2.5.15. Les Vues d’Amérique du Nord1542

Le 24 mai 1833, Deltil fait parvenir à la manufacture un

‘Projet de paysage colorié de 32 lez 18 (pouces)
1er Tableau. Vue exacte de New York avec sa rade, ses vaisseaux marchands, etc., au premier plan la campagne, la grande route, des équipages, des promeneurs, des nègres etc. en toilette.
2e Tableau. Vue de West point, école militaire, sur le devant des évolutions militaires, des spectateurs. – chemins de fer & diligences, vues de l’Hudson, ou le pont naturel en Virginie.
3e Tableau. Port de mer à Boston, au second plan Boston & scènes maritimes, un bateau à vapeur, arrivée d’un trois mâts français saluant – scènes de matelots
4e Tableau. Les chutes de Niagara dansle fond & en second plan ; sur le devant des scènes de sauvages, foret vierge, le Mississipi avec bateaux à vapeur – voyageurs à cheval – naturels faisant la chasse aux ourses ou au bison – des vautours etc – riche végétation
NB s’il y a la place on mettra la danse des guerriers américains ou une colonie naissante.’

Une description aussi claire de ce que seront les Vues d’Amérique du Nord suppose que la manufacture et Deltil aient eu à ce propos des échanges précis alors même que le précédent panoramique est encore en cours d’impression : les grandes lignes ici définies ne diffèrent que fort peu de ce que sera le futur panoramique. Cela suppose en particulier que Deltil ait déjà entre les mains l’ouvrage de Jacques-Gérard Milbert : Itinéraire pittoresque du fleuve Hudson et des parties latérales de l’Amérique du Nord 1543, principale source d’inspiration, tant par son iconographie que par son texte, des quatre scènes ici décrites qui seront par la suite la base du paysage1544.

Pourquoi un tel choix à cette date ? La manufacture a des contacts anciens avec les États-Unis : mais le premier envoi notable ne se fait qu’en 1816. Le vrai démarrage ne date que de la fin des années 1820 : en 1831, plus du tiers des panoramiques y sont vendus1545. Les hommes de la famille ont toujours rêvé de s’y rendre, mais leurs femmes s’y opposaient1546…Nous possédons aussi une lettre de Frédéric Zuber-Frauger adressée à sa famille le 14 septembre 1831 d’Elberfeld alors qu’il voyageait pour la firme. Il raconte :

‘J’ai voyagé s/ le bateau à vapeur avec un jeune Américain M James Fergusson qui m’a donné des détails intéressants sur l’état de son pays.’

Suit une pleine page sur les particularités des États-Unis d’alors, en particulier leurs spécificités physiques et leur essor économique, la présence en particulier de bateaux à vapeur en grand nombre : le manufacturier s’en est-il souvenu plus tard quand il fait modifier dans ce sens le port de Boston  (ill° 36. 3) ?

Le nouveau panoramique a-t-il été créé pour le marché américain ou participe-t-il du mouvement d’intérêt fort des Français pour ce pays1547 ? Plus concrètement, la publication de l’ouvrage magnifiquement illustré de Milbert en 1828-29 a peut-être séduit et la manufacture et Deltil. Par ailleurs, la manufacture semble avoir eu entre les mains l’ouvrage en planches de William Guy Wall The Hudson River portfolio paru à Charleston puis New York de 1821 à 1827 : un exemplaire portant l’inscription J. Zuber & C ie à Mulhouse est apparu en vente1548 et il a été démontré qu’il a été utilisé par Deltil1549. En se lançant dans cette aventure, la manufacture souhaitait sans doute renouveler le succès récent des Vues du Brésil, avec un ouvrage plus ambitieux que le Paysage à chasses.

