2.4.4. Pour une lecture chronologique

Le panoramique a été le plus souvent envisagé comme un tout sur le plan chronologique1184 : le peu d’étude sur le sujet n’a fait qu’accentuer le phénomène. Or, quel que soit l’angle envisagé, le panoramique est loin d’être une entité unitaire. Charles Blanc1185, de son regard aigu, le constatait déjà sous l’angle stylistique en décrivant Les réjouissances populaires aux Champs-Élysées… (ill° 17. 4) de la manufacture Velay, créées vers 1825 :

‘… dans le temps où les artistes et les fabricants de papier peint ayant des vues moins ambitieuses, se contentaient des moyens inhérents à leur industrie et en acceptaient l’insuffisance, - il y a un demi-siècle et plus, - on les vit produire des ensembles de décoration qu’ils surent rendre très intéressants, non pas en dépit des procédés mis en œuvre, mais à cause de la rudesse du moyen. (…) tout est exprimé à peu de frais ; chaque objet se modèle, tourne, prend son relief, quoiqu’il soit taillé, pour ainsi dire à facettes, par les teintes crues que la planche y a déposées. Je ne sais pourquoi l’on a renoncé à cette manière franche rudimentaire, heurtée (…) mais qui, dans sa rude franchise était bien préférable à celle qu’on obtiendrait péniblement aujourd’hui par les teintes fondues au blaireau, de nature à imiter une exécution molle, sans accent. ’

Charles Blanc oppose ici clairement le style pictural du panoramique, qui prend le dessus à partir des années 1840, à la dimension d’image populaire surdimensionnée qui était celle des premières créations. Cette évolution stylistique, la plus évidente, en cache d’autres : Odile Nouvel-Kammerer distingue un avant et un après Isola bella (ill° 38) créé par Jean Zuber & Cie en 1842, mais d’autres éléments méritent d’être pris en compte, en particulier le nombre des créations et des réimpressions, les tentatives restées sans lendemain ou le rôle pionnier de tel ou tel panoramique particulier. Le plus simple est de partir d’une démarche chronologique, en se fondant sur la catalogue de Nouvel, auquel, à de petits détails près, nous adhérons.

La première génération de panoramique - et la plus abondante puisqu’avant 1820, il y a déjà plus d’une trentaine de panoramiques sur le marché - voit l’apparition d’un paysage idéalisé peuplé de personnages dignes de quelque Arcadie, un terme qui se transforme d’ailleurs en titre à la manufacture de Rixheim en 1811. On en a, parmi bien d’autres, un bon exemple avec la Chasse de Compiègne (ill° 19. 1) de Jacquemart (1812). Nous y assistons à un divertissement aristocratique par excellence, la chasse à courre, qui se déroule à proximité d’une résidence majeure du souverain, consacrée pour l’essentiel à cette activité. Mais Carle Vernet, le dessinateur, a moins insisté sur tout le cérémonial propre à cette occupation que sur l’animation qu’elle crée dans une campagne idéalisée : des paysans déférents et des promeneurs distingués admirent la chasse, des femmes affables et des hommes courtois rivalisent de galanterie lors d’une élégante collation au pied d’une fontaine dans la forêt, perpétuant les grâces du siècle précédent... Par ailleurs, le traitement des arbres témoigne d’un rare raffinement de touche rappelant celui des Métamorphoses d’Ovide (ill° 15. 1), et surtout, par la légèreté du feuillage, les arbres des papiers chinois peints à la main. Ce que le monde aristocratique a de plus attrayant a été réuni ici pour faire rêver l’heureux propriétaire d’un tel décor – habitant quelquefois Outre-Atlantique à quelques lieues des premiers Indiens, encore menaçants… Des tertres de gazon, des allées irrégulières, des eaux calmes, quelques fabriques créent un monde serein, fort éloigné de la réalité, transformé en un pays d’illusion des plus séduisants.

