2.4.10.1. Dans quelles maisons et dans quelles pièces ?

Pour juger des lieux où étaient posés les panoramiques, nous disposons essentiellement des exemplaires conservés in situ : ce qui ne va pas sans poser une série de problèmes. Si les exemplaires installés dans des résidences rurales1351 ont subsisté en grand nombre, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, il n’est que fort peu d’exemplaires anciens encore en place dans des intérieurs urbains : jusqu’à nouvel ordre, par exemple, aucun à Paris, qui fut pourtant le centre mondial de commercialisation de ces produits ! Ceci s’explique simplement : le décor urbain est fréquemment renouvelé au rythme des générations alors que les maisons de plaisance à la campagne le sont moins souvent parce que l’on y réside peu, que l’intérieur y joue un moindre rôle que l’extérieur et que la nostalgie y interdit les changements trop importants. Or, nous savons par les archives et la littérature que nombre de panoramiques furent posés en ville : ceux que décrit par exemple Balzac, tant à Paris qu’à Tours, sont tous urbains. Il serait intéressant de savoir s’il y a des différences entre ce que l’on observe dans une maison à la campagne et un appartement en ville : mais la documentation nous fait défaut.

Ces résidences rurales n’ont aucun caractère palatial : au mieux des manoirs, de petits châteaux, mais rien de princier, le plus souvent la grosse maison de maître à la sortie du village en Europe, la plantation aux États-Unis – non pas généralement la somptueuse maison à colonnes des richissimes planteurs de coton du Sud, mais des résidences rurales souvent modestes, comme par exemple Shandy Hall, à Unionville, dans l’Ohio (ill° 22. 7). .De ce point de vue, par exemple, on n’a posé aucun panoramique à la Maison blanche au XIXe siècle, alors même que trois de ses occupants, au moins, en ont installé dans leur propre maison, Jackson, Monroe et van Buren : la pose des Vues d’Amérique du Nord dans la Diplomatic Reception Room sous l’ère Kennedy ne s’explique que par le statut d’icône d’une certaine civilisation américaine que ce panoramique a acquis au XXe siècle1352. Dans le cas de Nymphenburg (ill° 21. 3)1353, de Schloß Weilburg (ill° 21. 2)1354 et de Schwetzingen (ill° 25. 3)1355, trois résidences d’été de souverains allemands où des panoramiques ont été utilisés, remarquons qu’ils ont été installés dans des pièces intimes, des salons de compagnie1356, et non dans un des salons de parade des grands appartements où leur aspect d’imagerie leur aurait donné un caractère déplacé. Il en est de même dans les palais royaux espagnols (ill° 20. 4 et 7)1357.

S’ajoute à cet usage privé un usage public : le panoramique a été utilisé comme décoration dans des lieux où tous pouvaient les voir : des auberges1358 où les panoramiques forment le décor principal des pièces où l’on se retrouvait en société, des cafés1359, voire, en Amérique du Sud, Brésil et Argentine, dans ce que Jean Zuber nomme pudiquement des « maisons publiques » qui seraient leur seul débouché. On peut imaginer aussi des cercles, des clubs faisant appel à ce type de décoration, mais rien ne semble en avoir subsisté. En 1863, le romancier Léon Gozlan reproche à quelqu’un qui souhaite installer des panoramiques dans un appartement leur caractère suranné et ajoute : « Mais ce sont là des papiers de restaurant 1360». Aux États-Unis, les panoramiques se rencontrent fréquemment dans les salons d’hôtel qui jouent alors un grand rôle dans la vie sociale1361 : en 1838, l’Anglaise Harriet Martineau voyageant dans le Nord-Est constate :

‘I observed that hotel parlours in several parts of the country were papered with the old fashioned papers, I believe French, which represent a sort of panorama of a hunting party, a fleet or some diversified scene. I saw many such a hunting party, the ladies in scarlet riding habits. At Schenectady, the Bay of Naples, with its fishing-boats on the water and groups of lazzaroni on the shore adorned our parlour walls1362.’

Et d’ajouter que les clients prennent un malin plaisir à placer des blagues dans les bouches des personnages, ce que nous n’avons jamais vu ailleurs.

Le caractère de nouveauté des panoramiques, leur statut « d’article de Paris », leur dimension de décor historié, autant de raisons pour qu’ils rencontrent le succès dans ce type de lieu. En 1857 encore, le fameux décorateur anglais Crace, chargé de décorer la buvette de l’Exposition de Manchester, y installe, semble-t-il, l’Eldorado 1363 qui y rencontre un vif succès.

