Alors que les Vues de Suisse sont exceptionnellement documentées, nous n’avons que fort peu de choses sur l’Hindoustan, le second panoramique créé à Rixheim parce que le livre de copies de lettres couvrant la période août 1804 – mars 1810 a disparu. Dans un courrier du 18 floréal 12 (9 mai 1804) Jean Zuber déclare méditer « un autre ouvrage conséquent », nous l’avons vu. Si l’on songe que la manufacture livre les premiers exemplaires de l’Hindoustan en mars 1807, nous sommes dans les délais des Vues de Suisse. Le manufacturier place dans ses souvenirs la composition du panoramique courant 18061432. Peut-être le manufacturier a-t-il été sensible au pittoresque exotisme de son confrère de Mâcon, Joseph Dufour, qui met sur le marché les Sauvages du Pacifique en même temps que ses Vues de Suisse, peut-être Mongin a-t-il été de son côté séduit par le charme des planches du superbe ouvrage de William et Thomas Daniell Oriental scenery, publié de 1795 à 18031433 que la réouverture des frontières avec Londres, à la suite de la Paix d’Amiens de mars 1802, a permis d’importer sur le continent.
L’Orient fascine les Européens du XVIIIe siècle : dans le dernier tiers du siècle, la vision d’un monde de féerie fait progressivement place à une approche réaliste, grâce une documentation de plus en plus précise qui privilégie un regard ethnographique : le mythe fait place à la réalité et, de ce point de vue, l’ouvrage des Daniell joue un rôle majeur.1434
Outre l’ouvrage des Daniell, Mongin a eu entre les mains, pour les bâtiments, le livre illustré franco-anglais de William Hodges, Choix des Vues de l’Inde, publié à Londres en 1780-83. Quelques personnages sont aussi empruntés à Balthazar Solvyns, Collection of two hundred and fifty etchings, Description of the manners, customs & dresses of the Hindoos, Calcutta, 17941435.
Mais l’approche que fait Mongin de ces sources est révélatrice de sa méthode et de ce que souhaite son commanditaire. Le dessinateur a choisi soigneusement ses gravures, chez les Daniell en particulier. Il a tout d’abord éliminé tout ce qui concerne la présence anglaise, ce qui pendant la période napoléonienne n’étonnera personne. Il a évacué avec soin toutes les visions à résonance plus ou moins inquiétante, les cavernes ou les ruines, en un mot tout ce qui relève de la catégorie du « sublime » pour en rester au seul « pittoresque » ; de plus, les hommes sont rares et purement décoratifs, à la manière de figurants sur une scène d’opéra et, tout Indiens qu’ils soient, ils empruntent autant aux statues antiques qu’à la vérité indienne, comme les deux pêcheurs du lé 18, empruntés à Solvyns mais occidentalisés dans un style tout davidien. La nature, à l’exception de quelques palmiers empruntés aux Daniell, ressort d’une vision tout exotique de l’Inde, sans grand rapport avec la réalité, en dépit de la précision des sources dans ce domaine. Quant aux bâtiments, Mongin n’en transcrit que le pittoresque immédiat : Hodges et surtout les Daniell les replacent scientifiquement dans leur environnement, Mongin, lui, les idéalise avant de les utiliser comme un décorateur de théâtre ou, mieux, un créateur de jardin pittoresque. Prenons l’exemple du mausolée de Mucdom Shah Dowlut, à Moneah, au lé 16 (ill° 26. 2 & 3) : ce lieu de pèlerinage musulman du Nord-Est de l’Inde se transforme en un élégant kiosque au milieu d’un lac et il côtoie le temple hindouiste de Tanjore près de Madras, à quelque 3000 km de là, dans un syncrétisme purement décoratif confirmé par la présence du bateau emprunté à la vallée du Gange, au Nord-Ouest du sous-continent…
Le résultat est une Inde des plus séduisantes, des plus florissantes aussi, proche des mythes orientaux des Lumières1436 plutôt que de la réalité qui affleure à la fin du siècle. De ce point de vue, l’Hindoustan de Mongin se rapproche étroitement des îles du Pacifique dépeintes par Charvet pour Dufour à l’époque des Vues de Suisse : que la manufacture ait vu le produit de la concurrence ne fait aucun doute ; ce qui est sûr, c’est qu’elle en a retenu la leçon, à une exception près, l’absence de descriptif qui, même s’il a été publié, ce que nous ignorons, n’a sûrement pas pris la forme de l’ample livret didactique de Dufour.
On aimerait savoir si les tâtonnements matériels des Vues de Suisse ont servi à quelque chose : les copies de lettres nous manquent pour répondre avec précision. Du moins constate-t-on que l’Hindoustan a quatre lés de plus que les Vues de Suisse, encore que le nombre de planche soit comparable, 64 par lé pour l’un, 63 pour l’autre. Le nombre de couleurs a été réduit de 10, de 95 à 85, sans que le motif n’en souffre, loin de là : la couleur est mieux maîtrisée et leur nombre aboutit à un effet coloré plus intense que dans le cas précédent. Pourtant, Jean Zuber raconte que lesdites couleurs avaient provoqué la « folie » du « mélangeur » Dollfus qu’il dut remplacer avec Mongin1437. Quoi qu’il en soit, à l’évidence, après l’essai heureux des Vues de Suisse, la maîtrise est désormais atteinte : les deux extrémités se raboutent, la composition atteint à l’équilibre des masses tant en hauteur qu’en largeur, l’usage des arbres, indispensables à la découpe du paysage, s’intègre avec élégance à l’ensemble, sans rien de ce caractère artificiel que le panoramique possédait auparavant.
Le succès semble à la hauteur de cette maîtrise désormais conquise : en 1808, 289 exemplaires sont vendus, puis 214 en 1809, 160 en 1810 et encore 140 en 1811, soit 803 en quatre ans contre 740 pour les Vues de Suisse dans le même laps de temps. Par la suite, il est régulièrement réimprimé : en 1812, en 1826, 1829, 1843, 1845, 1854, 1858, 1861, 1863, 1866, 1871 puis à nouveau à compter de 1930 à nos jours sans interruption. Ce sont des milliers d’Hindoustan qui sont sorties des presses de Rixheim, même si, étrangement, on ne le retrouve que de façon exceptionnelle sur le mur en édition ancienne.
Titre actuel : il se nommait au XIXe siècle : les Vues de l’Indostan ; NOUVEL-KAMMERER n° 73, 1807, n° 961-980, 20 lés, 1285 planches, coloré, 85 couleurs. Ill° 26 et 21. 1.
Zuber (Jean) 1895, p. 57.
Encore que Mongin n’ait eu entre les mains que les deux premiers volumes, achevés en 1801. Sur les Daniell, voir Archer (Milfred) 1980.
Catalogue China und Europa, Berlin-Charlottnburg 1973.
Pour les sources, voir Jacqué 1986.
Voir par exemple Deleury (Guy) 1991.
Curieusement, Zuber place l ‘épisode au cours de l’été 1808, alors qu’au moins une édition de l’Hindoustan a déjà été fabriquée, voir Zuber (Jean) 1895, p. 58.