Dès l’élaboration des Vues de Suisse (ill° 25), la manufacture s’est évidemment posé la question de la commercialisation de cette création ; et cette question se repose à chaque nouvelle création de panoramique, compte tenu de l’ampleur de l’investissement. Et quand nous possédons des courriers documentant ces moments, revient sans cesse l’angoisse de la mévente : ce que nous regardons surtout avec un regard d’esthète est d’abord un produit commercial dont dépend une partie de la vie de l’entreprise. Dans les années 1850 s’ajoute, lancinante, la question de la reconnaissance morale de la valeur du produit et à travers lui, celle de la manufacture, à travers la question des médailles que l’on espère lors des Expositions ; certes, avant 1851, la question se posait déjà, mais la dimension internationale de la récompense pour un produit par nature destiné à une clientèle universelle en accroît désormais notablement l’enjeu.
Première question : que vaut un panoramique à la vente ? On aimerait répondre simplement, mais en réalité, c’est impossible. A l’évidence, le prix varie en fonction de divers critères, dont le client. Cependant, il importe d’éviter l’erreur du regard contemporain qui voit le panoramique comme un produit de luxe, conformément à ce qu’est devenu son image : un panoramique ne coûtait en réalité pas aussi cher que l’on pourrait l’imaginer de nos jours.
Nous possédons le prix de chaque panoramique au départ de la manufacture, nous possédons aussi des prix-courants destinés aux revendeurs qui donnent à des dates précises un prix de vente au négoce. En revanche, très rares sont les données concernant le prix de vente au public, par manque d’archives privées.
Au départ de la manufacture, le prix dépend tout d’abord de la nouveauté du panoramique : plus il est récent, plus il est cher, car c’est un article de mode ; en une ou deux années, le panoramique perd déjà 10 à 20 % de sa valeur et bien plus quand il s’agit de réimpression : ainsi, ces exemples, d’après archives et prix-coûtants, en francs :
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Tous les cas présentent une baisse de 10 à 20 % par exemple, à l’exception peu représentative des Lointains (ill° 31) imprimés en 1890 sur un papier « gobeliné » (imitant le grain de la tapisserie), plus coûteux.
Le prix dépend ensuite des pratiques commerciales. L’une des plus courantes consiste à abaisser le prix en fonction du nombre de panoramiques achetés par le revendeur, un procédé conçu dès les débuts du panoramique : généralement à Rixheim, huit panoramiques vendus se paient le prix de sept, voire quatre pour le prix de trois et demi ; pour des clients que l’on veut favoriser, les conditions peuvent même être plus avantageuses ; la Grande Helvétie (ill° 28a), au moment de sa mise sur le marché, passe ainsi de 110 francs à 96,25 francs pièce, avec des nuances d’un client à l’autre, de façon à encourager la vente ici ou là, encore que nous n’ayons pas retrouvé de volonté de dumping. Cette pratique vaut surtout pour les nouveautés. Les prix varient aussi beaucoup selon la destination : plus elle est éloignée et plus le prix augmente, non pas à cause du coût du transport qui n’est jamais inclus dans le prix, mais à cause de l’avance de trésorerie que suppose tout envoi lointain, dont on sait que le retour sera lent. Les Grandes Helvéties envoyées à Philadelphie en 1817 sont cotées 120 francs au lieu de 110, celles qui partent en Russie en 1820 le sont à 150, contre 100 alors aux autres clients.
