2.5.5. La grande Helvétie1463

En dépit de leur succès, les Vues de Suisse sont un essai, avec ses limites, comme on l’a vu : personnages trop petits et sommets trop élevés, absence de continuité. Jean Zuber et Mongin, parvenus avec l’Hindoustan à la pleine maîtrise, devaient en être conscients. Très vite, ils conçoivent l’idée d’un nouveau panoramique sur le même thème et Jean Zuber écrit dans ses Souvenirs que, dès 1806, « nous pensions à faire une seconde vue de Suisse. A cet effet, Mongin retourna1464 dans l’Oberland avec Jahn1465 ». Mais la volonté de créer d’abord un panoramique en grisaille, l’Arcadie, puis les difficultés de la fin de l’Empire empêchent la rapide réalisation du projet qui n’est finalement mis sur le marché qu’en mars 1815.

Même si Mongin est allé travailler sur le terrain dès 1806, la décision de la réalisation ne date que de 1812 : le 7 avril, Jean Zuber écrit à Mongin :

‘J’ai vu avec bien du plaisir par votre lettre du 8 mars que nos idées sur le nouveau paysage suisse se soyent aussi merveilleusement rencontrées. ’

Le 22 juillet, le manufacturier annonce à son voyageur Feer :

‘Je désire que vous reveniez ici (vers la mi-août), nous tiendrons grand conseil sur le nouveau décor à paysage que nous nous proposons de faire et j’irai ensuite aussitôt à Paris pour en arrêter avec Mongin l’exécution.’

Le grand conseil a dû se prononcer en faveur d’un projet de panoramique à sujet de chasse : mais celui-ci entre en concurrence avec les Chasses de Compiègne de Jacquemart & Bénard. Le choix définitif n’est fait que le 10 octobre, comme le montre ce courrier à Mongin :

‘Nous (nous) décidons pour un paysage suisse tel que nous en avions eu l’idée vous mon cher frère tout comme nous, c’est-à-dire que dans une belle composition de paysage faite d’après vos études de la Suisse des scènes champêtres et des jeux nationaux enrichissent le tableau au point que les figures ne soient point accessoires comme dans nos vues de Suisse et qu’au contraire ce soient elles qui offrent le principal intérêt ; nous pensons qu’il convient que vous fassiez de suite une esquisse lavée que vous nous enverrez aussitôt par le courrier et nous de notre côté nous tâcherons entre temps de nous procurer en Suisse autant de matériaux que possible pour vous mettre à même de rendre avec beaucoup de vérité les scènes historiques que vous ferez entrer dans votre composition. S’il se peut, j’irai trouver pour cet effet quelqu’artiste de nos connaissances et nous vous enverrons alors les dessins que j’aurai pu me procurer en vous retournant votre croquis ; nous y joindrons nos observations et vous indiquerons le changement que nous pourrions désirer que vous y fassiez pour l’exécution en grand s’il y a lieu. Mais mon cher frère, vous allez être content d’une chose, c’est que plusieurs raisons nous déterminent à faire ce paysage à 25 pouces1466 et non sur carré et nous nous arrêtons à 16 lez qui se joindront au bout et qui seront éclairés de 2 jours.’

Le projet est clair : il s’agit bien de remédier aux défauts des Vues de Suisse et d’insister sur les personnages. Mais, à l’évidence, les croquis de Mongin ne suffisent pas, il faut y adjoindre des gravures : celles-ci portent essentiellement sur les costumes, empruntés à différentes séries de Nicolas König1467. Déjà, le 10 avril 1812, Jean Zuber avait acheté pour 185,60 francs les Vues de la Suisse de Bleuler1468.

Le 7 novembre, l’esquisse est renvoyée : Jean Zuber exprime son contentement à son beau-frère :

‘Nous (l’)avons trouvée d’une composition charmante aussi bien dans son ensemble que dans tous ses détails’

tout en regrettant « que ce sera un ouvrage fort cher ». Jean Zuber exprime le même contentement au dessinateur :

‘Le talent et le savoir-faire que vous possédez maintenant nous sont de sûrs garants que la peinture répondra à l’attente qu’inspire le croquis.’

La manufacture n’attend les premiers lés à graver que pour février : Mongin promet la moitié pour fin mars ; les lés arriveront en avril et en mai, Jean Zuber engage Mongin à concevoir non 16 lés comme prévu, mais 20 lés, d’autant plus qu’il est impensable de mettre les deux panoramiques suisses bout à bout comme il l’avait d’abord envisagé. Mais les menaces militaires dues aux combats de plus en plus rapprochés après Leipzig et la perte de l’Allemagne, puis l’invasion (Rixheim est occupé du 22 décembre au 19 juin, la manufacture chôme du 18 décembre au 12 février).retardent le projet :

‘Vu les circonstances, notre nouveau paysage suisse n’a pu être fait cette année et nous ne (le) ferons paraître qu’au printemps suivant’

déclare Jean Zuber en avril 1814 à un client, ce qu’il confirme à Mongin le 24 mai :

‘Nous allons maintenant pousser la gravure afin de pouvoir le produire pour la campagne prochaine.’

