L’étude des thèmes mis en scène par les panoramiques du XIXe siècle se résume à trois types de sujets: l’ailleurs, le mythe littéraire ou héroïque ou, plus rarement, le quotidien vu uniquement sous l’angle du loisir, essentiellement la chasse et le jardin, mais aussi la ville.
Le premier thème (ill° 16) l’emporte de loin et pour cause: jamais, en cette première moitié du XIXe siècle, on n’a autant sinon voyagé, du moins souhaité voyager : les deux premiers panoramiques documentés de 1804 appartiennent à cette catégorie et, avant eux, marquées par la tradition du Grand tour, les premières Vues d’Italie (encore mal datées) aussi : ce genre se maintiendra jusqu’à la fin du panoramique, avec le Brésil, ill° 16.5(Desfossé & Karth, 1862). Mais il va connaître une profonde évolution. Au départ, l’ailleurs se concrétise dans une vision idéalisée d’un pays lointain, les îles du Pacifique selon Cook, par exemple, mais conformes à la vision européenne : les femmes, par exemple, portent des robes sans réalité aucune, du moins satisfont-elles la pudeur que présuppose un produit destiné à la bourgeoisie de l’époque (ill° 16. 1). Quand Jean Zuber aborde l’Hindoustan, ill° 26(1807), il prend soin d’en éliminer tout ce qui pourrait non seulement inquiéter, mais même être simplement désagréable; pas de coolies miséreux, pas d’idoles effrayantes (le taureau de Tanjore ne l’est guère), pas non plus de mœurs inquiétantes : on reste dans le domaine du pittoresque. On peut en dire tout autant de la Grande chasse au tigre dans l’Inde, ill° 16. 4(Dufour, vers 1818): le prospectus précise même que “cette chasse offre si peu de dangers que les femmes s’en procurent souvent le spectacle”; quant aux danses des bayadères que le prospectus dit « très voluptueuses et même lascives », elles n’offensent en rien la décence. Si Jean Zuber a proposé par deux fois des vues de Suisse, en 1804 (ill° 25) et en 1815 (ill. 28), c’est parce que la simplicité de vie de ses habitants, au cœur de paysages sublimes, semble appartenir à un âge d’or oublié. Quant aux Turcs, ils relèvent du répertoire de la turquerie (ill° 16.2). De leur côté, les diverses Vues d’Italie (ill° 29) reprennent les paysages plus ou moins idéalisés du Grand tour. En un mot, les fabricants ne font que conforter la curiosité née des Lumières, transformée en exotisme rassurant: l’ailleurs, aussi différent soit-il, permet de projeter sa propre vision du monde, beau et serein.
Quelques années plus tard, Jean Julien Deltil casse le moule, peut-être inconsciemment : dans les Français en Égypte , ill° 18.1(Velay, 1818), son Égypte est des plus conventionnelle et les combats qui s’y déroulent n’ont rien d’horrible ; l’héroïsme prend cependant ici une dimension nouvelle, la grandeur des ruines pharaoniques donnant un cadre digne de lui à l’héroïsme moderne. Avec les Combats des Grecs, ill° 33(Zuber, 1829), la situation est déjà différente : le sacrifice des Grecs modernes est comparable à celui des héros de la Grèce antique, et les Turcs, aussi pittoresques soient-ils, sont désormais condamnés. Plus ambiguë encore est sa vision du Brésil (ill° 34) chez J. Zuber & Cie en 1830, s’inspirant et du texte et des croquis du voyageur bavarois Johann-Moritz Rugendas1171 : au lieu de la tolérance des Lumières pour le bon sauvage, on peut y lire une condamnation en règle de la vie primitive, de pair avec l’exaltation de la civilisation occidentale. Les Européens sont bien accueillis par des Indiens qui portent un pagne (et sont donc sur la voie de la civilisation) et en reçoivent des cadeaux ; en revanche, les indigènes restés sauvages sont nus, mènent une vie dangereuse (la femme et l’enfant sur le pont de lianes sont sous la menace d’un crocodile), et ils sont aimablement comparés à des singes (humains et singes sont dans des positions semblables); la meilleure solution devient alors la colonisation, l’élimination des Indiens, avec ce qu’il faut de fumée pour rendre les faits supportables et, à l’aide d’esclaves africains, sont établies des plantations dont le produit rejoint l’Europe : on est loin des îles du Pacifique où dansaient aimablement les indigènes emplumés... Quand Deltil représente pour Jean Zuber & Cie en 1834 les Etats-Unis (ill° 36), on y voit un pays où règne la prospérité grâce au commerce (le port de Boston) protégé par une solide armée (West-Point); les dangereux guerriers indiens en sont réduits à des danses pittoresques pour touristes ; quant aux Noirs, s’ils apparaissent en bourgeois, le fabricant peut, en changeant quelques planches, les transformer en Blancs, si le client le souhaite.
