2.6.1. Les décors en tente

Début juillet 1800, Bonaparte séjourne à la Malmaison et « ordonne (…) que l’on fasse une salle du conseil en place de sa chambre à coucher au rez-de-chaussée… »1624. En 1801, la légende de la planche LV du Recueil de décorations intérieures de Percier & Fontaine précise : « il fallait que la disposition et la décoration en fut achevée en dix jours de travail (…) en conséquence, il parut convenable d’adopter pour ce sujet la forme d’une tente soutenue par des piques, des faisceaux et des enseignes, entre lesquels sont suspendus des groupes d’armes qui rappellent celles des peuples guerriers les plus célèbres du globe ». Les exemplaires coloriés du Recueil 1625 nous montrent un décor de coutil rayé bleu et blanc rehaussé de passementeries rouges. Ce décor n’a pas survécu dans sa forme originelle1626. En revanche, devenu à la mode1627, il semble avoir influencé les décorateurs comme les fabricants de papier peint : deux imitations nous en sont parvenues en l’état, ainsi que deux vues d’intérieur.

La reine Hortense, fille de l’impératrice Joséphine, acquit le château d’Arenenberg1628 au bord du lac de Constance en 1817 : elle le réaménage complètement dans les années qui suivent en faisant un large usage du papier peint. Deux pièces retiennent ici notre attention à ce sujet : le hall d’entrée et la salle à manger. Toutes deux reprennent tout en le simplifiant le décor de la salle du conseil de la Malmaison : elles éliminent l’essentiel des éléments guerriers pour n’en retenir que la tente proprement dite avec son toit en pente. Mais celle-ci, au lieu d’être en coutil, est réalisée en papier peint d’un motif semblable de rayures bleues et blanches rehaussé de fausses passementeries rouges exécutées en tontisse. Dans le hall d’entrée où la présence d’un escalier en spirale rendait difficile la présence d’un « toit » en pente, le plafond a été découpé par deux diagonales en tontisse qui donnent l’illusion d’une perspective. En revanche, dans la salle à manger, où la hauteur et l’ampleur de la pièce le permettent, la pente existe. Dans les deux cas a été posée une frise en tontisse « repiquée 1629» dans la partie supérieure ; en revanche, en bas, un simple galon a été retenu au-dessus d’une plinthe basse.

Ce décor n’a rien d’étonnant à Arenenberg puisque la reine Hortense y cultive le souvenir de sa mère et s’est souvenue de la Malmaison1630. En revanche, il est plus étonnant de retrouver une autre formulation de ce décor à Postdam. Karl Friedrich Schinkel y construit de 1826 à 1833 le pavillon de Charlottenhof1631 à l’intention du prince héritier de Prusse Frédéric-Guillaume et de son épouse Élisabeth de Bavière (ill° 45b 2a & b). Dans l’aile destinée aux dames d’honneur et aux hôtes du prince, la principale chambre est installée sous la forme d’une tente rayée bleu et blanc : si le plafond à pentes, les rideaux et le mobilier sont traités en coutil, le même motif est repris sur les murs en papier peint ; dans la partie supérieure comme dans la partie inférieure (où la plinthe est quasi inexistante) on retrouve un large motif en tontisse rouge imprimé directement sur le papier. Les références militaires ont aussi disparu ici, à l’exception des lances portant les baldaquins des deux lits. Il est émouvant de penser que l’explorateur Alexandre de Humboldt a souvent logé ici et y a peut-être retrouvé l’ambiance des tentes de ses voyages. On a aussi remarqué que l’harmonie des deux couleurs, que l’on retrouve fréquemment dans la résidence, est une allusion aux origines bavaroises de la princesse, proche parente par alliance de l’épouse du Prince Eugène de Beauharnais.

