numéros sont démultipliés, un pour le motif, un autre pour le « coin », un autre encore pour « l’agrafe ». De leur côté , décors et panoramiques sont d’habitude numérotés en continu, sans tenir compte des pairs et impairs, à raison d’un numéro par lé. Certains numéros sont aussi « réservés » d’une année sur l’autre parce que la gravure a pris du retard ou pour toute autre raison. Enfin, ceux qui tiennent ces cahiers ne font pas toujours preuve d’une absolue rigueur. Mais tels quels, ils nous livrent une assez bonne approche de la production, que l’on souhaite l’étudier dans un cadre chronologique ou que l’on préfère analyser la production d’une seule année.
D’une année à l’autre, le nombre de dessins mis sur le marché varie1045 : dans la première décennie à compter de 1804, on atteint une moyenne annuelle de 69 nouveaux dessins, un chiffre qui se maintient jusqu’en 1824. On arrive progressivement à la centaine en 1854. Bien entendu, il faut ajouter à ces dessins les dessins anciens que l’on continue à imprimer, en particulier les articles dits « de fond », panoramiques et décors, mais aussi des motifs qui sont hors du temps et connaissent le succès sur la longue durée, en particulier des motifs architecturaux simples ou certaines fleurs. La manufacture continue par exemple à éditer dans les années 1820-30 des créations de Malaine de la période révolutionnaire, des corbeilles de fleurs1046 mais aussi des bordures de fruits1047.
Pour dessiner ces motifs, la manufacture de Rixheim fait appel, entre 1804 et 1850, à une quarantaine de dessinateurs1048. Aucun n’a atteint la notoriété en dehors du domaine étroit du motif1049, très peu ont laissé derrière eux des traces autres que celles de leurs créations. Il s’agit de « dessinateurs de fabrique » travaillant dans le cadre d’un « atelier de dessin industriel » beaucoup plus que d’artistes1050, même si ce terme apparaît de loin en loin quand il s’agit de valoriser la production. Très étrangement, la manufacture ne fait jamais allusion à son atelier de dessin lorsqu’elle se présente : pas un mot quand, par exemple, l’entreprise se décrit lors des enquêtes industrielles ou des expositions1051. Or cet atelier existe depuis les débuts de l’entreprise et, si des dessins sont achetés auprès d’autres ateliers, en particulier parisiens et mulhousiens, nombre de motifs sont créés sur place et, de toute façon, quelle que soit l’origine des dessins, l’échantillonnage des couleurs est toujours réalisé localement.
Dès 1804, Jean Zuber utilise les services de Pierre-Antoine Mongin (ill° 24)1052 pour diriger sans doute de façon informelle l’atelier, comme l’avait fait en son temps Malaine. Par la suite, dans les années 1820-40, son fils, Frédéric1053 cumule l’activité de directeur artistique, de dessinateur1054 et de voyageur, sous la ferme gouverne de son père :
‘L’établissement et le choix des dessins incombait au jeune Fritz (Frédéric). Il composait lui-même les articles courants et faisait de fréquents séjours à Paris, d’où il rapportait des dessins1055.’C’est lui qui définit la composition annuelle de la collection (annexe 7) : nous avons conservé la copie de carnets montrant comment, dans les années 1826-30, il réalise ce travail1056. Dans un premier temps, un cadre définit le type de documents souhaitables pour la prochaine collection, comme par exemple ici en 1827-281057 :
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La page suivante distingue pour les dessins les catégories : « riches, effets, satins fins, mi-fin, ordinaire, communs » et pour les bordures : « brindilles, bord.(ure) (illisible), bordure 4 bandes, talons, lambris, frises, draperie ».