Des valeurs nouvelles sont donc apparues: l’ailleurs n’est plus ce monde élégiaque représenté au début du siècle, il devient le lieu de conflits (en particulier par le biais de la colonisation), et surtout l’objet d’une mise en valeur économique ; l’esprit des Lumières a fait place aux conséquences sociales des révolutions politiques et économiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle et le panoramique, d’abord fidèle aux Lumières, entre de plain pied dans l’univers du XIXe siècle.
Quand, enfin, à partir de 1842, Jean Zuber avec Isola bella (ill° 38), l’Eldorado, ill° 39(1849) et les Zones terrestres, ill° 40(1855) puis, à sa suite, Jules Desfossé (L’Eden, 1861 et le Brésil, 1862, ill° 16. 5)) représentent une nature luxuriante, certes, mais qui n’a rien d’une jungle : elle est figurée à la façon d’un jardin que l’homme aurait créé. Ainsi l’Eldorado :l’homme en est absent mais chaque allusion à un continent juxtapose une flore somptueuse à des bâtiments représentatifs de ce continent. Le message est clair : l’univers est beau parce que l’homme l’a transformé. De même, on n’a pas montré d’homme dans les Zones terrestres (à l’exception de ceux que l’on entrevoit sur une barque perdue dans la mer glaciale): mais, quel que soit le pays dépeint, il est mis en valeur (ou va l’être) par l’homme que l’on retrouve près des pôles, dans les montagnes suisses enrichies grâce à l’élevage bovin, l’Algérie où les animaux sauvages sont chassés, le Canada où la forêt primaire est rasée pour permettre des cultures ; le Progrès va son train, transformant la nature en quelque chose d’aussi séduisant qu’utile.
Les thèmes littéraires et héroïques sont la seconde source d’inspiration : les thèmes proprement héroïques, ne se manifestent guère qu’à la fin des années 1810 et au début des années 1820 et, à l’exception des Combats des Grecs, ill° 33(Zuber, 1829), ils illustrent l’épopée napoléonienne et s’inscrivent dans la légende en train de se créer. Quant aux œuvres illustrées, elles appartiennent au vieux fonds mythologique et littéraire : l’ouvrage le plus contemporain est la Dame du Lac de Walter Scott, publiée en 1810 (panoramique de Jean Zuber & Cie en 1827, ill° 32) ; aux romantiques ont été préférés les classiques à vocation universelle, susceptibles de donner lieu à une représentation sous la forme de paysages ; il y a pourtant de grands absents : l’Iliade et l’Odyssée, l’Enéide, l’Histoire romaine par exemple ou les grands dramaturges. Le fait est que, lors de la période majeure de création (1810-1830), on n’a jamais autant édité et réédité les classiques, les courants plus contemporains ayant alors du mal à s’affirmer; mais on observe en même temps l’abandon des références antiques, ce qui traduit l’ascension sociale de classes nouvelles, moins sensibles et sans doute moins attachées à l’héritage de la Grèce et de Rome1172 : il est frappant par exemple que les Métamorphoses d’Ovide (ill° 15.1) aient donné lieu à une création vers 1795 mais que ce fonds très riche, exploité traditionnellement par les beaux-arts (qui vont d’ailleurs continuer à le faire), ait été abandonné par la suite. De ce point de vue, alors que règne en maître le néoclassicisme dans le monde des arts, son influence est nettement moins tangible dans le panoramique : le public de ce dernier n’a sans doute ni la même culture, ni les mêmes références que ceux qui fréquentent le Salon en connaisseurs.
Quant au dernier thème, le quotidien, il se concentre pour l’essentiel autour des jardins et de la chasse, c’est-à-dire un quotidien complètement sublimé, aux références aristocratiques, mais aussi, dans la tradition rousseauiste, un quotidien où la nature devient indispensable. Les jardins1173 en particulier ont rencontré un immense succès aux Etats-Unis : les Jardins anglais ill° 17. 1 (Dufour, vers 1804), les Jardins français, ill° 30(Zuber, 1822), le Parc français (Jacquemart., vers 1825). Tout jardin se veut microcosme, et plus encore ces jardins paysagers et pittoresques du début du XIXe siècle : aussi, ces panoramiques rassemblent-ils quelques unes des fabriques alors fort à la mode à Trianon, aux Tuileries ou à Bagatelle ainsi que celles que proposent les publications de l’époque1174; leur exotisme de pacotille fait revivre avec infiniment de charme nombre de pays rassemblés ici en quelques lés : le dépaysement est garanti. Et on peut imaginer sans peine le riche propriétaire perdu sur la Frontière de l’Ouest, dans un quasi-désert, au cœur d’un pays hostile, rêvant d’un monde plein d’aménité devant son panoramique. Prenons par exemple les différents personnages des Jardins français: une succession de scènes galantes en vêtements élégants, des promenades en barque en délicieuse compagnie, des musiciens se retrouvant pour jouer ensemble dans une ombre propice. Même (et surtout) si ces pionniers n’ont jamais connu cette vie-là en Europe, ce parfum délicat, légèrement aristocratique, devait leur permettre d’oublier quelque peu leur isolement et de rêver à ce quotidien sublimé où les femmes sont douces, les enfants sages, les Indiens absents, le travail jamais harassant et le paysage si différent de celui qu’ils voient par la fenêtre.
