2.6.2. Des damas de soie en papier peint

La technique traditionnelle du papier peint n’autorise que les effets de surface colorée en aplats, ce qui offre bien des possibilités, à condition d’en maîtriser la technique : c’est ainsi que dans le déferlement de divers textiles qui caractérise le premier tiers du XIXe siècle, l’impression à la planche permet d’étonnants effets de trompe-l’œil de draperie.

Pourtant, à cette époque, les tissus les plus appréciés en décoration – et les plus coûteux, donc les plus susceptibles d’être imités – sont les soieries1638. Or dans ce domaine, les commandes du garde-meuble royal ont cessé après le 10 août 1792, entraînant l’abandon de la création. Il faut attendre 1802 et les commandes du Consulat pour Saint-Cloud pour voir une reprise, mais Napoléon souhaitant tout à la fois remeubler ses palais et soutenir l’industrie lyonnaise, la création s’affirme à nouveau intense : un nouveau vocabulaire décoratif se met en place, celui que nous connaissons sous le nom de style Empire qui connaît son apogée dans les commandes sans précédent de 1811-13, en particulier pour remeubler Versailles1639. Il est certes possible de copier ces motifs en papier peint, mais l’imitation faisant appel à la technique traditionnelle de la détrempe à la planche reste frustrante car, si elle permet de reproduire le motif, elle ne permet pas d’atteindre ce qui fait le charme de la soie, le jeu de sa fibre avec la lumière, les vibrations qui habitent la surface du tissage et entraînent ses séduisantes brillances.

La solution va être trouvée par le manufacturier Michel Spörlin à Vienne : à partir de 1816, il met au point le procédé de l’irisé1640 (ou Iris), l’améliore progressivement et le transmet à Rixheim, dans l’entreprise de son beau-frère, Jean Zuber où l’on observe à partir de 1822 les premiers papiers peints foncés et imprimés en irisé. En fait, le procédé, bien maîtrisé, permet de mélanger sur leurs bords les couleurs de fond mais aussi d’impression ; grâce à divers trucs de métier, il est même possible d’obtenir non seulement des effets de rayures parallèles verticales et horizontales mais aussi en oblique ou circulaires. Résultat, des impressions de reflets littéralement dans tous les sens qui donnent une vie, mais aussi une poésie au motif, inconnue jusqu’alors. Tout est dans le coup de main du fonceur et de l’imprimeur : car, en dépit des apparences, ces papiers peints ne font appel qu’à un très petit nombre de couleurs (deux pour le fond, au maximum quatre couleurs pour l’impression, mais le plus souvent deux).

Or, c’est essentiellement1641 aux effets de soierie que Michel Spörlin et Jean Zuber consacrent leur découverte : il est difficile d’attribuer à l’une ou l’autre manufacture tel ou tel motif, au vu des échanges qu’elles pratiquent. Nombre de motifs apparaissent dans les livres de gravure de la manufacture de Rixheim sous le nom de Spörlin mais il ne semble pas avoir été lui-même dessinateur : il s’agit en réalité de motifs créés à Vienne et repris en Alsace1642.

Si certains motifs n’ont rien à voir avec le vocabulaire de la soierie1643, c’est cependant le cas de la grande majorité d’entre eux1644 ; Jean Zuber nomme d’ailleurs souvent ce type de motifs dans les livres de gravure « lampas d’ornement », et nous voyons son fils Frédéric s’y exercer dans son carnet d’esquisses en copiant des motifs à Cobourg et à Meiningen1645. Dans le cas du « lampas d’ornement » n° 2306 de 1826 qui ne porte aucun nom de dessinateur, le livre de gravure précise qu’il reprend un meuble du duc d’Orléans (ill° 45d. 2a)1646. Dans leur volonté d’imitation, les deux manufactures vont plus loin : elles opposent systématiquement un fond brillant, obtenu par lissage ou satinage, à une impression mate pour mieux évoquer le contraste entre le fond brillant de la soierie et l’aspect plus mat du façonnage ; l’effet de l’irisé y gagne une dimension supplémentaire. Dans quelques dessins, on s’essaie à rendre des effets de chiné1647. Dans d’autres se surimpose une impression de fines rayures parallèles épousant le motif de façon à évoquer le rendu du tissage. Quant au vocabulaire décoratif, c’est celui des grandes commandes de 1811-13 : les motifs néoclassiques de la Fabrique lyonnaise avec leurs ornements antiques combinés à des fleurs stylisées. Mais si la ressemblance graphique est frappante, il y a dans les couleurs une emphase, une richesse, une somptuosité qui, pour ainsi dire, en « rajoutent » sur les soieries elles-mêmes ; par ailleurs, aussi colorées soient les soieries Empire1648, jamais elles ne font appel à ces gammes d’une audace sans précédent, en particulier dans les orange, les verts d’arsenic. Il arrive à l’occasion que l’on franchisse les limites du système néoclassique avec des motifs d’une audace telle que les sources iconographiques nous en échappent : c’est le cas des « ramages ondoyants » (n° 2382, 1827), des «flammes d’enfer » (n° 2412, 1827, ill° 45d. 2a) restées anonymes mais qui pourraient être de Frédéric Zuber-Frauger au vu de l’étonnante liberté graphique et de la hardiesse coloristique dont il fait preuve dans son « feuillage de frêne arqué » (n° 2578, 1829).

