2.5.19 El Dorado1590.

Il faut attendre 1848 pour voir la manufacture mettre en chantier un nouveau panoramique : un « Décor Végétation exotique, El Dorado » selon le livre de gravure Le 12 mai 1842, un courrier de Frédéric Zuber-Frauger témoigne d’une tentative sans lendemain avec Dieterle1591 :

‘Nous étions hier chez Dieterl(e) qui n’a rien fait pour nous, je le presse de faire au moins un groupe de figures et puis l’esquisse de son projet de paysage mais je doute qu’il tiendra parole car je le vois très occupé de ses décorations.’

En fait, le projet, non documenté, n’aboutit pas et lorsqu’apparaît la mention d’El Dorado, six ans se sont écoulés depuis Isola bella. Autant d’années entre deux panoramiques, voici un phénomène impensable quinze ans auparavant, mais qui n’a désormais rien d’exceptionnel : les créations de panoramiques se font rares au cours des années 1840, cinq seulement pour l’ensemble de la profession, alors que l’on continue à profiter de la rente que représentent les panoramiques anciens, réimprimés sans interruption. La nécessité d’une nouveauté ne se fait donc guère sentir. Ajoutons que la manufacture de Rixheim a connu une décennie délicate, « des années ingrates et difficiles1592», aux dires des manufacturiers eux-mêmes : en 1843 un déficit, à la suite du doublement des tarifs douaniers du Zollverein, marché traditionnel majeur de la manufacture, des tarifs à nouveau doublés en 1846 ; puis, comme les autres industries, la disette de 1846-47, peu favorable aux produits de luxe et qui engendre à Mulhouse une émeute majeure1593, enfin, les troubles de 18481594. Mais l’ordre revenu après les journées de juin et l’élection en décembre du Prince-Président permettent des espoirs de reprise, même si la situation économique reste tendue.

Cependant, la manufacture n’a pas abandonné l’idée d’un nouveau panoramique, puisqu’en octobre 1848, sept lés de la nouvelle création sont déjà réalisés1595. D’ailleurs, le vote d’une nouvelle Exposition des produits de l’agriculture et de l’industrie, le 22 novembre 1848, offre à la manufacture l’occasion d’illustrer brillamment ses talents : mais, vu la date d’achèvement de la gravure, mai 1850, ce n’est pas l’ensemble qui a été exposé en 1849, mais une partie seulement, le jardin en terrasse au bord d’un lac ; le Jury s’extasie devant

‘un beau paysage (…) Quoi de mieux rendu, par exemple, que ces vases de fleurs, ces lauriers roses, ces oiseaux qui ornent le premier plan du paysage ? Dire qu’on croirait voir en ces objets une œuvre d’art, et non une production de l’industrie, c’est faire le plus bel éloge possible des produits de M. Zuber1596.’

Par ailleurs, le 29 juin 1849, la Royal society of arts décidait d’organiser une Exposition universelle à Londres ; l’Eldorado y fut montré complet avec grand succès ; le Jury international admire

‘one of the beautifully-executed landscape papers (of Rixheim) – one of a series of works for which this house is so celebrated ; it represents the floral vegetation of the four quarters of the globe, and the richness and brilliancy of the colouring and the perfect workmanship are alike remarkable1597.’

A peu de choses près, le jugement est repris par la Commission française sous la plume de Wolowski1598. Tout comme pour Isola bella, les créateurs de l’Eldorado n’apparaissent pas avec évidence ; certes, une pierre taillée, au pied de la colonnade égyptienne, porte trois noms gravés à l’envers : EHRMANN, ZIPÉLIUS, FUCHS et on peut lire à deux pas, inscrit de la même manière, J.Z.C ie 1849 1599. En revanche, le livre de gravure ne retient que le nom de Fuchs. Joseph Fuchs est un spécialiste de la fleur, installé à cette époque à Thann ; il travaille d’abondance pour le papier peint, depuis le simple dessin répétitif jusqu’aux réalisations les plus somptueuses ; il dessinera par la suite deux panoramiques à motifs floraux pour la manufacture Desfossé à Paris : l’Eden (1861) et le Brésil (1862). Un échange de lettres entre la manufacture et lui en vue de négocier le prix nous éclaire sur sa tâche et celle des deux autres noms cités : Ehrmann, que nous avons rencontré à plusieurs reprises comme dessinateur de fleurs attaché à la manufacture, et Zipélius, dessinateur d’ornement. Le 21 octobre 1848, la manufacture écrit à Joseph Fuchs :