Un programme aussi rigoureux est le fruit d’un travail intense de contact avec les clients : Frédéric Zuber voyage et il connaît les souhaits des revendeurs. Nous voyons par ailleurs que dans les notes conservées pour les années 1840, les remarques des voyageurs remontent à l’atelier : dessins qui ne plaisent pas, couleurs préférées, demandes express de la clientèle. Il arrive d’ailleurs que certains articles soient imprimés à l’intention de marchés spécifiques, en particulier l’Amérique, dont les goûts semblent nettement différer des goûts européens, Fiedler, qui importe les papiers de Rixheim Outre-Atlantique, réalise de véritables études de marché, ville par ville1064. Voici par exemple ce qu’il réclame en 1832 :
‘à Philadelphie on place principalement des borduresCe premier travail réalisé, il s’agit, comme nous l’avons vu, de construire la collection, avec un premier critère économique : le prix de revient mentionné. A cette époque, même si la manufacture privilégie « l’article fin », elle couvre cependant l’ensemble de la fabrication, du plus riche au plus modeste, étant entendu que, imprimé encore exclusivement à la planche, le modeste reste coûteux, ce qui ne sera plus le cas après 1850 avec l’irruption de la fabrication mécanique.
La collection construite, il importe de la faire dessiner. Frédéric Zuber fait ainsi le point sur les collections 1823/24 et 1824/25 sous cet angle :
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Michel Spörlin, beau-frère de Jean Zuber, installé à Vienne, fournit des dessins à la manufacture : lui-même dessine1068, mais nous ignorons si tous les dessins sont de sa main ou, simplement, de sa manufacture ; ce qui est sûr, c’est que Rixheim reprend tels quels les dessins de Vienne1069. Henry Küpfer, formé par Mongin, travaille à Rixheim de 1820 à 1829. Les dessins parisiens sont achetés à différents ateliers de la capitale comme Julien, Lagrenée, les Méry père et fils, Lapeyre, Morage, Henry Terne pour reprendre les noms de ceux qui apparaissent dans les cahiers d’échantillonnage de l’époque. Et Frédéric Zuber, quoique débutant dans les années 1820, dessine, en plus de ses nombreuses autres tâches dans la manufacture. Quant aux anciens, ce sont des dessins de collections précédentes, édités ou non. A cette date, grosso modo un tiers provient de l’atelier, un tiers de Spörlin et un tiers de Paris. La part de Spörlin se réduit fortement après 1825 mais, quelle que soit l’époque, la manufacture fait appel aux ateliers parisiens, dans des proportions variables.
Le dessin réalisé, il faut préciser sa coloration : l’échantillonnage des couleurs semble sans limite, le nombre de variantes énorme, couramment plus d’une dizaine, en particulier au cours des années 1820 grâce aux possibilités immenses offertes par l’irisé. Mais à toutes les époques, la manufacture, privilégiant la qualité, n’a jamais lésiné sur l’offre dans ce domaine. Il arrive que l’on recolore un ancien motif ou que l’on imprime une variante de couleurs pour un client particulier.
Au fur et à mesure de l’élaboration de la collection, Frédéric Zuber tient un carnet de croquis avec force notes, en fonction des renseignements accumulés, des contacts entretenus :
‘des marbres nouveaux : voir ceux de Pignet1070 ’des collections des confrères soigneusement analysées :
‘parmi l’assortiment de Dptn (Dauptain) de tournée il y a de jolis prismes obliques dans n/ genre, surtout un dessin simple & largement établi à montants ondoyants à feuilles & fleurs (croquis)’des impératifs commerciaux :
‘il serait nécessaire de réduire le prix du satin à 3 f, Sattler, Young et d’autres fabricants du pays1071 ne comptent guère que 2,8 f et cette réduction est le seul moyen de faire prendre des mi-fins en place des communs.et des données techniques, en particulier à cette époque celles concernant l’irisé :
‘p.(our) la démarcation il faudra ou suivre la ligne droite à peu pr ès du carré en prenant pour terminaison les petits fleurons ou feuilles ou bien chercher d’autres lignes comme (croquis) ou approcher du contour voisin irrégulièrement.’A la fin, toutes les données sont rassemblées dans des cahiers d’échantillonnage (1825-33) qui prennent ensuite le nom le nom de livres de gravure (1833-1952)1072 où pour chaque motif figure son numéro d’ordre, un titre, le nom du dessinateur, le nombre de planches, le coût et la durée de la gravure, les différentes colorations ; à la fin du XIXe siècle s’y ajoute le coût du dessin. Les motifs sont regroupés par collection annuelle. En fin de collection sont précisés les numéros que l’on n’a pas utilisés pour l’une ou l’autre raison (retard, projet abandonné), ce qui est reporté à plus tard (« réservé »).
