2.4.3. Pour une lecture économique

Même s’il ne représente qu’une partie, certes non négligeable, mais non majoritaire de son activité, le panoramique joue un rôle fondamental dans la vie des manufactures, celle de Rixheim en particulier.

Du point de vue de la notoriété tout d’abord : il est étonnant de constater qu’à l’heure actuelle, le poids de l’Histoire aidant, le nom de Zuber conserve une aura dont profitent, sinon abusent encore ses propriétaires actuels ; le terme de Rixheimer Tapete désigne, on l’a vu, dans l’aire germanique tout beau papier peint et aucune manufacture n’a vu son nom transformé de la sorte en nom commun. Aux États-Unis de même, le terme Zuber vaut souvent pour panoramique à l’heure actuelle, non d’ailleurs sans snobisme1179. Derrière cette notoriété présente s’en cache une plus ancienne, qui l’a construite : ce qui l’exprime le mieux, ce sont les Expositions, seul moment au XIXe siècle où les productions industrielles sont sur le devant de la scène. Or, lors de ces Expositions, la production courante des manufactures, quelle qu’ait été sa qualité, n’intéressait guère1180 : elle était certes loin d’être aussi spectaculaire que celle des panoramiques, pour le commun des mortels qui visitent l’Exposition comme pour les jurys professionnels qui, d’année en année, depuis 1806, on eu à juger la production des papiers peints exposée. On peut prendre les uns après les autres les rapports des jurys ou les articles qu’ont inspirés les papiers peints, ils ne parlent guère que des panoramiques, laissant dans l’ombre le reste, alors même que les panoramiques sont, bien sûr, loin de dominer le marché. L’enjeu est si important que, durant le Second Empire, les Expositions voient même une guerre ouverte entre trois manufactures : Jean Zuber & Cie, Délicourt, et le nouveau venu Desfossé. Zuber a été battu par Délicourt à Londres en 1851, à une voix, celle du Président du jury1181. Zuber n’aura de cesse de regagner la plus haute récompense et il n’y parviendra non sans mal qu’en 1867. Nous avons conservé le brouillon des courriers dont la manufacture bombarde le jury par différents intermédiaires en 1862, de façon à faire valoir sa vision et obtenir la médaille tant convoitée…1182

Tout ceci reste difficile à comptabiliser : bien entendu, les produits les plus élaborés permettent d’en vendre de plus simples, le même nom figurant dans les deux cas, alors que finalement la médaille n’a été attribuée, en fait, qu’aux panoramiques. Mais ceci ne se formalise guère à une époque où le « marketing » et la « communication » sont loin de prendre une dimension scientifique : ce qui ne veut évidemment pas dire que les manufactures – et la manufacture de Rixheim en particulier – ne soient pas sensibles à leur image, loin de là.

A défaut d’éléments difficiles à quantifier, les archives nous montrent l’ampleur de la place des panoramiques dans le quotidien de l’entreprise. Mettre sur bois et graver un panoramique bloque l’atelier pendant de longs mois, aux dépens des collections annuelles ; imprimer un panoramique se réalise en plusieurs semaines pendant lesquelles de nombreuses tables sont mobilisées. Mais il est clair que ça ne va pas sans bénéfice, un bénéfice cependant impossible à comptabiliser : les archives restent par exemple muettes sur le pourcentage du chiffre d’affaires que représentent les panoramiques. Dans ces conditions, les inventaires annuels réguliers sont susceptibles de nous livrer le seul indice dont nous disposons de façon régulière, encore faut-il pouvoir correctement les interpréter.

Chaque année, les « paysages » sont clairement distingués des autres papiers peints ; après l’apparition des « tableaux » en 1863, ils forment avec eux, à partir de 1867, les « articles de fond », heureuse appellation puisque nombre de panoramiques restent en fabrication des décennies durant, à la différence des motifs qui, eux, passent rapidement de mode. Mais les chiffres sont difficiles à manier : une part médiocre des panoramiques dans le stock inventorié signifie-t-il une mévente ou son contraire ? En fait, dans la mesure où les panoramiques sont réimprimés dès que le besoin s’en fait sentir, qu’ils s’écoulent régulièrement pour la plupart, ce chiffre reste un bon indicateur du poids des panoramiques dans la vie de l’entreprise, ce que corroborent par ailleurs les choix stratégiques qu’il est possible d’observer dans l’évolution du produit.

Que l’on utilise les chiffres bruts ou les moyennes sur trois ou sept ans pour éviter les variations ponctuelles, on arrive aux constations suivantes :

  1. de 1807Premier inventaire comportant des panoramiques, les inventaires entre 1800 et 1807 ayant disparu. à 1818, les « paysages » passent progressivement de 8 à 20 % du total de la valeur de l’inventaire,
  2. de 1818 à 1840, la progression continue à un rythme beaucoup plus lent, de 20 à 26 %,
  3. de 1840 à 1853, on observe une chute régulière, de 26 à 12 %,
  4. de 1853 à 1869, la remontée est très nette, de 12 à 30 %, mais en tenant compte à partir de 1862, début de leur présence, des « tableaux » qui arrivent à 8 % en 1869, donc 22 % pour les panoramiques ; les expositions de 1855, 1862 et 1867 montrent des pointes nettes,
  5. à partir de 1870, la chute est régulière pour atteindre des chiffres négligeables en fin de siècle : paysages et tableaux passent lentement de mode pour disparaître au début du XXe siècle.

Ces données épousent assez bien la chronologie du panoramique, loin d’être régulière comme nous le verrons. Elles montrent surtout qu’à partir du jour où les panoramiques sont mis en fabrication, ils représentent entre 10 et 26 % du stock et donc une part majeure de l’activité de l’entreprise, justifiant le choix pionnier de Jean Zuber en 1804.

Notes
1179.

Voir parmi de nombreux exemples comparables le site de l’Université de Clarksville dans le Tennessee : www.apsu.edu/inneraction/releases/show_news.asp?id=44

1180.

Voir à ce propos Pinault 1984.

1181.

Jean Zuber-Karth le rappelle en petits caractères dans son Rapport de 1851, sous le tableau des récompenses, p. 16.

1182.

MPP Z6.