Dans le livre de gravure de la manufacture1565 pour l’année 1842 apparaît la mention du « décor à fleurs, en jardin, Isola Bella, 18 lés » complétée de la même main, au crayon, par l’inscription : « Jardin du Bengale, Jardin des Tropiques ». C’est la seule référence d’archives que nous en possédions mais elle est fondamentale, car elle précise les détails de la composition et l’évolution de la gravure. Une lithographie comportant le « Décor de l’Alhambra et Paysage Isola Bella (n°3551) » nous est aussi parvenue, mais la mention « Veuve Bader & Cie » la date au plus tôt de 18721566. Enfin, la manufacture Zuber & Cie en possède une maquette succincte, malheureusement inaccessible1567.
‘Isola bella, on l’a vu, marque une étape essentielle de l’histoire du panoramique. Ceci pose la question de la raison de cette approche alors révolutionnaire : uniquement des plantes dans un décor paysager, sans discours historié ; ceci pose aussi la question du ou des créateurs.’Pour répondre à la première question, l’inscription au livre de gravure et la maquette donnent des éléments de réponse. Retenons tout d’abord le terme de décor, qui à l’époque n’est pas gratuit mais désigne un encadrement : si on avait eu l’ambition de créer un panoramique, on aurait parlé de paysage. La maquette précédemment citée illustre ce propos : des plantes exotiques dans un cadre naturel s’inscrivent dans une structure d’inspiration mauresque où des colonnes reposant sur une balustrade supportent un entablement décoré d’arcs outrepassés polychromes empruntés à Cordoue ; le « décor », au sens papier peint du terme, n’est pas plaqué sur le paysage, comme ce fut souvent le cas jusqu’alors1568, les deux s’intègrent : des bignognes s’enroulent sur une colonne, diverses fleurs débordent sur la balustrade sur laquelle repose un vase Médicis1569. L’ensemble a donc bien été conçu en cohérence comme un « décor à fleurs » d’un genre nouveau : pour des raisons de rentabilité, sans doute, Isola bella d’un côté, le décor Alhambra de l’autre ont été séparés, donnant naissance à un panoramique d’un genre nouveau
Reste le problème du ou des créateur(s). Louis Zuber a ajouté de sa main, dans l’entre-deux-guerres, sur le livre de gravure : « Zipélius & Eug. Ehrmann, appelé encore Jardin d’Alger ». Cette attribution, dont la trace ne se retrouve nulle part ailleurs, vient sans doute de la tradition familiale1570 et elle prend ici tout son sens puisque le « décor à fleurs » associe les compétences d’Ehrmann, dessinateur de papiers peints à fleurs à celles de Zipélius, spécialiste de l’ornement qui s’est particulièrement illustré dans le décor.
Quelle est par ailleurs la part des manufacturiers dans ce choix radicalement nouveau ? Les archives ne révèlent rien. En revanche, rappelons- nous qu’en 1835, après avoir partagé de nombreuses années la direction de l’entreprise avec ses fils, Jean Zuber quitte les affaires. On peut imaginer sans risque le scénario suivant : les deux fils continuent l’engagement avec Deltil pour réaliser les Courses de chevaux, sans doute conçues avant la retraite de leur père, ils abandonnent ensuite en chemin les Scènes maritimes, se séparent du dessinateur et s’engagent les mains libres dans des voies nouvelles : Frédéric Zuber-Frauger, qui a la responsabilité directe de Rixheim, et le dessinateur Eugène Ehrmann sont par ailleurs étroitement liés personnellement depuis leur enfance1571, ce qui a dû faciliter ce choix. Et Frédéric Zuber-Frauger, depuis 1826, a souvent été en contact avec Zipélius, un des dessinateurs majeurs de la maison.