L’on connaît la célèbre vue d’intérieur de l’appartement du Comte de Mornay, peinte vers 1832 par Eugène Delacroix1632. Les licences de l’artiste rendent difficile sa lecture comme document. On y retrouve certes le concept de la tente en coutil bleu et blanc, un motif que ce voyageur devait apprécier1633. Les passementeries apparaissent ici de couleur bronze, une couleur fréquemment utilisée alors par les fabricants de papier peint pour leurs bordures : mais c’est malheureusement insuffisant pour prouver qu’il s’agit bien de papier peint. Il n’en est pas de même dans la vue suivante, fort curieuse, peinte par Théodore Le Brun en 18191634 et représentant une jeune femme aisée de l’époque lisant en robe d’intérieur étendue sur un canapé. Les meubles Empire de belle qualité sont installés dans une pièce austère dont la seule décoration est un papier peint à rayures bleues et blanches évoquant un coutil1635. Curieusement, ce papier peint recouvre les murs du sol de tomettes au plafond, et le plafond lui-même en est recouvert. Une mince bordure à motif de cordelière, traitée en tontisse rouge, marque la limite entre mur et plafond ; en guise de plinthe, toute la partie inférieure du papier peint est recouverte d’une large bordure en tontisse rouge à la façon de franges. La fenêtre est encadrée d’un double rideau au lambrequin complexe en coutil du même motif bordé de passementerie rouge. Le souvenir de Malmaison n’est évidemment pas absent de ce décor mais le plafond plat supprime l’effet de tente et l’absence de décor sur le mur crée une atmosphère froide que ne réussissent pas à rééquilibrer les couleurs chaudes du mobilier.1636

On peut avec raison se poser la question de l’intérêt de remplacer du coutil par du papier peint. En fait, l’intérêt est purement économique : le coutil est encore cher dans la première moitié du XIXe siècle1637 et il est moins durable qu’un papier peint imprimé en une seule couleur ; par ailleurs, alors que la mise en œuvre d’un coutil en forme de tente suppose de faire appel à un professionnel du décor, le papier peint peut être posé sans difficulté par un peintre-tapissier à moindres frais, ce qui met ce décor à la portée non seulement de princes qui n’hésitent pas à y faire appel mais aussi de simples bourgeoises comme celle qui apparaît dans le dernier exemple.

Notes
1624.

Fontaine (François Léonard) Journal 9 juillet 1800 ; Bellanger avait déjà utilisé le décor de la tente à Bagatelle dès 1777.

1625.

Comme l’exemplaire conservé au Musée des arts décoratifs, voir Deschamps 1994, p. 50.

1626.

Le décor actuel a été reconstitué d’après les gravures en 1972.

1627.

Percier & Fontaine semblent s’en être fait une spécialité : ainsi la chambre de la princesse de Courlande en 1802.

1628.

Documentation MPP. L’inventaire est en cours de parution (2002)

1629.

Surimprimée sur la tontisse.

1630.

Dans son hôtel particulier de la rue Cerrutti à Paris, la reine Hortense avait aussi décoré en 1811 son boudoir en forme de tente, mais dans une formule très féminine, sans rayures. ; Auguste Garneray en a réalisé une aquarelle, cf. Thornton 1984, p. 194-5, ill° n° 253.

1631.

Ce décor a fréquemment été publié : L’ouvrage de Bergdoll 1994 publie p. 154-155 côte à côte la vue d’intérieur aquarellée de la main de Schinkel et l’état actuel, mais il oublie de noter la présence de papiers peints.

1632.

Musée du Louvre, cf. Huyghe (René) 1964, planche XIX..

1633.

Il a été ambassadeur extraordinaire auprès du Sultan du Maroc et Delacroix l’y a accompagné.

1634.

Thornton 1984, p. 206, ill° n° 276, coll° du Metropolitan Museum de New York.

1635.

Leur rythme est exactement le même que celui de Charlottenhof.

1636.

Une dernière vue peut prêter à controverse : un vaste salon circulaire chez les Buquoy au château de Novych Hradech (1847-49) traitée en tente. Coutil ou papier peint – ou les deux ? difficile de répondre, mais le papier peint est tout à fait concevable sur le mur (Kryzova 1993, p. 168).

1637.

Plus de 2 francs le mètre pour les bonnes qualités d’après le Dictionnaire du commerce de 1837, bien plus qu’un papier peint imprimé en une seule couleur (un rouleau de 9 m se paie à peu près au même prix)..