Qu’il s’agisse de vues d’Italie ou de Suisse, de jardins ou de chasses, de pays lointains ou proches, de romans ou de légendes, la démarche est toujours la même : les manufacturiers proposent un paysage calme et charmeur qui, brisant les limites trop étroites du mur, entraîne l’heureux propriétaire du panoramique sur les ailes du rêve - mais sans risque de cauchemar. Rien d’inquiétant, rien de choquant non plus : même l’érotisme y reste bon enfant ; les réputées « très-voluptueuses et même lascives » danses des bayadères de la Chasse au tigre, ill° 16. 4(manufacture Velay, vers 1818)si l’on en croit le prospectus, ne risquent pas, nous l’avons vu, de troubler grand monde et chacun sourira du jeune garçon qui, caché derrière un tronc d’arbre, joue les voyeurs en jetant un regard appuyé sur une jeune femme qui remonte son bas le long des rives de la Seine dans les Vues de Paris (Dufour 1812)…

Ces Vues de Paris proposent même une vision aussi étrange qu’engageante : le long de la Seine sont alignés arbitrairement des monuments parisiens tandis que sur l’autre bord du fleuve, au premier plan, se déroule un quotidien qui appartient au monde de la vie rêvée, scènes galantes, jeux d’enfants, cavaliers se promenant au cœur d’une nature bucolique... Détail d’importance : aucun pont ne relie les deux rives. On a pu comparer cette vision à celle de l’Ile St Pierre, tant chantée par Rousseau, parce que si éloignée des vices de la ville - quelles que soient ici les séductions de sa splendeur architecturale -.

Les dessinateurs choisis à dessein par les manufacturiers mettent au service de cette vision un style qui accuse la dimension horizontale, limite le nombre des personnages toujours paisibles ; même le caractère heurté des couleurs ne remet pas en cause ces choix.

Une trentaine de panoramiques, sinon plus, nous transportent jusque dans les années 1825-30 vers ces paradis perdus et désormais à jamais retrouvés, au moins sur le mur d’une pièce de séjour. Pourtant, dès 1812, Jean Zuber sent le rôle que doivent jouer les personnages : il propose à Mongin

‘que les figures ne soient point accessoires (…) et qu’au contraire ce soient elles qui offrent le principal intérêt,’

ce qui va être tenté dans la Grande Helvétie (ill° 28) et les Vues d’Italie (ill° 29). De telles conceptions préludent à un mouvement de remise en cause progressive, quoique sporadique, de cette représentation idéale du monde à la fin des années 1810 et au cours des années 1820. En 1818, par exemple, Jean Julien Deltil dessine pour la manufacture Velay les Français en Egypte (ill° 18.1)1186. Il y multiplie les scènes d’action : combats, charges de cavalerie française ou mamelouk, blessés, files de prisonniers... tout est bon pour jouer de couleurs vives, la mine orange en particulier, pour abandonner l’horizontalité de règle jusqu’alors au profit d’un graphisme plus agité, jouant d’obliques et de courbes. Un souffle nouveau emporte le panoramique, en totale rupture avec la production courante : il a dû faire tache par comparaison avec les nombreux autres panoramiques présentés à l’Exposition des produits de l’industrie en 1819. Quoi de commun, par exemple, avec la grande Helvétie ou les Vues d’Italie de Zuber, présentés à la même Exposition ? Deltil ne va théoriser sa vision que bien plus tard, le 29 mai 1829, dans un courrier à Jean Zuber:

‘Il ne suffit plus au temps où nous sommes de représenter des vues de paysages ou de monuments, il faut parler à l’imagination, il faut de l’action, du mouvement et que tout l’intérêt se porte sur les figures qui sont toujours le sujet principal malgré le titre de l’ouvrage qui n’annonce que du paysage1187

Des panoramiques aussi différents que les Fêtes du Roi aux Champs-Élysées, ill° 17. 4 (Velay, vers 1825), la Bataille d’Austerlitz, ill° 18. 2 (Velay, vers 1828), les Français en Italie (Dufour, vers 1830), Renaud & Armide, ill° 15. 3 (Dufour, 1831) et toute la production de Deltil pour Jean Zuber & Cie, à compter des Combats des Grecs, ill° 33 (1829) présentent cette vision plus romantique, souvent centrée sur l’héroïsme et ce n’est évidemment pas un hasard si ces panoramiques ont souvent un sujet politique ou militaire où domine, bien sûr, la bravoure des soldats français. C’est ainsi, par exemple, que les vues paysagères telles que celles proposées en 1804 par Rixheim et Mâcon tendent à disparaître au profit de sujets plein d’action : aucun rapport entre, par exemple, chez Zuber, la vision idyllique de l’Hindoustan (ill° 26) de 1807 et les Vues du Brésil (ill° 34) de 1830 ; alors que l’Inde de Mongin reste celle, féerique, du siècle précédent, le Brésil de Deltil connaît la conquête et la colonisation ; le regard de délectation y est remis en cause par une vision qui appartient déjà au monde de la Révolution industrielle. Pour rendre plus lisible le message, le style évolue : rendu moins horizontal, couleurs plus contrastées, personnages plus nombreux et plus typés, jouant non plus les figurants mais participant à l’action.