‘Ainsi vous dîtes (…) que les lointains, l’architecture & les animaux devront (être) faits, soit par M. Zipélius, soit par Ehrmann. Nous nous engageons volontiers à faire faire ici les lointains & l’architecture des fonds ; quant à l’architecture du 1er plan, telle que par exemple les chapiteaux de colonnes, les fragments de sculpture indiqués dans la partie de l’Egypte, ces parties sont tellement enchevêtrées avec les plantes qui s’y entrecroisent qu’il est impossible que deux mains s’en occupent. Nous devons en dire autant pour les oiseaux qui devront en partie se jouer dans les fleurs & les roseaux & donc la composition aussi bien que dans l’exécution et tout à fait inséparable de celle des plantes.’ ‘D’après vos observations, nous ne pensons pas qu’un autre que vous, Monsieur, puisse être chargé de l’exécution des animaux. L’ensemble du paysage en serait certainement compromis sur tous les points. ’

Si tout cela a été suivi d’effet, les trois dessinateurs y mirent la main, mais c’est à Fuchs que l’on doit l’essentiel du dessin et sans doute de sa conception. Après des discussions serrées, Fuchs recevra 4500 francs, « plus les matériaux de peinture qui pourront vous être nécessaire 1600 ». A l’inventaire de 1849, le dessin apparaît pour une somme de 4 800 francs, ce qui implique sans doute les autres interventions, apparemment réduites. Mise sur bois et gravure se montent à 1664 francs « à amortir en 10 ans1601 ».S’y ajoutent 1 200 francs versés nommément à Zipélius pour l’encadrement.

Le panoramique est dans la droite ligne d’Isola bella avec sa flore abondante, encore que plus commune. Mais celle-ci est désormais encadrée par des éléments architecturaux, proches de fabriques, qui déterminent quatre paysages différents :

Il s'agit donc ici d'évoquer les quatre continents à travers des images plus exotiques que réelles. A mieux les regarder, on s'aperçoit que l'Eldorado en question n'est autre qu'une vision idéalisée de la terre, transformée en jardin merveilleux, vu de façon intemporelle. L'homme, comme dans Isola bella, n'y figure pas formellement, mais il est omniprésent à travers ses réalisations qui ont fait de la terre un paradis. On retrouve ici la vision optimiste de la bourgeoisie du XIXe siècle qui, armée du Progrès, transforme le monde de façon positive. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui est en train de se passer dans un Eldorado bien réel, la Californie, à l’époque précise où le panoramique est créé, en pleine ruée vers l’or ? Mais cette idéologie du Progrès est ici au service des fantasmes de toute une société qui rêve d’Orient fabuleux, de fragrances sensuelles, d’aventures romantiques… Installer ce panoramique chez soi crée l’indispensable cadre de ce que à quoi nous songeons éveillés, à la manière, nous l’avons vu précédemment, de Madame Bovary au fond de la Normandie.

De toute la production de la manufacture, ce panoramique a connu le succès le plus impressionnant : de 1850 à 1870, il donne lieu à huit réimpressions, puis c’est de nouveau le cas en 1871, 1876, une fois au moins dans les années 1880 et enfin en 1891. Il est présenté à l’Expsoition universelle de St Louis en 1904 (ill° 39. 4) et même adapté sous une forme raccourcie en 1933 ce qui n’empêche pas de l’imprimer sous sa forme originale après la guerre ; il est toujours disponible actuellement et remporte un grand succès auprès des émirs, à cause en particulier de son absence de figures humaines.

Notes
1590.

Nouvel-Kammerer n° 83, 1850, n° 4201-4224, 24 lés, 1554 planches, coloré, 192 couleurs, ill° 39.

1591.

Jules Pierre Michel Dieterle (1811-1899) est un des artistes décorateurs majeurs du siècle : formé comme décorateur de théâtre, il entre à Sèvres en 1848 et travaille sous le Second Empire pour les Gobelins, Beauvais, Christophle et nombre de décorateurs d’intérieur. Il dessine un motif de tapisserie pour Rixheim en 1864.

1592.

Zuber 1897, p. 11.

1593.

Bäckefest, une violente émeute de subsistances, le 26 juin, Livet-Oberlé 1977, p. 229.

1594.

Frédéric Zuber-Frauger nous a laissé de nombreux témoignages de ses interrogations à ce propos, cf. Zuber 1954, p. 52-55..

1595.

Z 104, 19 octobre 1848.

1596.

Rapport du jury central, Exposition nationale des produits de l’agriculture & de l’industrie, Paris, 1849, tome III, p. 525.

1597.

Reports of the juries, Exhibition of the works of industry of all nations, Londres 1852, p. 548.

1598.

Exposition universelle de 1851, Travaux de la commission française, Wolowski, XXVIe jury, tome VII, p. 20-21.

1599.

Il y a aussi un JJZ difficile à interpréter.

1600.

Z 104.

1601.

MPP Z 17, p. 255, note volante.

1602.

On peut songer à Quito.