2.5.14. Le paysage à chasses1539

Le 20 janvier 1831, Deltil écrit à Jean Zuber :

‘Vous m’annoncez un nouveau projet de paysage dont le sujet serait une chasse et où l’économie d’exécution serait la condition essentielle. Je crois qu’un pareil sujet devrait avoir une réussite complète tout (en) étant traité de cette manière et pouvant être livré à un prix modéré et fort en dessous des paysages coloriés répandus dans le commerce.’

A cette date, la manufacture a mis sur le marché successivement et dans un temps rapproché deux productions lourdes de plus de 2000 planches au nombre de couleurs élevé. Manifestement, l’idée est de réaliser quelque chose de plus simple, nécessitant un investissement moins lourd dans un moment où les affaires restent indécises1540 et la concurrence des réimpressions très présente. Par ailleurs, le choix d’un paysage à chasses, déjà envisagé avec Mongin dans les années 1810, est assuré du succès de par sa popularité. Il n’y a guère sur le marché que les Chasses de Compiègne dont les costumes sont désormais vieillots : les femmes y portent par exemple des robes à taille haute, disparues au cours des années 1820 ; par ailleurs, Jacquemart avait choisi en 1812 un parti aristocratique : une chasse à courre dans l’entourage du souverain. Or Deltil a fourni à Rixheim en 1829 quatre dessus-de-porte à sujets de chasse :

où il développe une approche pragmatique, bourgeoise du sujet ; il choisit lui-même les thèmes alors que la manufacture lui demandait des « sujets de fantaisie » (12 janvier 1829) :

‘Je compte choisir deux épisodes de chasse gais et qui conviennent bien au genre et je n’emploierai guère que la moitié des teintes nécessaires aux autres camées.’

Le 13 février 1831, Deltil soumet des croquis du panoramique en précisant :

‘Je les peindrai suivant votre intention le plus économiquement possible.’

Ce qui ne l’empêche pas de discuter le prix (entre 2700 et 3000 francs, contre 5000 pour les Vues du Brésil). Il propose par ailleurs le schéma suivant :

‘Je vous prie de me faire part de vos idées sur le genre de chasse qu’on pourrait exploiter, par exemple on peut diviser le paysage en cinq tableaux séparés par quelques rochers ou arbres de 1er plan. Dans l’un on chasserait le lièvre, la perdrix &c, dans un autre le sanglier, dans un autre le daim, le chevreuil &c, un quatrième représenterait une chasse à l’Ours et le dernier une chasse au marais : tout cela serait mêlé de paysans, de valets, de chiens et de chevaux, en sorte qu’il y ait beaucoup de mouvement et de variété. Les plans coupés et ondulés des terrains et quelques villages et chaumières sur de plans reculés peuvent rendre le paysage très pittoresque quoique tout cela devrait être très bas, c’est-à-dire que l’horizon ne s’élèvera qu’à 20 ou 24 pouces. Aussitôt votre réponse, je m’occuperai de la composition générale et je vous l’enverrai de suite, après quoi je pourrai mettre la main à l’œuvre sans désemparer.’

Finalement, la chasse à l’ours a été éliminée, mais tous les types de chasse sont représentés ; Frédéric Zuber-Frauger écrit à ce propos à son frère le 22 mars :

‘J’aurais voulu des ours et des chamois mais cela présente des difficultés à cause des localités vu que l’on ne peut faire de hautes montagnes que dans le lointain.’

En clair, cela risque d’introduire un rythme paysager différent et d’élever la ligne d’horizon.

Frédéric Zuber-Frauger-Frauger attend le 29 mars le « retour des esquisses du paysage » ; le 1er avril, il les reçoit :

‘Je conviendrai avec Deltil des changemens à faire et tenterai de lui bien faire sentir la manière dont il devrait traiter la chose,’

puis il rencontre le 4 avril le dessinateur :

‘Nous avons arrêté le plan du paysage eu égard aux observations que vous avez faites, j’espère que nous aurons quelque chose de joli et qui plaira. M. D. prétend avoir eu depuis longtemps l’idée de ce paysage traité de la sorte et que Dauptain lui en aurait parlé l’an dernier.’

Les lés peints suivent dès le printemps, les derniers sont envoyés le 1er novembre. Deltil y ajoute :

‘Les personnes qui m’ont vu exécuter ce paysage considèrent cette entreprise comme devant avoir une réussite assurée et certains fabricants de Paris m’auraient bien donné le double du prix que je dois en recevoir de vous. Cela est pour votre opération d’un heureux augure et comme ce sont gens de métier, je pense vous faire plaisir en vous faisant connaître leur opinion et leurs regrets.’

Inutile de revenir sur une telle assertion : Deltil est à l’évidence, comme toujours, fort mal payé… Les croquis pour les lithographies suivent en décembre. La gravure des 964 planches est réalisée du 25 juin 1831 au 8 septembre 1832 pour un montant de 1550 francs, la moitié de celui consacré à la gravure des Vues du Brésil. Le panoramique est mis sur le marché en 1833, mais nous ignorons à quel mois. En dehors des panoramiques en camaïeu, c’est le chiffre le plus bas de planches par lé, une trentaine seulement contre 56 pour les Vues du Brésil ou 67 pour les Combats des Grecs.

L’économie réalisée en matière de gravure se lit d’emblée : le panoramique a une coloration nettement plus monochrome que les précédents, avec une forte dominante de verts et d’ocre1541 ; les plages quasiment vides y sont particulièrement présentes, ce qui n’est pas totalement négatif puisque cela offre une grande souplesse de pose. Le côté horizontal de l’ensemble va dans le même sens : le prospectus veut y voir

‘un paysage de plaines et de montagnes avec toute la poésie dont nos contrées alsaciennes sont empreintes.’

Le peu d’altitude des montagnes s’expliquerait donc dans la mesure où il s’agit des Vosges : mais il est bien difficile de les y reconnaître, même si l’on peut y voir l’un ou l’autre château fort, bien éloigné cependant des burgs rhénans. Il s’agit de la première fois que la manufacture fait référence dans un texte destiné au public à son caractère alsacien, en dehors de la signature, localisée, à l’époque de Mongin. Deltil, enfin, a réussi à maintenir un nombre de figures important : mais elles ont un caractère marqué d’image d’Épinal, de par leur simplification.

Ce panoramique est appelé à un grand succès : il est réédité dix fois jusqu’en 1871 et ses planches ne sont pas dégravées, ce qui entraîne sa réimpression régulière depuis 1833.

Notes
1539.

Nouvel-Kammerer n° 28, 1833, n° 2801-2832, 32 lés, 964 planches, coloré, 142 couleurs, ill° 35.

1540.

Ceci revient en permanence dans les courriers de Frédéric Zuber conservés de cette époque.

1541.

142 ccouleurs, contre 223 pour les Vues d’Amérique du Nord, par exemple.