Quant au prix payé par le client, nous sommes moins bien renseignés, par manque de factures privées. Cependant, en 1806, la comtesse Bentheim, née Wittgenstein, à Rheda aux Pays-Bas, paie les Vues de Suisse (ill° 25) 160 francs (auxquels s’ajoutent 144,10 francs de décor), soit exactement le double du prix demandé aux revendeurs. Le 3 août 1808, le baron Fries à Vienne paie l’Hindoustan (ill° 26) 160 francs, contre 70-80 francs aux revendeurs (il s’y ajoute aussi 140 francs de décor). En 1817, la veuve Frison à Lodelinsart, près de Charleroi, paie 45 francs l’Arcadie, ill° 27(plus 124 francs de décor) vendue 35 francs au négociants1321. Enfin, en 1824, les Jardins français (ill° 30) sont payés 126 francs à Meereschwand en Suisse, alors qu’ils sont cédés autour de 75 francs au commerce1322. Aux États-Unis,les prix vont de 10 à 40 dollars, selon le modèle, en camaïeu ou en couleurs, soit de 52,50 à 210 francs, ce qui n’est guère éloigné des prix européens1323. Prenons le cas des panoramiques toujours en place à Prestwould (ill° 22. 3, 5 & 6), une plantation proche de Clarksville en Virginie : le Parc français, les Jardins français et la Chasse de Compiègne. Le 24 décembre 1831,ils donnent lieu à une facture d’un montant de 35 $ chaque, soit 105 $ pour l’ensemble (182 et 546 francs) auxquels s’ajoutent les bordures (14,25 $ ou 74.10 francs) et la pose1324. Il apparaît impossible de tirer de ces quelques exemples une loi stricte : les prix dépendent d’un contexte chaque fois différent ; du moins sommes-nous pratiquement toujours proches du double du prix d’achat payé par le revendeur.
Nous possédons par ailleurs un document intéressant, quoique non daté. Au dos d’une lithographie coloriée du Roland furieux de Dufour, créé dans les années 1820, figure la mention manuscrite suivante1325 :
‘Prix des paysages’ | ||
‘La chasse indienne’ | ‘25 Lez’ | ‘65 F’ |
‘Roland furieux’ | ‘30 ’ | ‘75 F’ |
‘Bataille d’Héliopolis’ | ‘30’ | ‘75 F’ |
‘Panorama de Lyon’ | ‘32’ | ‘80 F’ |
‘Fête maritime’ | ‘30’ | ‘52 F’ |
‘Les environs de Paris’ | ‘25’ | ‘35 F’ |
Sans doute s’agit-il de la mention d’un revendeur, puisque ces panoramiques proviennent de manufactures différentes : il ne s’agit cependant pas de prix de vente, mais plutôt de prix payé par le revendeur pour des exemplaires apparemment déjà anciens par rapport au Roland furieux.
Les panoramiques sont vendus en boutique : nous ne possédons guère que trois vues d’intérieur de boutique, l’une à Paris, anonyme (ill° 8a. 3)1326, et deux autres américaines, le magasin luxueux de Sutphen & Breed à New York en 1855 (ill° 8a. 6)1327et celui, plus modeste, de Bumstead & Son à Boston en 1830 (ill° 8a. 4)1328. Elles diffèrent fortement. La française (et sans doute parisienne) représente tout à la fois le « laboratoire » et le magasin, de façon sans doute artificielle, car on imagine mal les charmantes clientes entrevues soumises aux vapeurs chimiques de la cuisine aux couleurs ; car dans ledit laboratoire, on est en train de préparer des couleurs ; à côté, une jeune femme roule des papiers imprimés qu’un jeune homme groupe sur un chariot. Le magasin lui-même présente des rayonnages pleins de rouleaux dont on n’aperçoit que l’extrémité, mais une goulotte permet d’accrocher déroulés quelques papiers, mais aucun panoramique, au mieux une arcade troubadour s’ouvrant sur un paysage ; la présentation de rouleaux de panoramiques devait sans doute se faire de la sorte dans bien des magasins. A New York, il s’agit d’un véritable store à l’américaine, ample et surtout profond, de dimensions sans doute plus importantes que la plupart de ses équivalents européens et que le magasin parisien. Trois panoramiques sont présentés posés sous la forme d’un panneau de 4-5 lés, avec un bas de lambris et une frise. Deux d’entre eux se reconnaissent aisément, il s’agit de scènes d’Isola bella et de