Les années 1830 voient peu de créations : pas même une dizaine, étant entendu que la production des décennies précédentes (plus d’une cinquantaine de panoramiques) continue à être pour l’essentiel réimprimée ; nous pouvons suivre de près ce phénomène à travers les archives de J. Zuber & Cie; c’est ainsi que, parmi d’autres, l’Hindoustan (ill° 26) est réimprimé douze fois jusqu’en 1871, à raison de 100 à 150 exemplaires chaque fois. De plus, aucun manufacturier ne propose de solution nouvelle, chacun reste dans l’héritage du Deltil de 1818. Dans les années 1840, réimpressions aidant, la création s’épuise (cinq panoramiques seulement) mais deux d’entre eux ouvrent de nouveaux horizons: Isola bella (ill° 38)chez Jean Zuber & Cie en 1842 et les Fêtes Louis XIII de Clerc & Margeridon, vers 1845. Le premier représente la seule nature, mais somptueuse, luxuriante et réussit à combiner la précision botanique avec une lourde sensualité ; trop peu ordonnée pour ressembler au jardin baroque de l’île du lac Majeur, cette nature n’a pourtant rien de sauvage et s’il n’y a aucun personnage représenté, la manière dont l’homme a transformé le monde en un jardin laisse supposer son omniprésence, qui n’est autre que celle des habitants de la pièce, préposés à vivre dans ce paradis, tels Adam et Eve avant la faute. Pour obtenir ce résultat, les progrès de l’horticulture ont d’ailleurs mis à disposition du dessinateur un choix de plantes sans précédent, listé dans le livre de gravure. Le second, moins bien connu car beaucoup plus rare, décrit un paysage idyllique où des personnages Louis XIII de convention1188 pratiquent les activités traditionnelles à ce genre de paysage : jeux galants et jeux d’enfants; mais l’échelle des personnages a grandi, l’espace n’a plus aucun rapport avec celui des périodes précédentes, en particulier par l’impression d’ampleur qu’il donne. Ces deux panoramiques auront une suite : pour Isola bella (ill° 38), l’Eldorado, ill° 39(Zuber, 1849), les Zones terrestres, ill° 40 (Zuber, 1855), l’Éden (Desfossé, 1861) le Brésil, ill° 16. 5(J. Desfossé, 1862), pour les Fêtes Louis XIII, la Chasse Louis XIII (Clerc & Margeridon, vers 1845), Rêve de Bonheur, ill° 45. 2(J. Desfossé, 1852), les Quatre Âges (Délicourt, vers 1860).

Au début des années 1850, deux dernières tentatives se font jour pour renouveler le genre, alors que continuent sans désemparer les réimpressions, d’autant qu’une bonne partie des planches de Dufour sont désormais entre les mains de Jules Desfossé qui les met largement à profit. Rome-Paris-Londres (Pignet, 1853), les Grandes Chasses, ill° 19. 3 (Délicourt (1851) révolutionnent le genre, le premier, en offrant une vue aérienne de trois grandes cités, propose une représentation nouvelle de la ville, qui restera sans lendemain ; en revanche, le style très pictural des Grandes Chasses annonce la vogue des tableaux qui vont se multiplier dans les années 1850-60, de façon à prendre le relais du panoramique désormais défaillant. En 1863, le romancier Léon Gozlan décrit l’aménagement d’une demeure :

‘Elle avait été chargée du choix des papiers à tapisserie. Elle n’acheta chez son marchand que des papiers à sujets historiques ; elle s’engoua pour « la fête du soleil chez les Incas, l’entrée des Français à Madrid (…). « Grand Dieu ! avait dit Fleuriot en voyant ces papiers : mais ma chère amie, ce sont là des papiers de restaurant : c’est d’un goût suranné1189 ». ’

De fait, les créations de panoramiques s’achèvent en 1861 : au mieux peut-on citer les cinq lés du Vieux Pont en grisaille de Desfossé en 1862; il faut attendre les tentatives Art nouveau de différentes manufactures qui tiennent davantage du décor que du panoramique. Ce n’est qu’en 1912, 50 ans plus tard, que Zuber crée une version réduite et sans personnages de son Arcadie, le Paysage italien, 10 lés en grisaille.

Est-ce à dire que toute création se soit arrêtée? A partir du début des années 1870, les motifs de papier peint imitant la tapisserie arrivent sur le marché : en 1878, Desfossé imprime pour l’Exposition de Paris une tapisserie en 16 lés dite Téniers ; elle est suivie en 1883 par le Décor Boucher (ill° 43. 1), une “tapisserie” aussi en 16 lés ; toutes deux ont la forme d’un panoramique, d’un style nouveau.