Le projet suit son train : le 24 juillet 1833, Deltil est à même d’envoyer « le résultat des divers projets de composition » :

‘J’ai suivi ponctuellement les indications de votre lettre qui se sont rencontrées être à peu près ce que j’aurais fait si j’eusse été livré à mes seules lumières. On aurait pu obtenir quelques tableaux plus pittoresques à ajouter au saut du Niagara et au pont de Virginie mais cela aurait été aux dépens des trois vues de New-york, de West-Point et de Boston dont il aurait fallu sacrifier au moins une entière. J’ai pensé que sous le rapport du pittoresque et de l’art ce sacrifice pouvait rendre la composition plus intéressante. Le projet que j’ai arrêté était sous le rapport commercial le plus convenable et offrirait au public un autre genre d’intérêt. je crois que cette observation ne vous aura pas échappé et aura servi de base aux instructions que vous m’avez envoyées.’

Et Deltil de réclamer 4000 francs pour un travail qui lui serait payé 6000 à Paris… Tout au long de l’année 1834 vont s‘échelonner les envois de la maquette dont la gravure commence en octobre. Mais en décembre, Frédéric Zuber-Frauger établit le mémorandum suivant sous forme de notes :

‘Décembre 1834 – observations s/ le panneau du port de Boston – manque de mouvt, d’intérêt, de barques, de peuple, vaisseaux incorrects ; faire les bâtiments de guerre et md saluant le port, qqu peu de voiles ouvertes, pavoisées ou en fête – sur le port garni de peuple et de soldats.
Sur le Niagara, l’horizon de la mer à grande parallèle à la chute – il faut remonter de 6 à 8 pouces, donner plus d’étendue à la chute et la faire prendre derrière le rocher à gauche (v. lyth. du Musée) l’effet de la poussière trop dur et peu naturel ; faire la moussse des vagues en bas, poussière blanche et transparente en haut et effet d’arc en ciel.
La montagne d’Hudson est gigantesque, p ( ?) la couleur qui l’éloigne trop et les détails trop masqués si elle est si loin il faut changer la couleur ou la dimension.
En Décbre lés n° 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 – bon à graver encore 1,2, 3, 4, (9, 10, 11, 12, 13, 14 revue West p(oint) & plus tard 23, 24, 25.’

Ce mémorandum a dû être transmis au dessinateur qui répond le 4 février 1835 :

‘Relativement à notre paysage, je vous avoue que j’ai été on ne peut plus contrarié de ce que mes efforts et tout le temps que j’ai passé à le terminer n’aient pas obtenu votre complète approbation, j’espérais le contraire, aussi jugez quel a été mon désap(p)ointement ?
J’avais pensé aussi qu’il serait facile de faire ici1550 les additions que vous paraissez désirer en me renvoyant les lés qui vous semblent devoir le supporter, ce qui m’éviterait un déplacement qui dérangerait quelques projets personnels et qui ne me semblerait pas indispensable, d’autant plus que nous nous sommes toujours entendu par correspondance jusqu’à ce jour.’

Finalement, les corrections ont été faites puisque le port de Boston correspond aux remarques ci-dessus. Deltil est sans doute venu en Alsace puisque quelques mois plus tard il fait allusion à « nos conversations à Rixheim1551 ». La gravure s’achève le 20 février : elle a coûté 3593 francs pour 1656 planches. Le panoramique est mis sur le marché en mai.