Phénomène curieux : lorsque l’on utilise un panoramique, où que ce soit, on en utilise fréquemment plusieurs. Les exemples abondent de bâtiments en abritant deux, voire trois, de part et d’autre de l’Atlantique : en voici quelques uns1364. Le plus impressionnant est sans doute la Casa de Sezim à Guimaraes au Portugal : l’Hindoustan, les Vues d’Amérique du Nord, les Combats des Grecs, la Bataille d’Austerlitz et deux panoramiques peints, sans compter les soubassements obtenus avec des frises à personnages (ill° 20. 6)1365…A Noves, près d’Avignon dans un hôtel particulier, se côtoient dans les salons l’Hindoustan (ill° 21. 1), les Paysages marins et les Plaisirs de la ville et de la campagne, dans une bastide marseillaise1366 la Grande Helvétie (ill° 28a. 3), les Jardins français (ill° 30. 2), les Vues d’Italie (ill° 29. 2) et l’on a retrouvé en dessous un panoramique en grisaille… Au Schloß Weiburg en Hesse se côtoient la Grande Helvétie et les Monuments de Paris (ill° 21. 2), au Schloß Herrnsheim en Rhénanie-Palatinat, les Monuments de Paris et les Rives du Bosphore. Dans l’auberge de Rechtenberg, en Suisse (Bâle-Campagne), l’on retrouve de façon partielle l’Hindoustan, la Grande Helvétie et enfin un immense panoramique peint sur le thème de la Dame du lac de Walter Scott. Dans la plantation de Prestwould en Virginie (ill° 22. 3, 5 & 6), le hall est tendu du Parc français, le salon des Jardins français et la salle à manger des Chasses de Compiègne, au château de Klevnovik (ill° 21. 4), en Croatie, un salon associait Isola bella et Eldorado1367 L’on pourrait multiplier à l’envi les cas : ce qui semble dire que lorsque l’on apprécie le panoramique, on n’hésite pas à en démultiplier l’usage…

La pose du panoramique implique pourtant des contraintes particulières. Il suppose tout d’abord, dans un intérieur normal, un espace ouvert au plus grand nombre : de tels paysages conviennent mal par leur ampleur mais aussi par leurs exigences en matière d’ameublement à des pièces trop intimes, des chambres en particulier. Et de fait, le lieu idéal n’est autre que la partie publique de l’intérieur : antichambre, salon, salle à manger, salle de billard, tous endroits de hauteur correcte, où le décor est vu par d’autres et où règnent des meubles bas : sièges, tables, consoles, dessertes… Aux États-Unis s’y ajoutent les halls (ill° 22. 6) qui traversent de part en part la maison ; le côté où il n’y a pas d’escalier se prête particulièrement bien à cet usage, au demeurant fréquent et spectaculaire. Les publicités en portent témoignage : en 1825, S.P. Franklin de Washington fait savoir qu’il tient à disposition des panoramiques à sujet historique « well calculated for halls and passages » ; en 1857 encore, W.H. Sackett de New York propose des « sceneries for halls1368 ». De nombreux exemples en sont illustrés1369 parvenus jusqu’à nous. De tous les exemples conservés, de fait, rarissimes sont les chambres : dans ce cas, il s’agit bien souvent de pose tardive, au XXe siècle. L’exemple a contrario de Caroline King1370 décrivant la Chasse au tigre de Velay dans sa chambre à coucher d’enfant intrigue d’autant plus : peut-être dormait-elle dans un salon ?