l’Eldorado, mais un troisième reste anonyme, alors même qu’une dizaine de lés qui est exposée. Entre ces panneaux sont disposés des casiers contenant des lés et des commis les déroulent à la demande des clients ou des clientes. Un tel show-room doit être l’exception. A Boston, des casiers, des dessus de porte, mais point de panoramique. Sans doute, ici ou là, des parties de panoramiques sont exposées en vitrine ; les seules vues d’extérieur de boutiques que nous connaissions en montrent exposés, ce qui ne saurait être un hasard, compte tenu du prestige de l’objet. A Philadelphie, en 1847, les Monuments de Paris, ill° 22. 4 (créés en 1812-14 et apparemment toujours imprimés alors que Dufour a depuis longtemps fermé ses portes) forment le fond de la vitrine du magasin de John Ward, un magasin de proportions plus proches des boutiques européennes ; dans la même ville, et approximativement à la même date, les vitrines de Finn & Burton (ill° 8a. 5) exposent les Huguenots de Pignet, tandis qu’un commis, à l’intérieur, fait l’article devant un lé déroulé de ce qui est sans doute un panoramique1329. A Paris, chez Barbedienne (ill° 8a. 7), la date tardive (après 1869) exclut les panoramiques, mais il semble bien qu’il y ait des tableaux ou des décors : on peut reonnaître dans la première vitrine à gauche la galerie Louis XIV de Hoock frères (ill° 42. 7), dans la seconde, un panoramique impossible à reconnaître et à droite un grand vase, peut-être de Desfossé. On peut sans hésiter imaginer l’équivalent de telles scènes dans tous les grands centres urbains1330.
Si, à l’occasion, le voyageur de la manufacture transporte l’un ou l’autre lé pour donner une idée des créations de la maison, il ne semble pas que cette dernière en fournisse les revendeurs – ou alors, remis gratuitement, ils n’apparaissent pas dans les livres de vente et les échanges de courrier n’y font pas allusion. La règle semble le panoramique complet ou juste quelques lés. En revanche, le revendeur dispose des « esquisses », ces lithographies qui, comme nous l’avons vu, reproduisent de façon plus ou moins complète les panoramiques et en proposent différents montages. Ils disposent aussi des descriptions qui, selon les cas, accompagnaient ou non ces reproductions.
Pour faire connaître ce type de décoration, le bouche à oreille devait jouer un rôle majeur : il est évident que la découverte d’un panoramique dans un salon lors d’une réception ne pouvait laisser indifférent. Mais, pour renforcer cet effet, les négociants ont multiplié les annonces dans les journaux : elles ont dû être nombreuses, encore qu’un dépouillement systématique en reste à faire. La seule française ayant fait surface à ce jour, a été passée à Besançon en 18281331 : elle fait écho aux nombreuses autres, retrouvées Outre-Atlantique1332. Ces annonces présentent toutes le même schéma classique : elles font part de l’arrivée chez tel ou tel marchand de superbes panoramiques, désignés par leurs sujets1333 sans jamais la moindre mention de manufacture. Les prix n’y sont jamais indiqués, encore qu’il soit presque toujours précisés combien ils sont modérés… Un exemple parmi bien d’autres dans la Kentucky Gazette de Lexington, Kentucky, du 2 décembre 1816 et 6 janvier 1817 :
‘The suscribers (…) have just received an elegant assortment of French and American Paper Hangings. Which they offer for sale at very moderate prices, among them are a few sets of the Monuments of Paris, Views of the bay of Naples, with an elegant representation of Mount Vesuvius, Captain Cook’s Voyage in the Pacific 0cean, and a representation of his death by the Owyhee nation, a View of the Chase, Paul & Virginia, and some Views in India1334. ’Nous n’avons aucune difficulté à reconnaître ces différents panoramiques : remarquons que le revendeur se contente de les nommer, au client d’en imaginer l’iconographie d’après le titre.