Ehrmann ne fait donc que transcrire à la dimension d’un panoramique les motifs de fleurs dont il use de façon répétitive : l’idée lui en a peut-être été soufflée par Frédéric Zuber-Frauger qui possédait une bonne culture botanique1572 ; son descendant direct, Paul-René Zuber, qui a largement parcouru ses papiers personnels1573, constatait : « dans ses carnets de notes, nous trouvons de nombreuses énumérations botaniques, des listes de plantes de pleine terre ou de serre, où s’alignent les conifères, les fougères, les orchidées, les nouveautés remarquées chez Baumann à Bollwiller ou à Paris au Jardin des Plantes1574 ». Il a par ailleurs créé un jardin remarquable à Mulhouse1575, justement célèbre pour ses plantes rares. Enfin, la Commanderie possédait depuis au moins 1824 une orangerie1576, agrandie avant 1837 et transformée en serre chaude, de façon à y acclimater des plantes exotiques, en particulier des palmiers. Or, le descriptif du panoramique dans le livre de gravure n’est qu’une liste de plantes nommées d’après leur nom botanique savant :
Toutes les plantes ici désignées ne se retrouvent pas sur le panoramique et certaines d'entre elles ne correspondent plus à la nomenclature botanique actuelle. Mais qu’importe : ces appellations devaient correspondre à des connaissances précises de l'époque pour le rédacteur du livre de gravure. Pour celles que nous connaissons, elles sont d'origine exotique, d'introduction relativement récente1578 et encore rares à cette date. Toutes sont des plantes horticoles décoratives. Autant d’indices qui vont dans la direction de Frédéric Zuber-Frauger.
Quant au titre d’Isola bella, il n’a aucune valeur géographique : rien n’est plus éloigné de ce jardin imaginaire que le dessin baroque du jardin du lac Majeur ; certes, dans les deux cas, il y a de l’eau, mais les douces courbes entrevues à l’horizon n’ont aucun rapport avec les abrupts alpins. En fait, le nom d’Isola bella possède une consonance qui fait rêver, c’est aussi un lieu des plus connus pour son jardin exotique, étape indispensable pour qui se rend en Italie : autant d’arguments rendant plus attractifs le produit auprès des clients potentiels qui s’offrent sur le mur ce qu’ils ne peuvent aller voir en réalité ; les titres crayonnés à côté, Jardin du Bengale, Jardin des tropiques, montrent l’ampleur des hésitations pour ce qui n’est, somme toute, qu’un nom commercial et ne s’embarrasse ni de précision géographique ni de précision botanique.
Finalement, l’alignement frontal des plantes, aussi décoratif soit-il avec sa savante organisation des vides des pleins et des harmonies colorées, rejoint davantage l’organisation d’une serre dans un jardin botanique placé, il est vrai, dans un cadre plus enchanteur qu’à l’ordinaire. C’est d’ailleurs sans doute dans un jardin botanique, sinon dans les serres de Rixheim ou dans celles du fameux pépiniériste Baumann à Bollwiller1579, que la plupart de ces plantes ont dû être étudiées, au vu de la liberté avec laquelle elles poussent, de leur caractère décoratif, fort éloigné de la rigueur scientifique des planches de botanique.
Il s’agit là de serres extérieures à la maison : mais en fait, en 1842, les serres commencent à jouxter l’intérieur pour lui donner une dimension nouvelle : cette année même, Balzac nous décrit :
‘une de ces créations modernes entre cour et jardin… le grand luxe de cette maison consiste en une charmante serre agencée à la suite d’un boudoir au rez-de-chaussée1580.’Il s’agit d’une des premières mentions littéraires de ce qui est alors en train de devenir un phénomène à la mode : le jardin d’hiver1581. Le roman d’Eugène Süe, le Juif errant (1844-5) les popularise dans les années suivantes.
Pour mieux jouer l’imitation, les dessinateurs font appel à un style qui tranche franchement avec celui des panoramiques précédents : l’échelle du motif change et surtout, le rendu, bien loin de celui de l’imagerie, devient nettement pictural, sans pour autant augmenter le nombre de planches, ce qui est un exploit que peut expliquer la maîtrise d’Ehrmann dans le domaine de la fleur naturaliste. Le résultat n’est plus un récit linéaire mais, comme le constate Odile Nouvel-Kammerer, « une recherche d’atmosphère, de sensation globale »1582. Le génie d’Eugène Ehrmann et de Frédéric Zuber-Frauger est d’avoir non pas suivi, mais précédé la mode, en offrant à qui le souhaitait, sans pouvoir se l’offrir, un jardin d’hiver : en éliminant pour la première fois les hommes d’un ample panoramique1583, il a transformé la pièce en un Paradis lourd de sensualité à l’intention d’une société plutôt corsetée ; le titre est de ce point de vue tout un programme, puisqu’aux dires de Maurice Barrès, décrivant les îles Borromées et résumant la tradition du XIXe siècle à leur propos : « toutes les aventures sont venues s’abriter dans ces jardins si chauds, parfumés et secrets1584 ». Pour la première fois, l’échelle proposée sur le mur ne raconte plus un jardin comme le faisait Mongin mais, via le jardin d’hiver réinventé, transforme la pièce en allée où les femmes portent sur leurs épaules le parfum qu’il manque au papier du mur.