La manufacture, à la différence de ce que l’on observe au XVIIIe siècle, a rationalisé ses méthodes : on y construit de véritables collections, en fonction de critères clairs, fondés sur ce que l’on ne nomme pas encore « étude de marché ». Les dessins choisis sont ensuite mis en fabrication, au moyen de techniques qui, elles aussi, ont évolué.
Les archives du Silver studio sont actuellement conservées au MODA, Middlesex University, Londres.
Pour reprendre l’expression d’Alphonse Daudet décrivant une manufacture de papier peint parisienne sous le Second Empire (Daudet 1874) : malheureusement, la manufacture, à peine brossée, n’est que le cadre d’une intrigue sentimentale qui forme l’essentiel du roman.
MPP Z 178-182. Les prix de chaque dessin sont indiqués à partir de 1856, avec récolement annuel. En règle générale, le nom du dessinateur figure de façon plus ou moins lisible (voir Fabry 1984, p. 100-105) ainsi que l’échantillonnage. Le Musée des arts décoratifs, département papiers peints, possède les livres de gravure de Desfossé et Leroy, mais ils sont loin d’être aussi complets.
Nous avons travaillé par décennie, voir le tableau en annexe.
La Corbeille à fleurs n° 221 de 1793-4 est présentée à l’Exposition des produits de l’industrie de 1819, ADHR 9M27 ; on la retrouve vendue dans les années 1830 au château de Coinsins (Vaud), doc° MPP.
Comme par exemple Nouvel (Odile) 1981, n° 290, 291.
Sur près de 180 entre 1802 et 1914.
On pourrait citer le nom de Benner, avec deux dessins en 1866, sans doute Emmanuel, devenu un peintre académique apprécié et Gustave Jeanneret (1847- 1927 ) qui, comme on le verra, quitte rapidement le monde du motif pour les ateliers parisiens avant de connaître le succès comme peintre académique en Suisse.
L’exception la plus notable est celle de Chabal-Dussurgey dont le décor Gobelins fait plus loin l’objet d’une étude avec les autres décors. Les termes utilisés se rencontrent systématiquement dans les courriers divers de l’entreprise.
Encore en 1867, au moment de l’Exposition, lorsque Ivan Zuber répond aux enquêtes de De Kaeppelin ou de W.F. Exner, destinées aux rapports que ces deux hommes écrivent, il n’est pas fait mention de cet atelier alors qu’apparaissent tous les autres : gravure, couleurs, mécanique… (MPP Z15).
Créateur de panoramiques, Mongin (Paris 1761-Versailles 1827) donnera lieu à une présentation plus approfondie dans le cadre de l’analyse de l’élaboration des panoramiques.
1803-1891. Voir Zuber (P-R) 1954.
De 1820 à 1844.
Lettre d’Eugène Ehrmann du 22 juin 1894 à Ivan Zuber, archives familiales, aimablement communiquée par Bertrand Zuber (copie au MPP).
Brouillon de composition 1826-1827, Brouillon et notes 1827, Notes pour l’assortiment, extrait du cahier d’échantillonnage et d’assortiment 1829-1830 : ces documents conservés sous forme de photocopies, les originaux ayant disparu, MPP Z 186. S’y ajoutent des notes pour les années 1845-51, mais éparses, MPP Z 186.
Tous les prix sont codés comme il est de règle dans les livres d’échantillonnage ; nous les avons traduits : HERCULANOM/1234567890.
Voir Jacqué-Fabry 1985.
Utilisés ici comme devants de cheminée.
Francs.
Francs.
Il signe la lithographie du Jardin persan « Spërlin del et sculp. ».
Ainsi que nous avons pu le constater avec Christian Witt-Dörring en comparant les deux. Les documents de Vienne sont antérieurs à ceux de Rixheim.
Une entreprise de papiers peints de St Genis-Laval, aux portes de Lyon (1818-1870), cf. Hardoin-Fugier 1990.
L’Angleterre.
MPP Z 178-183.