Qui sont ces clients ? Difficile de répondre, car la vente des panoramiques reste mal documentée, en dépit des travaux récents. Si l’on veut une étude statistique du marché, il n’est guère que les archives de Rixheim, malgré leurs lacunes importantes. Tenant compte de ces carences, nous avons choisi d’étudier les livres de vente pour la période qui s’étend du 12 janvier 1815 au 11 mars 1824 (annexe 11)1335. Il était certes possible de travailler sur la période antérieure1336, mais les panoramiques sont alors encore trop peu nombreux : ici, nous pouvons nous fonder sur un ensemble de neuf panoramiques, en y comprenant le Paysage à fables, la Petite Helvétie et les Lointains, en dépit de leur taille plus réduite. Par ailleurs, à cette date, le marché est redevenu normal, en dépit du court intermède des Cent jours, et il s’est ouvert à des pays jusqu’alors accessibles de façon intermittente. Enfin, les frontières vont rester stables de façon prolongée. Nous nous sommes centrés sur le nombre de panoramiques vendus, et non sur leur valeur, bien conscients cependant que leur prix est des plus fluctuants, selon une série de critères étudiés précédemment.
Première constatation : l’ampleur des ventes, surtout si l’on songe qu’à cette date, la manufacture de Rixheim était en concurrence avec un ensemble de manufactures parisiennes fort actives dans ce domaine, Dufour en particulier. Une quarantaine de modèles se partagent la clientèle et Jean Zuber & Cie ne domine sûrement pas le marché, qu’il soit intérieur ou extérieur. Il est frappant, par exemple qu’à Öttlingen, aux portes de Bâle et à une vingtaine de km de Rixheim, on ait retenu pour la décoration de l’auberge du village, au début des années 1820, les Incas (ill° 20. 4) de Dufour et non une production de Jean Zuber & Cie 1337 ; et à Bâle même, l’occupant du Blumenrain n° 5 pose les Vues de Lyon (ill° 20. 2) de l’obscur Sauvinet de Lyon plutôt qu’une production de Zuber. Il n’est aucun marché « réservé » et la concurrence doit être rude, encore que nous en ignorions l’essentiel. Notons simplement que les revendeurs qui annoncent les panoramiques les mélangent, sans le moindre souci de provenance : Saint-Agathe à Besançon, par exemple, propose en 1828 dans les Tablettes franc-comtoises 1338 :
‘Plusieurs paysages nouveaux : représentant la guerre actuelle des Grecs, les fastes militaires des Français, des Vues d’Écosse, de Russie, de Versailles, etc., avec figures coloriées ou des teintes douces, qui flattent ou reposent la vue.’Ce large assortiment propose tout à la fois des productions de Rixheim, de Dufour à Paris et de manufactures inconnues, mais sans aucune mention du fabricant : seul le thème compte – et, pour le client, sans doute, l’art avec lequel il est traité. Il conforte aussi l’idée que les chiffres concernant Rixheim peuvent être considérés comme une bonne indication pour l’ensemble de la production de ce type de tentures. Or, Jean Zuber & Cie a vendu, à lui seul, 3068 panoramiques en 9 ans, soit 341 par an ; en 1810, avec seulement deux modèles, la manufacture réussissait déjà à mettre sur le marché 233 panoramiques, pour 17 866 francs, en 1820, alors qu’un gros effort commercial est fait à l’Est de l’Elbe, 369 sont vendus, de sept modèles différents, pour 24 915 francs ; dix ans plus tard, 513, de onze modèles différents, quittent Rixheim, pour 31 122 francs. Une fois de plus apparaît le caractère d’investissement à long terme du panoramique puisque la vente se fonde non seulement sur les panoramiques récents, mais aussi les anciens sans cesse imprimés.1339. Et si les ventes portent d’abord sur le modèle le plus récent qui fait l’objet d’une promotion particulière, spécialement sous la forme d’un exemplaire gratuit pour un certain nombre acheté, les modèles anciens sont aussi proposés à un tarif dégressif qui les rend économiquement attractifs.
Nous retrouvons ces panoramiques dans l’ensemble du monde occidental, de Moscou à Philadelphie : mais tous les pays n’utilisent pas ce décor en même quantité, il en est même qui, nous le verrons, ne lui font qu’une place extrêmement réduite.
