2.5.3. L’Arcadie1438

Avec l’Arcadie, Jean Zuber et Mongin ouvrent une nouvelle page puisqu’il s’agit de la première grisaille produite à Rixheim : un genre que les premiers créateurs de panoramiques ont privilégié, mais que Jean Zuber voulait surpasser avec ses Vues de Suisse polychromes. Il y revient pourtant pour des raisons commerciales ; le 2 janvier 1811, Jean Zuber écrit à son beau-frère Feer :

‘Nous nous sommes décidés à exécuter le nouveau paysage dans la manière dont je vous ai parlé dernièrement et j’en suis bien aise à présent. Sous tous les rapports ce sera un ouvrage bien supérieur à tous les paysages grisaille qui se sont faits et nous pourrons le donner au même prix des autres, c’est-à-dire dans les proportions de la largeur de notre papier qui sera toujours de 26 (pouces1439).’

D’un point de vue artistique, le choix de la grisaille est loin d’être gratuit, puisqu’on est frappé d’emblée par la parfaite adéquation entre le style et le sujet, la grisaille servant bien le caractère néoclassique du propos.

Nous manquons cependant de sources pour l’étude : certes, nous possédons le prospectus, le premier semble-t-il créé à Rixheim, une lithographie plus tardive, la maquette, mais pratiquement aucune lettre à son sujet.

Dans son prospectus non daté, la manufacture précise que « toutes les scènes qui l’animent sont tirées des Idylles de Gessner ». Ce choix ne doit rien au hasard : le poète zurichois Salomon Gessner1440 (1730-1788) rencontra avec ses Idylles un des succès littéraires majeurs du XVIIIe siècle ; publiées d’abord en allemand en 1756 puis traduites rapidement en français, elles envoûtèrent un vaste public international par leur sentimentalité en plein accord avec la demande de l’époque. Jean Zuber lui-même ne pouvait pas ne pas les connaître, familier qu’il était avec la littérature germanique de son temps1441. Il devait en être de même des acheteurs puisque le prospectus ne donne aucune précision sur Gessner : il se contente de spécifier quelles Idylles sont illustrées et de donner la description de la scène choisie.

Pour dessiner ce panoramique (signé en grec « peint par Mongin » au lé 9, sur le pont, ce qu’indique le prospectus, sans pour autant donner de détails sur le dessinateur) Mongin a sans doute utilisé des gravures illustrant une édition des Idylles, mais il n’a pas eu entre les mains les gravures de Gessner lui-même. Il n’attache cependant qu’une importance toute relative aux figures, quel que soit leur contenu anecdotique. Ce n’est pas un hasard si le 21 mai 18121442, le revendeur genevois Mestral, tout en admirant « la composition et le dessin, très beaux », reproche « les devants pas assez vigoureux ». Mongin, dans la tradition du « paysage composé1443 », magnifie la nature, peuplée de figures en étroite symbiose avec elle, au point de quasiment les faire disparaître. Le tholos, la vigne italienne, les ruines en colonnade, le tombeau, les villas des lointains appartiennent au vocabulaire propre au paysage composé hérité du Lorrain. Mongin y ajoute au lé 1 le « Vase de Médicis » ainsi qu’il est nommé dans le prospectus : en réalité, il s’agit de la forme du Vase Médicis mais du décor du Vase Borghèse, acheté par Napoléon Ier en 1808 et exposé au Louvre en 18111444.

La démarche de Mongin est à rapprocher du travail de Jean-Victor Bertin1445 (1775-1842), « son intime ami et le plus habile paysagiste1446» et un peintre alors fort prisé : une même sensibilité, de semblables références, mais ici développées chez Mongin sous la forme d’un ample « paysage » pour reprendre le terme utilisé par le prospectus. Mais au-delà de Bertin, il est clair que Mongin rejoint un courant plus vaste, illustré par exemple par les constructions du parc de Lagarenne-Lemot à Clisson, exactement contemporain : les mêmes bâtiments s’y retrouvent, depuis le temple monoptère inspiré de Tivoli jusqu’au tombeau, issu du même modèle que chez Mongin1447.

Le traitement de ce panoramique est nettement plus néoclassique que ceux qui l’ont précédé et que ceux qui le suivront : personnages raides, fabriques aux références antiques, caractère monochrome... Pourtant, la comparaison entre la maquette originale et l’impression révèle que le premier choix de Mongin était tout autre. Cette maquette1448, traitée au crayon et au lavis, possède un caractère élégiaque en total contraste avec le rendu sec de l’impression. Il ne peut s’agir que d’un choix délibéré de la manufacture : les panoramiques à cette date sont encore rares sur le marché, une petite dizaine, et la manufacture souhaite sans doute prendre une place dans un style résolument nouveau, qui n’est encore que médiocrement représenté par la production concurrente. Si Dufour a déjà assimilé ce style1449, il ne l’a pas encore mis en pratique sous la forme d’un panoramique ; en revanche, lorsqu’il le fait, il bat Rixheim sur son terrain et Jean Zuber le reconnaît franchement ; le 12 mars 1816, le manufacturier a entre les mains Psyché & Cupidon de Dufour et il écrit clairement à son propos : « c’est sans contredit la plus belle production de papier peint1450 ». Et à propos des Fêtes grecques, le 15 décembre 1818, Jean Zuber, dans un courrier à son fils, reconnaît que « l’exécution (en) est parfaite1451 » ; le même jour il confie à Feer « le nôtre (l’Arcadie) est insupportable à côté par les teintes ! Il a 9 tons comme pour notre Arcadie mais il produit un effet infiniment plus agréable , c’est un modèle à suivre »... En décembre 1819, la manufacture en tire les conséquences et en réalise une nouvelle impression « dans les teintes pareilles des fêtes grecques (…) et ainsi notre Arcadie fera ainsi un bien meilleur effet que dans les nuances faites jusqu’ici1452 ».

