2.5.12. Les Combats des Grecs1519

En 1826, circulait dans Mulhouse un « Appel aux Mulhousois pour une souscription en faveur des Grecs »1520 : dans le cadre de la guerre d’indépendance grecque, les industriels mulhousiens s’investissent fortement, Jean Zuber-Karth en particulier, qui a organisé le comité local qu’il préside jusqu’à sa dissolution au début 1829, la cause l’ayant emporté. Nous ignorons de façon détaillée les raisons qui ont poussé le fils Zuber et ses confrères à s’engager particulièrement pour cette cause : mais nous savons par ailleurs qu’elle est spécialement populaire chez les protestants, les maçons et les libéraux, ce qui caractérise notre industriel.

Quoi qu’il en soit, le sujet est alors particulièrement à la mode, dans les arts décoratifs ou en peinture1521 qui, de 1825 à 1829, deviennent philhellènes1522.

Nous ignorons la date à laquelle la manufacture a pris contact avec Jean-Julien Deltil : les courriers ne nous sont pas conservés mais des échanges plus tardifs ne laissent aucun doute sur la paternité du panoramique1523. La manufacture, à travers lui, fait appel à un professionnel qui a auparavant travaillé chez Velay et peut-être ailleurs ; Gué n’a réalisé qu’un seul essai, les Vues d’Écosse, la décision va se révéler d’importance puisque, comme pour Mongin avec les Vues de Suisse, ce panoramique annonce le début d’une longue collaboration.

L’évolution annoncée par les Vues d’Écosse se poursuit ici : l’abondance des personnages (le prospectus en annonce généreusement 500 !), la coloration vive, spécialement les taches de mine-orange, le rythme de la composition mais aussi un découpage rigoureux des scènes à coup d’arbres et de rochers, autant d’indices d’une approche nouvelle, beaucoup moins arcadienne que chez Mongin. L’ampleur aussi, 30 lés, le nombre de planches, 2008, offrent des possibilités inconnues jusqu’alors. En revanche, la technique d’élaboration reste la même : bien sûr, le prospectus, selon un principe bien établi, annonce que « les matériaux ont été recueillis sur les lieux mêmes », ce n’est pas le fait du dessinateur mais de différents graveurs et lithographes dont l’œuvre, comme l’a montré Angélique Amandry, a été largement utilisée. Nous ignorons cependant où Deltil est allé chercher une Acropole aussi cocasse, avec ses Propylées ne faisant qu’un avec le Parthénon… En revanche, la cabane du stylite sur l’entablement du temple de Zeus est conforme à la tradition.

Les épisodes représentés sont disparates, ne serait-ce que pour des raisons décoratives : il s’agit de multiplier des paysages divers. Si les faits d’armes sur mer de Canaris datent du début de la guerre, les combats du colonel Fabvier devant Athènes datent de 1827. L’accent mis sur ce dernier tient sans doute compte du marché français : le soutien de Byron, par exemple, n’est mis en valeur que dans un dessus-de-porte, le marché anglais n’étant guère porteur dans le domaine du panoramique.

Le procédé de l’irisé, déjà utilisé dans les Vues d’Écosse, est ici aussi utilisé mais dans un contexte polychrome ; le prospectus précise :

‘il a encore fallu inventer de nouveaux appareils et procédés pour rendre d’une manière satisfaisante les effets de mer, d’incendie, d’explosion d’armes à feu, etc… effets qu’il avait été jugé impossible jusqu’ici de pouvoir être bien rendus en papier peint et dont la réussite parfaite rivalise cependant avec ce que peut produire le plus habile pinceau.’

La tendance à l’hyperbole, souvent observée en matière de prospectus, ne fait pas ici exception, même si, de fait, le rendu de la mer en particulier doit beaucoup à l’irisé, au summum de son succès (ill° 33. 2).

La commercialisation des Combats des Grecs se révèle pourtant le plus grand échec de la manufacture de Rixheim dans le domaine du panoramique. Dès le départ, il se vend mal : nous possédons la trace des ventes à partir de mai 1829, mais peut-être a-t-il été mis sur le marché plus tôt1524 : la première édition ne sera écoulée qu’en 1834, soit cinq ans plus tard. Les rééditions sont rares : quatre seulement, et la dernière au début des années 1850 (une centaine d’exemplaires) ne sera épuisée qu’après 1870. Pourtant, les personnages en ont été supprimés, de façon à en faire un paysage, sans connotation politique.

A l’évidence, le sujet, très politisé, n’est plus d’actualité au moment où il arrive sur le marché, puisqu’en 1829, le problème est pour l’essentiel réglé. Dans ces conditions, le mouvement d’opinion qui engendrait des achats d’œuvre sur ce thème dépérit rapidement et le panoramique se vend mal. Une recherche en cours de Denys Barau1525 pour la période 1829-31 montre par ailleurs que les lieux de vente ne sont pas particulièrement liés aux centres philhelléniques : pas un seul exemplaire à Genève par exemple, 12 exemplaires seulement à Paris, moins qu’à Lyon, 6 exemplaires au Brésil… En fait, le marché est le marché normal des panoramiques, en dehors de tout choix idéologique1526.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que ce panoramique ait été dégravé dans les années 1880.

Notes
1519.

Nouvel-Kammerer n° 44, 1828 ou 1829, n° 2431-2460, 30 lés, coloré, 2008 planches, ill° 33.

1520.

Ce panoramique a été étudié en détail par Madame Angélique Amandry qui n’a malheureusement pas publié le résultat de ses recherches ; on lui doit cependant « Deux sujets grecs chez Jean Zuber & Cie », BSIM 2/1984, p. 153-156.

1521.

Catalogue Bordeaux 1996

1522.

La future épouse de Frédéric Zuber, Amélie Frauger, en voyage à Lyon, visite par exemple le 24 novembre 1826 « l’exposition des grecs » à la bibliothèque de la ville : Zuber 1954, p. 17.

1523.

Les seules dates précises concernant ce panoramique sont celles de la gravure : elle a duré de septembre 1827 à avril 1828 pour 2080 planches et a coûté 3660 francs.

1524.

L e prospectus porte la date de 1828.

1525.

Doc° MPP : qu’il soit vivement remercié de nous avoir communiqué ses résultats provisoires.

1526.

Il n’en est pas de même à l’heure actuelle : les rares exemplaires anciens qui font surface voient leur prix flamber et gagnent les riches intérieurs athéniens.