Le marché français domine. La manufacture vend en France plus des 2/5 de sa production (43 %), dont la moitié par l’intermédiaire des boutiques de Paris ; cette double dominante se retrouve par ailleurs aussi bien en 1810 qu’en 1830 : elle va même jusqu’à 64 % en 1810. Le second marché est allemand (dans les frontières de la Confédération germanique, à laquelle s’ajoute la Prusse proprement dite avec 20 %, complété par Vienne (seule ville de l’Empire d’Autriche représentée ici) avec 1,8 % ; cette place est moins évidente en 1810 comme en 1830 (plus ou moins 10 %). Viennent ensuite les Pays-Bas (du Congrès de Vienne) avec 14,7 %, la Russie (6,9 %), l’Italie (6,2 %), la Suisse (2,9 %) ; les autres pays européens sont négligeables, moins de 1 %. Outre-Atlantique, les États-Unis (2,2 %) et le Brésil (1,1 %) montrent l’émergence de marchés extra-européens : les États-Unis vont s’affirmer à la fin des années 1820 avec la mise en place de nouveaux réseaux commerciaux.
Des absences notables apparaissent : la Grande-Bretagne, plus que négligeable ici (0,3 %, malgré des tentatives sans lendemain au tout début de la Restauration), tout comme les terres des Habsbourg, pour des raisons qu’il faudra élucider, et la Scandinavie où pourtant abondent les panoramiques, achetés manifestement ailleurs1340.
La France s’affirme comme le premier marché, avec le poids particulier de Paris. Mais ce marché s’avère en fait extraordinairement dispersé en une foule de revendeurs, ce qui en fait sa force : soixante-neuf en tout, qui vendent en moyenne neuf panoramiques. Il n’y a que deux revendeurs en province qui réussissent à en écouler plus d’une quarantaine, Fatou Taupin à Bordeaux (69) et Bernex Philippon à Marseille (49) auxquels s’ajoutent trois parisiens : Engelmann (68), Simon (107) et Zuber fils (253). Hors Paris, il n’est que huit villes qui réussissent à vendre pour un chiffre notable : Bordeaux (109), Lyon (80), Marseille (71), Metz, curieusement, au vu de sa taille (43), Lille (37), Strasbourg (36) et Toulouse (35) ; mais cette vente se fait à travers un réseau de boutiques très diffus, à l’exception de Lille où Pascal monopolise la vente ; à Toulouse, par exemple, ce sont six revendeurs qui se partagent un marché étroit. Des villes plus modestes comme Avignon (28), Boulogne (26) ou Valence (16) font des scores honorables. Normandie et Bretagne sont absentes, en dépit de leur population dense.
Le cas de Paris se présente comme tout à fait particulier : dix-neuf détaillants y revendent 635 panoramiques ; mais en réalité, trois d’entre eux dominent le marché avec 67 % des ventes : Simon, Engelmann et Zuber fils ; remarquons que ces trois revendeurs (auxquels s’ajoute en 1818 le Mulhousien Heilman) semblent se substituer dans le temps ; la manufacture privilégie l’un ou l’autre à un moment donné comme revendeur principal, encore que nous ne puissions le documenter davantage. A l’évidence, le marché parisien n’absorbe pas l’ensemble des ventes qui y sont faites, nombre d’entre elles partent ensuite en province, voire à l’étranger ; dans nombre de lieux, la tradition familiale, généralement incontrôlable, conserve le souvenir de l’origine parisienne de tel ou tel panoramique acquis lors d’un séjour dans la capitale1341. Le panoramique semble avoir acquis le statut d’article de Paris que l’étranger acquiert lors d’un séjour. Notons qu’aucun panoramique posé au XIXe siècle n’a été retrouvé à Paris.
Le second marché, proportionnellement au nombre d’habitants, est celui du nouveau royaume des Pays-Bas : 450 panoramiques y sont vendus. Trois centres majeurs : Amsterdam (62), Bruxelles (62) et Rotterdam (93) représentent à eux seuls la moitié des ventes, mais à côté de ces centres, on observe une large irrigation du pays à travers un ample réseau de boutiques dans 22 villes, conforme à la forte urbanisation du pays. Le cas de Rotterdam mérite que l’on s’y arrête : malgré l’importance de cette ville, il semble difficile qu’elle ait absorbé un si grand nombre de panoramiques. A l’évidence, nombre d’entre eux sont exportés, en particulier aux États-Unis : un papier peint à la marque de Bourrier (65 panoramiques) a par exemple été retrouvé à Boston1342.