Il s’y ajoute une offre de 6 francs par collection sur les premières 400 vendues. Le 5 juillet, le 13e lé est en gravure , l’impression doit commencer à la mi-août : Jean Zuber compte sur Mongin pour se

‘charger de la direction du mélangeur au moins jusqu’à ce que ce travail difficile sera bien mis en train.’

Mais Mongin ne peut venir avant l’hiver. Finalement, l’impression est terminée en mars 1815 et la première livraison a lieu le 25 mars ; une seconde impression est prévue pour juillet : les bruits de botte des Cent jours repousseront cette impression au mois d’octobre et novembre ; une troisième impression est envisagée pour mai 1816 mais immédiatement épuisée, une quatrième impression est alors programmée pour la fin de l’année. La vente remporte donc un très grand succès : 807 exemplaires de mars 1815 à décembre 1824 ! C’est certes un peu moins que les Vues de Suisse, mais l’attrait de la nouveauté n’est plus le même, le marché devient de plus en plus concurrentiel et l’ensemble enfin est plus important et plus coûteux. Le panoramique est régulièrement réimprimé jusqu’en 1865, avec des pics dans les années 1825-35. Huit lés en sont présentés avec succès à l’Exposition de 1819 « encadrés de colonnes en marbre gris surmontées d’un entablement avec une frise en bas relief grisaille1469. »

Il est vrai que le résultat est superbe : le prospectus ne ment pas lorsqu’il dit :

‘Jamais dans ce genre on n’a poussé aussi loin les moyens qui pouvaient rendre l’effet d’un tableau ; les fonds exécutés avec des teintes qui ne servent que dans cette partie, s’aperçoivent dans un grand éloignement, tandis que dans les devants, ornés de figures assez grandes, présentent tout ce que la richesse du coloris peut offrir à la fois de plus vigoureux et de plus agréable.’

Si l’on oublie le ton emphatique, force est de reconnaître que le choix fait de soigner les avant-plans à personnages donne une vie particulière à ce panoramique où les scènes du quotidien helvète sont élevées au niveau du mythe. Peu importe que les paysages, évoquant pourtant clairement la Suisse, en particulier l’Oberland, ne renvoient pas comme dans les Vues de Suisse à quelques uns des sites les plus célèbres : les lacs, les chalets d’alpage et les sommets enneigés suffisent à renvoyer à la vision de la Suisse qu’apprécie l’Europe depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous son aspect le plus riant. La référence au tableau ne tient pas du hasard : le nombre de couleurs utilisés, apparemment bien plus élevé qu’auparavant, permet un rendu plus pictural – et plus séduisant - qu’auparavant. Un nouveau pas vient d’être franchi.

Jean Zuber en est conscient : le 12 mars 1816, de retour de Paris, il écrit à Feer :

‘L’Helvétie a fait plaisir à toutes nos pratiques et on n’en a pas trouvé le prix trop élevé. Vous trouverez ici le nouvel ouvrage de Dufour, Psyché en 12 tableaux grisaille : c’est sans contredit la plus belle production en papier peint et si elle ne dispute pas le rang à notre Helvétie, elle est du moins très digne de figurer à côté.’
Notes
1463.

Nouvel-Kammerer 1990, n° 53, 1815, n° 1400-1419, 20 lés, coloré, ill° 28a et 21. 3. Le titre est d’abord, ainsi qu’il figure dans le prospectus : l’Helvétie ; il deviendra ensuite la grande Helvétie pour la distinguer de sa variante, la petite, à partir de 1818. Voir aussi annexe 10.

1464.

Le mot « retourna » semble de trop : Mongin n’y est jamais allé, en particulier pas pour les Vues de Suisse, réalisées complètement à partir de gravures.

1465.

Jahn est l’élève alsacien de Mongin. Zuber 1895, p. 57.

1466.

0,6925 m.

1467.

Baumer-Müller 1991, p. 56-60.

1468.

Les Bleuler sont une famille d’éditeurs de vues de Suisse de Schaffhouse ; les Vues de Suisse en question sont difficiles à identifier car leurs recueils ont pris des noms très divers ; cf. Dermond (Beno) Malerische Reisendurch die schöne alte Schweiz, Zürich 1982.

1469.

ADHR 9M6.