Même sublimation dans les chasses (ill° 19)1175 : le décor comme le décorum font oublier toute violence, on est, comme par exemple dans la Chasse de Compiègne (Jacquemart 1812) entre gens de bonne compagnie qui, la chasse terminée, se réjouissent aimablement d’une collation au pied d’une élégante fontaine ; les rares paysans représentés sont la déférence même. Grâce au panoramique, le monde aristocratique participe du quotidien de chacun.
Finalement, il y a du Bovary dans l’univers du panoramique : en 1857, Gustave Flaubert publie son roman Madame Bovary où il décrit l’existence désespérée d’une jeune bourgeoise au cerveau farci de songes romantiques dans un village normand sous la Monarchie de Juillet. Or, tout ce que rêve de vivre (ou vit si médiocrement) Madame Bovary dans les années 1840 se retrouve dans les panoramiques : le beau monde entrevu au château de la Vaubyessard, avec son parc, ses chevaux, la chasse, les voyages en Italie de ses visiteurs, Paris, et puis ces pays lointains où l’on apercevait “quelque cité splendide avec des dômes (...), des statues pâles, qui souriaient sous les jets d’eau”, où elle pourrait vivre dans “une maison basse à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe” et faire des promenades en gondole... Même l’opéra est présent avec Lucia di Lammermoor 1176, qui plonge aux mêmes sources que la Dame du lac: (Zuber, 1827), en un mot, tout ce qui permet d’échapper à l’ennui du quotidien, tout ce qui finalement, comme l’écrit Gustave Flaubert, fait “les délices de la chair et de l’âme”...
De son côté, en 1849, Eliza Chinn Ripley se souvient avec émotion de la montée des escaliers chez une de ses amies, à Ascension Parish en Louisiane, alors qu’elle était enfant :
‘Le hall était large et long, décoré de véritables scènes de jungle en Inde. Un grand tigre sautait d’épais fourrés sur des sauvages qui fuyaient de terreur. De hauts arbres atteignaient le plafond avec des boas rayés de couleurs criardes enroulés autour de leurs troncs; des serpents vous scrutaient du regard en sifflant; des oiseaux au gai plumage, des perroquets, des paons partout, quelques uns faisant la roue, presque hors de vue dans la verdure; des singes se balançaient de branche en branche; des orangs-outangs et pleins d’indigènes à la peau sombre, presque nus, se promenaient de ci, de là1177. ’Il est amusant ici de constater combien le souvenir enjolive la vision de la petite fille, impressionnée par la Grande chasse au tigre dans l’Inde (ill° 16. 4) de la manufacture Velay, vers 1818 où, en réalité, il n’y a ni serpent, ni orang-outang...1178 Mais seule compte la fuite dans un monde où l’imagination est reine.
Et peut-être moins formées aux »humanités » lors de la période révolutionnaire.
Pour un point sur ce thème, voir Baridon 1998.
Jacqué 1980.
Un thème que traite aussi la toile imprimée : à Jouy, Munster, en Angleterre, cf. catalogue Histoire singulière de l’impression textile, MISE 2000, p. 77-80.
Opéra de Donzetti, 1835, d’après The bride of Lammermoor de Walter Scott (1817).
Ripley 1912, p. 77.
On me permettra un souvenir personnel : Voici quelques années, un petit garçon rencontré au Musée du papier peint, devant les Vues d’Amérique du Nord (Zuber, 1834) dont sa grand mère possédait une réédition récente, regarde de près le panoramique ; dans la scène de la parade militaire à West Point, il scrute attentivement les soldats puis constate, intrigué et un peu déçu, que chez sa grand mère, les soldats n’ont pas de plumets rouges, comme dans l’exemplaire qu’il a ici devant lui. Un imprimeur avait failli à sa tâche et seuls des yeux d’enfant pouvaient s’en rendre compte...