Le public corrobore l’opinion de Jean Zuber : si la première édition part normalement, en dépit d’une médiocre coloration que le manufacturier, le jour de sa mise sur le marché, est le premier à juger « barbouillée de manière pitoyable1453 », les rééditions sont rares et semble-t-il peu abondantes : 1817, 1821, 1824, 1829, 1835 et une dernière en 1846 ; les planches sont détruites à une date inconnue, sans doute en même temps que celles des autres panoramiques dégravés, dans les années 1880. Dès le 26 mai 1812, dans une lettre à Feer, son voyageur, le manufacturier regrette son choix : « nous aurions mieux fait de ne point faire de grisaille, mais comment faire pour deviner ?1454 » Pourtant, si l’on compare les ventes de 1812 à 1823, dates auxquelles elles sont documentées, les Vues de Suisse partent à 385 exemplaires, l’Hindoustan à 556 et l’Arcadie à 691 (554 si l’on enlève l’impact de la première année). Apparemment, le panoramique se révèle une bonne affaire à court terme, mais non à long terme. Deux facteurs peuvent l’expliquer : au départ son bas prix, 35 francs pour 20 lés contre 56 francs les 16 lés des Vues de Suisse et 70 francs les 20 lés de l’Hindoustan et l’absence de forte concurrence dans ce style ; par la suite, la réussite des grisailles Psyché & Cupidon (1815) et les Fêtes grecques (1818) de Dufour représente une réelle source de rivalité, même si les prix de Dufour sont plus élevés que ceux de son confrère : le 15 décembre 1818, Jean Zuber écrit d’ailleurs à son fils pour s’interroger : « après tant d’autres ouvrages grisailles, nous convient-il d’en faire aussi un nouveau ?1455 » Qui plus est, sur le long terme, les sujets néoclassiques ne semblent pas avoir rencontré un long succès, si l’on excepte Psyché: la seconde moitié du siècle les méprise1456 avant le renouveau classique du début du XXe siècle.

C’est d’ailleurs à cette époque que Zuber & Cie relance l’Arcadie, sous une forme nouvelle. En 1912, juste cent ans après la création de ce panoramique, la firme met sur le marché un nouveau panoramique en dix lés, le Paysage Italien (ill° 27. 5 & 6) ; ce paysage n’est rien d’autre que la version réduite des 20 larges lés de l’Arcadie, dont par ailleurs les personnages sont supprimés ; toute référence littéraire aux Idylles du poète suisse Salomon Gessner est ici éliminée au profit de la seule approche décorative, au moment où l’influence néoclassique revient à la mode sous différentes formes1457 après l’intermède Art nouveau. Ce panoramique rencontre un énorme succès tout au long du siècle, en particulier aux États-Unis1458 sous le nom de Classic landscape et continue à être imprimé.

Notes
1438.

Nouvel-Kammerer, n° 3, 1812, n° 1241-1259, 20 lés, , camaïeu, 9 couleurs, ill° 27.

1439.

MPP Z 77.

1440.

Bircher-Weber 1982.

1441.

Zuber 1964, passim

1442.

MPP Z 78.

1443.

Mais le prospectus préfère parler d’un « tableau composé dans le style héroïque ».

1444.

Haskell-Penny 1988, p. 347-349 Mongin s’est aussi inspiré au lé 2 du célèbrissime Faune à la flûte acquis avec la même collection : arrivé à Paris entre 1808 et 1811, il n’est exposé au Louvre qu’en 1815, d’après Haskell-Penny 1981, p. 232-233 ; Mongin a pu le connaître par des gravures ou des moulages.

1445.

Mongin l’a lithographié, cf. Lang 1977, p. 66. Pour Bertin, voir catalogue Paris 1974, p. 315-318.

1446.

Lettre à Jean Zuber, 5 mai 1816, Lang 1977, p. 39.

1447.

Couapel-Duflos 1991, passim.

1448.

Coll° MPP, illustrée dans Nouvel-Kammerer 1990, p. 84.

1449.

Comme le montrent ses draperies et sa série des mois de 1808, catalogue Paris 1967, n° 122, 113, 114.

1450.

MPP Z 80

1451.

MPP Z 80

1452.

MPP Z 80 3 décembre 1819.

1453.

MPP Z 78, 4 avril 1812, lettre de Jean Zuber au voyageur Feer

1454.

MPP Z 78.

1455.

MPP Z 80.

1456.

Cf les opinions de Rioux de Maillou 1883 ou de Havard 1887, par exemple.

1457.

En particulier en papier peint : Desfossé réédite en 1910 des décors néoclassiques de Dufour : décor Carnot, par exemple, cf. Fauconnier 1936.

1458.

497 pour la seule année 1929 ! (MPP Z 90).