Pour qui découvre un panoramique, sa pose ne peut être que d’une rare complexité : il s’agit non seulement de bien rabouter les lés latéralement, mais plus encore de l’adapter à des pièces de taille somme toute variée, tant en hauteur qu’en largeur. On imagine ces panoramiques dans des salles grandioses, sinon palatiales, alors que ce n’est pratiquement jamais le cas : leur faible coût relatif, par rapport à toute autre formule de décoration, leur statut d’image agrandie, à la limite de la naïveté, ne les destinent pas à des intérieurs somptueux, au XIXe siècle du moins. S’il est vrai qu’ils gagnent à être posés dans des salles relativement hautes par rapport à nos critères modernes, on les rencontre aussi dans les pièces plutôt basses des intérieurs germaniques ou scandinaves. Mais on s’aperçoit surtout que le panoramique est remarquablement bien pensé dès le départ par les manufactures et qu’il est doté d’une très grandes souplesse d’adaptation à des espaces divers. Finalement, rarissimes sont les cas de pose malheureuse dans les exemplaires parvenus jusqu’à nous : l’utilisation à Shandy Hall (ill° 22. 7) dans l’Ohio de la partie supérieure des lés des Ruines de Rome décorés de nuages comme bas de lambris en est un des rares exemples, encore qu’il puisse y avoir derrière une idée décorative qui nous échappe ; quoi qu’il en soit, l’effet est impressionnant et donne à celui qui est dans la pièce une extraordinaire impression de flottement1371 !

Une autre erreur d’appréciation contemporaine, liée au terme de panoramique, jamais utilisé au siècle passé, c’est le respect d’une image continue : d’une part, comme nous le verrons, celle-ci est souvent découpée, mais les vues d’intérieur anciennes nous laissent entendre qu’en fait, on n’hésitait pas à poser sur les panoramiques des objets, voire à les cacher par des meubles. L’exemple le plus flagrant est celui des Vues de Lyon, posées autrefois à Bâle et analysées plus loin (ill° 20. 2) : non seulement une bibliothèque déborde sur le panoramique, mais on n’hésite pas à y accrocher des tableaux, un baromètre et un fusil… Une photographie ancienne du Télémaque de Danvers, Massachussets (ill° 22. 1), nous montre accrochés dessus de magnifiques bois d’élan1372. A Guimaraes au Portugal (ill° 20. 6), les portraits d’ancêtres cachent une partie du décor.

Notes
1351.

Jean Zuber & Cie avait expressément prévu les Courses de chevaux pour « des salons de campagne » (prospectus).

1352.

Emlen 1997.

1353.

Salon de compagnie des princesses Sophie & Marie, voir plus loin.

1354.

Salon de compagnie de la duchesse de Nassau ; les Monuments de Paris, de noble allure, sont cependant installés dans la buvette des grands appartements.

1355.

Salon de compagnie de l’appartement de l’épouse morganatique du prince de Bade qui occupe le château après 1804.

1356.

Le cas de Schwetzingen est parlant : le décor des appartements princiers est à base de soie ; les Vues de Suisse sont posées dans le salon de l’épouse morganatique du prince qui n’a droit qu’au papier peint…

1357.

Deux exemples au palais d’Aranjuez, doc° MPP. Il y avait aussi les Combats des Grecs auPalais de Queluz au Portugal, Gere 1992, p. 66 : il a été détruit par le feu en 1934.

1358.

Deux exemples subsistent d’origine : le café Inka à Öttlingen (Bade) en Allemagne, toujours en activité, l’auberge de Rechtenberg à la frontière des cantons de Bâle et de Soleure, en Suisse, devenue une maison de maître.

1359.

Le 14 décembre 1820, la manufacture de Rixheim essaie de vendre deux panoramiques à un cafetier belfortain (MPP Z 80)

1360.

Catalogue « Le Parisien chez lui au XIXe siècle », Paris 1976-77, p. 69.

1361.

Boorstin 1991, p. 524-538

1362.

Martineau (Harriet) Retrospect of western travel, Londres et New York, 1838, I, p. 83-84. Remarquons au passage le mépris anglais pour ce qui, en 1838, n’a rien « d’old-fashioned. ».

1363.

Aldrich (Megan) ed. The Craces : Royal decorators, 1768-1899, Brighton, 1990, p. 101.

1364.

Issus de la documentation du MPP.

1365.

Berkeley 97.

1366.

Aujourd’hui ces papiers sont déposés et conservés au Musée Grobet-Labadie..

1367.

Le château, transformé en hospice en 1925 a perdu son décor intérieur : Scitaroci 1996, p. 110.

1368.

Ces deux exemples sont cités par Lynn 1980, p. 239.

1369.

Par exemple, parmi des dizaines d’autres, le Télémaque dans l’île de Calypso de Dufour dans le hall d’entrée de l’Hermitage, la maison où Jackson s’installe après sa présidence : voir une photo ancienne dans Hapgood 1992, p. 36.

1370.

 King 1937.

1371.

Lynn 1980, p. 176.

1372.

Lynn 1980, p. 211.