Ce panoramique prend tout son sens avec le décor Alhambra (ill° 38. 3) avec lequel il a été conçu : par chance, et sûrement pas par hasard, le seul exemplaire ancien d’Isola bella qui nous soit parvenu est présenté de façon élégante avec lui, dans un pavillon de Riehen, dans la banlieue de Bâle1585 ; la parfaite adéquation des deux, tant du point de vue du dessin du motif que de sa coloration s’y lit avec évidence, même si notre époque a multiplié les Isola bella sans le moindre encadrement1586.
Isola bella rencontre un grand succès dès sa création. Il est présenté à l’Exposition des produits de l’industrie de 18441587. Le rapport du jury1588 qui renouvelle la médaille d’or de la manufacture le décrit longuement sous la plume d’Eugène Chevreul :
‘M. Zuber a exposé un grand décor représentant une boiserie sculptée dans le goût arabe servant de cadre à des fleurs variées de forme et de couleur qui sont au premier plan, à des arbres placés sur les derniers plans, et enfin un ciel sans nuage. L’ensemble du décor plaît par l’harmonie des couleurs et des formes ; mais peut-être trouvera-t-on les couleurs des objets les plus éloignés trop sacrifiées à celles des objets qui sont le plus rapprochés du spectateur.’Notons au passage que le panoramique est présenté avec « son » décor Alhambra. Remarquons aussi que Chevreul, fort au courant de la nomenclature du papier peint1589, emploie bien le terme décor et non celui de paysage. Quant au jugement de valeur, typique de Chevreul, tout imbu de ses théories coloristiques, il ne nuit pas à la vente même si la réussite est surtout le fait du long terme : les réimpressions s’intensifient de 1855 à 1865 ; après cette date, le succès se ralentit mais suivent deux importantes réimpressions, en 1873 et aussi tard que 1882, au moment où sont détruites les planches des autres panoramiques. Au lendemain de la Première guerre, avant 1923, le panoramique est à nouveau réimprimé et il continue à l’être durant tout le siècle sans interruption jusqu’à l’heure actuelle.
Nouvel-Kammerer n° 65, 1842, n° 3551-3568, 18 lés, 742 planches, coloré, 45 couleurs, ill° 38 et 39. 4.
MPP Z 180.
Mais peut-être reprend elle une ancienne lithographie ?
Cliché au MPP.
Cf. les propositions des Esquisses de 1827.
Ce schéma se retrouve dans un panoramique mal situé mais que nous attribuons à Mongin : cf. Nouvel-Kammerer 1990, n° 89 et Jacqué 1990a.
Elle apparaît aussi dans la plaquette du centenaire de l’entreprise, Rixheim 1897, p. 10.
Ils ont fréquenté ensemble le collège de Colmar.
Dans sa notice nécrologique, le Dr Weber considère déjà son père comme un « amateur distingué d’horticulture », Weber 1852.
Devenus inaccessibles…
Zuber (Paul-René) 1954, p. 47.
Zuber (Paul-René) 1954, passim et p. 69.
Que Frédéric Zuber reproduit dans un carnet, (MPP 997 PP 4).
Fisher (John) The origins of garden plants, Londres 1982.
L’histoire de cette pépinière, fréquentée par Frédéric Zuber, reste à faire.
La fausse maîtresse, 1842.
Marrey (Bernard), Monnet (Jean-Pierre) La grande histoire des serres et jardins d’hiver, France 1780-1900, Paris, s.d.
Catalogue Paris 1991, p. 440.
À l’exception du Jardin persan et des Lointains, de faible dimension.
Barrès (Maurice) Du sang, de la volupté et de la mort, Paris 1893.
Non publié ; posé dans les années 1840 ; sa coloration est un chef-d’œuvre comparée à celle qu’ont popularisée les exemplaires modernes ; doc° MPP.
Voir la reproduction dans Nouvel-Kammerer 1990, p. 192-193 : les couleurs fades n’ont pas le moindre rapport avec l’exemplaire de Riehen.
Même si il ne semble pas avoir été créé en vue de cette exposition, décidée seulement le 3 septembre 1843.
Rapport du jury central, Exposition française des produits de l’industrie, Paris, 1844, section VI, p. 341.
Qu’il étudie en annexe de sa Loi du contraste simultané de 1839.