Mais, en fait, le panoramique connaît des années 1860 aux années 1920 un long purgatoire : une création quasi-inexistante, pas de réimpressions, si l’on excepte les panoramiques à décor de nature comme l’Eldorado, ill° 39 (Zuber, 1849) les Lointains, ill° 31(Zuber, 1822, qui présentent aussi l’avantage de n’avoir que 6 lés) ou le Brésil, ill° 16. 5(Desfossé, 1862): mais les quantités réimprimées n’ont plus aucun rapport avec ce que l’on imprimait à la grande époque. Qui plus est, les manufactures Jean Zuber & Cie et Desfossé & Karth détruisent dans les années 1880-90 une grande partie des planches d’impression de leurs panoramiques, désormais considérées comme inutiles. Nous verrons qu’au-delà de cette destruction, le panoramique connaît une nouvelle histoire au XXe siècle.

Comment expliquer cette évolution ? Le rapporteur de la 7e Exposition de l’Union centrale des arts décoratifs, Alfred Firmin-Didot, donne clairement en 1882 des raisons que d’autres ont développées à plusieurs reprises :

‘Si le papier peint est entré absolument dans nos mœurs, la décoration qu’il comporte a, dans beaucoup de cas, perdu de son importance chez nous, par suite de l’habitude croissante d’accumuler les meubles et les bibelots dans les appartements (…) Lorsque le papier peint (…) doit contribuer par son propre éclat à la parure d’une chambre, on est loin, aujourd’hui, de recourir au décor tel qu’on l’entendait, il y a quelque cinquante ans, à l’époque des simulations de la peinture murale, où la haute fabrication mettait sous les yeux du public ces ensembles féeriques, ces perspectives si violemment colorées(…) Les excès pittoresques de ces tableaux d’un éclat déplacé qui, sous prétexte de réjouir l’œil, ne lui laissaient aucun repos (…) sont, heureusement, tombés en désuétude1190. ’

Le décor victorien, entassant meubles et bibelots, relègue le mur et son décor à un rôle très subordonné1191. Le panoramique a perdu sa raison d’être : seul le « décor » a encore une place, tant qu’il se révélera rentable.

Une autre raison, d’ordre esthétique, s’ajoute à la précédente : on supporte mal le caractère jugé désormais naïf des panoramiques antérieurs aux années 1840. Rioux de Maillou, rapporteur de la partie rétrospective de la même exposition, multiplie les jugements de valeur à ce propos : les Vues du Brésil (ill° 34) de Rixheim (1830) sont

‘d’une tonalité tant soit peu criarde et d’une conception plus enfantine que pittoresque, avec sauvages de fantaisie, animaux féroces et végétation tropicale1192 ;’

Même chose pour les panoramiques de Dufour

‘aux couleurs flambantes, d’une composition naïvement sentimentale, avec un dédain parfait de la perspective et de la loi esthétique d’unité (…) et (où) tous les personnages s’agitent en héros d’opéra.’

Seul Psyché & Cupidon, ill° 15. 2 (1815) échappe aux attaques :

‘Ces panneaux sont d’un caractère bien différent et d’un goût autrement relevé.’

En fait, une autre esthétique domine : le rendu des panoramiques anciens qui empruntait sa relative raideur et la franchise de ses tons au néoclassicisme, désormais voué aux gémonies, gêne un regard habitué à un rendu plus souple et plus pictural, ce qui permet cependant un jugement favorable à Psyché & Cupidon. Conséquence, l’idée de luxe ne peut plus passer par le panoramique, sauf dans ses formes les plus tardives.

Notes
1184.

Le chapitre du récent ouvrage de Jill Saunders ne fait hélas pas exception…

1185.

Blanc 1882, p. 74.

1186.

Catalogue Louvre Egyptomania, 1994-95, n° 186.

1187.

MPP Z 123.

1188.

Cher au théâtre et au roman populaire romantique : les Trois mousquetaires datent par exemple de 1844.

1189.

Léon Gozlan, Le plus beau rêve d’un millionnaire, 1863, cité dans le catalogue « Le Parisien chez lui au XIXe siècle », Paris 1976-77, p. 69.

1190.

Rapport de l’exposition de 1882, p. 160.

1191.

Un décor produit de plus en plus industriellement.

1192.

On croirait lire la critique d’une œuvre du Douanier Rousseau : or nous savons combien le travail de la manufacture recopie soigneusement les lithographies du voyageur Rugendas.