En Allemagne, qui représente 18,7 % des ventes, la situation a fortement évolué depuis la fin du XVIIIe siècle : le réseau s’est extraordinairement ramifié avec 87 revendeurs, une situation comparable désormais à celle de la France et des Pays-Bas ; le quasi monopole de villes comme Francfort, Hambourg et Leipzig appartient désormais au passé alors que des villes comme Munich disposent de 6 revendeurs, Stuttgart de 5, Munster, de 4. La petite ville de Weimar, qui achetait ses papiers à Leipzig ou à Francfort a désormais un revendeur. Par ailleurs, un terrain jusqu’alors vierge dans le domaine du papier peint s’est désormais ouvert à ce commerce : les territoires à l’Est de l’Elbe jusqu’à la frontière russe et au-delà. Berlin, à partir de 1819, représente désormais le cinquième des ventes allemandes, avec une forte concentration du commerce entre trois gros revendeurs. Cette approche commerciale ne diffère pas de celle des spécialistes du patrimoine qui ont relevé la présence de nombreux panoramiques dans les Schlößer du pays, à défaut de ceux détruits dans les villes1343.
S’ajoute à l’Allemagne le cas tout à fait particulier de l’Autriche et, plus généralement des territoires des Habsbourgs : alors qu’en Allemagne, les panoramiques en place sont encore courants, on n’en trouve pas dans ces territoires, sinon quelques rares exemplaires documentés mais disparus1344. L’on en trouve ici l’explication concrète : un achat massif mais resté unique du manufacturier Spörlin & Rahn de Vienne de 56 panoramiques en 1819. Pour des raisons qui nous échappent, le panoramique ne pénètre qu’en quantité réduite dans ces régions où pourtant les liens entre les manufactures de Vienne et de Rixheim offraient d’évidentes possibilités ; la prohibition est l’hypothèse la plus vraisemblable.
Au contraire, la Russie offre de vastes débouchés : un démarchage intensif en 1820-21 puis en 1823 aboutit à d’importantes ventes, concentrées sur St- Petersbourg, Moscou et les villes baltes. Les chiffres sont d’autant plus impressionnants que les panoramiques sont proposés au prix fort : 150 francs par exemple pour la Grande Helvétie, contre 100 en Occident. Mais ce marché ferme rapidement ses frontières et reste sans lendemain1345.
La Suisse écoule régulièrement de fort modestes quantités de panoramiques à travers les commerces de ses villes patriciennes, Zurich et Berne exceptées.
Les pays méditerranéens ont la réputation de ne pas s’intéresser aux panoramiques ; pourtant, les ventes sont nombreuses en Italie du Nord où elles se concentrent en 1817-18, à Venise en particulier ; on les retrouve d’ailleurs en nombre dans les villas qu’ont multipliées les notables dans la riche campagne de ces régions. Les tentatives à Naples et Rome demeurent sans lendemain. L’Espagne1346 comme le Portugal représentent de tout petits marchés.
Les ventes américaines démarrent dès 1816 ; mais elles restent faibles et intermittentes alors même que la documentation américaine, les publicités dans les journaux en particulier, attestent la présence de panoramiques de Rixheim Outre-Atlantique. Il est donc d’autres sources d’approvisionnement, des ports sans doute, comme Rotterdam ou Bordeaux. Mais il faut attendre la fin des années 1820 et la mise en place d’un dépôt de Rixheim à New York pour que la vente s’intensifie, les États-Unis devenant le premier destinataire en dehors de la France, déjà 15 % en 1830.
Les ventes au Brésil se font par l’intermédiaire d’une entreprise de Solingen, Schimmelnusch. Elles vont croître jusqu’en 1830.