Le panoramique, aux dires du prospectus, a pour ambition de « faire ressortir le caractère véritable du pays ». Pour reprendre les propos du professeur Emlen, « the scenes illustrate a prosperous people in magnificent landscape that are resplendent with the evidence of human ingenuity. Zuber’scenic wallpaper was a pean to the new World and the young democracy that flourished there » Et il parle plus loin de « rose-coloured view of life in Jacksonian America 1552». On ne peut qu’adhérer à cette vision que partageaient sans doute les manufacturiers, industriels libéraux : la vision d’un pays prospère (le port de Boston en témoigne) et moderne (l’ingénieux chemin de fer, les bateaux à vapeur, ill° 36 2 & 3), où règne l’ordre (symbolisé par le défilé des élèves officiers) de façon à mettre en valeur les splendeurs que la Providence fournit à foison… Se pose cependant la question des hommes : à plusieurs reprises se côtoient Noirs et Blancs dans un esprit d’égalité, même si les Noirs ont une allure de nouveaux riches1553 ; or les Zuber, travaillant dans un des centres cotonniers majeurs du monde d’alors ne pouvaient ignorer la condition de ces Noirs ; par ailleurs, leurs ventes touchaient aussi les États esclavagistes1554. On peut se poser la question de leur opinion personnelle dans ce domaine : en fait, nous l’ignorons, même si leur formation, à défaut de leurs intérêts, devaient les faire pencher vers l’abolitionnisme. Le panoramique traduit-il d’ailleurs leur opinion, rien ne le prouve vraiment. Qu’il traduise en revanche celle du marché, c’est sans doute la question qu’eux devaient se poser. Nous possédons, à défaut de réponse, un étrange indice : l’inventaire de 1844 mentionne onze exemplaires « à figures blanches »… Mais aucun n’a jusqu’à présent été retrouvé. Quant aux Indiens, ils sont davantage liés au texte de Milbert qu’à ses illustrations ; mais d’une part, il en circulait à la fin des années 1820 une troupe en Europe à des fins de spectacles de danse, d’autre part diverses gravures, à défaut de représenter exactement ce que Deltil en a fait, en donnaient des illustrations précises1555.

Le panoramique semble avoir rencontré le succès, sauf aux Etats-Unis où les exemplaires anciens sont rarissimes1556 : il fait l’objet de réimpressions régulières et abondantes dans les années 1835-50. Le 11 septembre 1836 Frédéric Zuber-Frauger écrit à son frère absent :

‘Je viens de voir qu’il faut encore vite refaire l’Amérique du Nord dont il ne nous reste pas assez pour attendre le printemps. C’est inexplicable, cette vogue. Nous avons vendu 900 collections de paysages l’an dernier (illisible) et ce sur un article décrié et vilipendé1557.’

Il donne lieu à une variante à figures peintes en 1853 : la Guerre d’indépendance dont les personnages seront finalement gravés en 1927-28 à l’initiative de la décoratrice et historienne du papier peint Nancy McClelland. La dernière réimpression du XIXe siècle date de 1865 : mais comme les planches n’en sont pas dégravées, le panoramique est appelé à connaître enfin au XXe siècle aux États-Unis le succès qu’il n’a pas connu au siècle précédent. On ira jusqu’à en poser un rarissime exemplaire ancien retrouvé à Thurmont (Maryland) dans la Diplomatic Reception Room en 1961, à l’initiative de l’Association américaine des décorateurs1558, lui donnant un statut historique et le transformant en « icône » américaine.

Notes
1542.

Nouvel-Kammerer n° 80, 1835, n° 2961-2992, 32 lés, 1690 planches, coloré, 223 couleurs, ill° 36 et 22. 8..

1543.

Publié à Paris en 1828-29.

1544.

Le prospectus parle « des sources les plus authentiques ».

1545.

Jacqué-Fabry 1985.

1546.

Zuber (Paul-René) 1954, p. 27.

1547.

Dont Tocqueville est le vivant symbole : il y voyage alors, mais ne publiera à ce propos qu’à partir de 1835.

1548.

Christie’s, New York, 22 avril 1983, n° 35 ; la marque est mal transcrite. Deltil a plusieurs ouvrages entre les mains : dans un courrier à la manufacture en date du 4 février 1835, il parle « des ouvrages sur l’Amérique que vous avez mis à ma disposition ».

1549.

Emlen 1997, p. 193. Cet article donne la meilleure analyse des sources.

1550.

A Fontainebleau, résidence de Deltil.

1551.

23 novembre 1835.

1552.

Emlen 1997, p. 189.

1553.

Emlen a montré que leur dessin est issu de caricatures de 1828, p. 195-6.

1554.

Jacqué –Fabry 1985, p. 111-112

1555.

Emlen 1997, p. 205-207.

1556.

Cf. Douglas 1976, p. 63.

1557.

Zuber (Paul-René) 1954, p. 36.

1558.

Échange de correspondance avec la conservatrice de la Maison blanche à cette époque, Mrs John N. Pearce, doc° MPP.