2.5.10. Les Lointains1508

Au même moment que les Jardins français, en mars 1822, la manufacture de Rixheim met sur le marché un décor mural que l’on peut hésiter à classer dans les panoramiques puisqu’il n’a que 6 lés de 0,54 m de large, ce qui permet de réaliser seulement un tout petit paysage de 3 m de large. Qui plus est, cette décoration ne fait pas appel à des personnages contrairement à l’usage d’alors, au moins jusqu’en 1842. Malheureusement, on reste sur sa faim dès que l’on cherche à en savoir davantage, dans la mesure où nous ne disposons d’aucun document d’archive à ce propos, ni de prospectus, ni de lithographie originale ; nous n’en connaissons aucun exemplaire ancien, en dépit de sa vaste diffusion.

Autre différence : son style. Ce panoramique est imprimé en camaïeu de 11 couleurs, ce qui est beaucoup pour un camaïeu1509 mais permet de traiter les feuillages avec réalisme : un réalisme quelque peu charnu qui détonne avec les paysages néoclassiques alors courants, dans la production d’un Dufour par exemple.

Le panoramique associe un ensemble d’arbres – un saule pleureur et un peuplier d’Italie se reconnaissent mieux que d’autres aux silhouettes plus banales – traités quasiment en premier plan, encore que des buissons cachent la base des troncs. Ces arbres sont suffisamment espacés pour ouvrir des « lointains » qui appartiennent à un jardin : une prairie avec une fabrique à l’italienne, un vase Médicis simplifié sur une gaine avec un agave, des pins maritimes en silhouette, un jet d’eau… Les extrémités sont dessinées de façon à se rabouter.

Tel quel, ce panoramique pose de nombreuses questions auquel un document autrichien permet en partie de répondre. Les collections du k.k Nationalfabrikproduktenkabinett de Vienne, déposées au Musée technique de la ville conservent des échantillons de la production de la manufacture Spörlin & Rahn de la même ville : parmi ceux-ci, la gravure en taille-douce1510 d’un Jardin persan (en français) en 6 lés, daté de 1822, ainsi qu’un lé de ce Jardin. Le principe est exactement le même, avec pour seule différence les essences d’arbres où une manière de palmier donne la note orientale qui, manifestement, tient davantage d’un exotisme de serre que de la réalité. Une série de colonnettes, de bas de lambris, de draperies proposent diverses possibilités de montage de façon à encadrer, voire à découper ce décor. Mais l’innovation majeure, c’est le lé conservé qui nous la livre : le ciel, pour la première fois, est traité en irisé ; les arbres se détachent sur un fond ocre qui, lentement se nuance de bleu à mesure que l’on remonte vers le ciel qui lui est d’un bleu pur. Le ciel d’aurore ou de crépuscule, caractéristique des panoramiques de Jean Zuber puis de ses confrères dans la seconde moitié des années 1820, apparaît ici pour la première fois.

Cette production concomitante pose une série de questions. Tout d’abord, les liens étroits qu’entretiennent les deux manufactures qui, par exemple, échangent motifs, procédés, voire planches, laissent supposer qu’il s’agit d’une recherche commune ; le style d’ailleurs, le nombre limité de couleurs permettent de supposer un travail de Mongin aussi bien à Rixheim qu’à Vienne1511. D’autre part, le montage proposé par la manufacture viennoise montre clairement les possibilités offertes par ce panoramique encadré susceptible de transformer un espace fermé en une loggia s’ouvrant sur la nature ; la présence des encadrements fait d’ailleurs plus facilement oublier le caractère répétitif de l’ensemble.

Le succès des Lointains est immense : des ventes importantes dès le début, 171 exemplaires la première année, 97 la seconde. Mais plus étonnant encore est le succès sur la durée : les réimpressions sont régulières et abondantes jusqu’à la fin des années 1870, même si elles s’espacent à la fin des années 1850. Au début du XXe siècle, le panoramique demeure en vente : 146 exemplaires aux États Unis en 1905 ! Après 1918, les Lointains continuent sur leur lancée et en 1929, le marché américain en absorbe à lui seul 220 exemplaires. Ce succès ne se démentit pas jusqu’à l’heure actuelle.

Notes
1508.

Non catalogué par Nouvel-Kammerer,1822, n° 1960-1965, 6 lés, 149 planches, camaïeu, 11 couleurs, ill° 31.

1509.

L’Arcadie, par exemple, en a 9.

1510.

D’après Witt-Döring, 1995, p. 205 : nous n’avons pas vu l’original mais d’après la reproduction, on peut sérieusement songer à une lithographie.

1511.

Mongin est par ailleurs un spécialiste du dessin d’arbre : il a fourni à Engelmann débutant des études lithographiées sur ce thème en 1816 : Lang 1977, catalogue 49-52 et 60-63. On peut rapprocher ces études des Lointains.