Reste le cas particulier de la Grande-Bretagne : à l’évidence, ce pays a développé des formules d’art décoratif à contre-courant du continent, même si la période de la Régence voit pourtant des formules fort proches dans les deux pays1347. Au XIXe siècle, le panoramique n’y rencontrera jamais le succès qui est le sien dans les autres pays européens1348 : de ci, de là, un exemplaire apparaît, mais reste l’exception qui confirme la règle, comme plus tard l’Eldorado qui décore la buvette de l’Exposition de Manchester en 18571349. Le refus de la troisième dimension que les Anglais affirment progressivement au cours du siècle, le souci d’un art « honnête » refusant de trahir les matériaux utilisés ont sans doute des racines plus profondes, ce que conforte le refus du panoramique dès le début du siècle. Notons cependant des tentatives ponctuelles : 10 % des ventes en 1830, dont aucune trace ne semble avoir subsisté.
Quant au cas scandinave et surtout suédois où les panoramiques subsistent en grand nombre dans les manoirs du pays, il ne peut s’expliquer que par des achats à Paris ou dans le port de Hambourg ; Lübeck n’apparaît pas et quatre panoramiques seulement sont envoyés à Copenhague en 1815.
Nous manquons d’éléments statistiques pour les années postérieures : d’après ce qui reste en place sur les murs, la carte ne semble pas avoir connu de changements remarquables à l’exception de la part majeure prise par les ventes américaines. Le notable américain, Président compris, aime à installer un panoramique dans le hall de sa maison et à compléter ce panoramique par d’autres dans les principales pièces de la maison1350.
Tous ces prix figurent dans les copies de lettres et les livres de vente aux années dites.
Baumer-Muller 1986.
Lynn 1980, p. 225.
A raison de 25 cents le lé, soit 6,25 $ ou 32,50 francs, Douglas 2002, p. 45-6.
MPP 001 PP 9.
Sur une assiette du « service des arts industriels » de Sèvres, daté de 1828. Reproduction dans Bruignac 1995, p. 11.
American portrait gallery, vol. 3, reproduite dans Lynn 1980, p. 219.
Nylander 1986, p. 20.
Lithographie reproduite dans Lynn 1980, p. 314.
Lithographie reproduite dans Lynn 1980, p. 230.
Les Tablettes franc-comtoises, 2e année, 1828, n° 26, p. 104, publiée par Petitjean 1984, p. 135.
Douglas 2002 en donne une liste impressionnante, entre 1808 et 1853, p. 41-46.
On a d’ailleurs la surprise de voir apparaître dans ces annonces des panoramiques actuellement inconnus : des Vues de Russie à Besançon ou une Bataille de Waterloo en Amérique…
Douglas 2002, p. 42.
MPP Z 79-81. Les livres de vente s’arrêtent là, sauf la courte période 1830-31.
Un relevé existe pour les années 1810, 1820 et 1830, cf. Jacqué, in Nouvel 1990, p. 98.
Doc° MPP.
Cité par Petitjean 1984.
L’ampleur de ces ventes pose, dans un autre domaine, la question de la relativement faible quantité conservée.
Voir Tunander 1984, p. 90-94 pour une liste des panoramiques présents en Suède : on y trouve l’ensemble de la production du début du XIXe siècle.
Les cas abondent aux États-Unis ; le panoramique de Glaris en Suisse, ceux de la Casa Guimaraes au Portugal seraient de semblable origine
Doc° MPP.
Il n’en existe malheureusement pas de liste systématique.
Christian Witt-Döring, communication orale.
L’ouverture de 1820 a peu duré, la prohibition a été réintroduite jusqu’en 1841, cf. Zuber 1851, p. 25. A notre connaissance, aucun panoramique ancien n’a été repéré en Russie.
Où l’on retrouve des panoramiques entre autres dans les palais royaux.
Sur les arts décoratifs anglais, voir la récente mise au point de Snodin & Style 2001.
Ce que confirme l’ouvrage de Saunders 2002.
Aldrich 1990, p. 101. Les rééditions du XXe siècle sont nombreuses en Angleterre.
Cf . Douglas 1976 et les exemples cités par Lynn 1980, p. 181-230.