Généralement, Jean Zuber propose pour ces motifs survoltés une sobre bordure en tontisse repiquée imitant la passementerie dans deux gammes en camaïeu : en cramoisi et en vert bronze1649. D’une part, la simplicité des couleurs fait un contraste heureux avec la gamme intense des motifs, d’autre part l’effet mat de la tontisse s’oppose heureusement à la brillance du dessin. Ces bordures sont directement imprimées sur le motif, ce qui suppose de les commander en conséquence. Les motifs de ces bordures empruntent soit à des motifs de passementerie, soit à des éléments naturalistes, feuilles et fleurs que l’usage du camaïeu métamorphose et stylise. Curieusement, ces bordures n’ont pas leur équivalent dans la production des soieries lyonnaises où l’on préfère les motifs d’ornement dans des couleurs coordonnées et non distanciées comme ici.

D’autres manufactures ont produit ce type de papier peint, mais avec infiniment moins de maîtrise : les dessins d’Arnold à Kassel1650, pour n’être pas sans charme, paraissent gentillets en comparaison de ceux de leurs collègues de Rixheim et de Vienne. Et ceux conservés sur le mur à Villemonteix, à Saint-Denis-Combazat (Puy de Dôme)1651, peut-être de Dufour au vu du lambris, sont bien loin de la subtilité de ceux de Rixheim.

Les papiers peints faisant appel à l’irisé ne sont pas plus chers que les autres, dans la mesure où ils ne font appel qu’à un nombre limité de couleurs : d’après les livres de vente des années 18201652, le prix d’un rouleau de 9 mètres, au départ de la manufacture, se situe entre 2 et 5 francs : par comparaison, les prix les plus bas relevés pour les damas de soie fournis au Garde-Meuble pendant la période impériale se situent entre 10 et 20 francs le mètre pour une largeur d’une cinquantaine de cm1653. A supposer que le client achète au détaillant le papier peint entre 4 et 10 francs le rouleau de 9 m, il a la possibilité de se donner l’illusion d’une soierie pour environ vingt fois moins cher que celle qui est proposée au souverain…

Peu de ces papiers peints irisés ont été conservés sur le mur jusqu’à nos jours : il y a deux motifs à Villemonteix, un à Mézières1654, mais c’est sans doute au Schloß Corvey (Basse-Saxe)1655 que se trouve l’ensemble le plus important de ce type de papiers peints (ill° 45d. 3). Les appartements du premier étage ont été aménagés en bibliothèque par le Landgrave de Hesse Rotenburg sous la direction du Baumeister Gethmann Les papiers peints ont été fournis par la firme Coppenrath de Munster qui était en rapport avec Jean Zuber : quatre pièces ont été tendues en 1833-34 de papiers irisés1656. En fait, dans ces pièces, l’essentiel des murs disparaît derrière de hautes armoires-bibliothèques Biedermeier, si bien que les papiers peints n’apparaissent guère que du côté des fenêtres ou au-dessus des armoires. L’utilisation de l’irisé donne à ces papiers une vibration étonnante, en contrepoint à la sobriété du mobilier, ce qui les rend très présents, en dépit des relativement faibles quantités de murs visibles. Si dans certaines pièces, on a posé une frise qui cache la partie supérieure du papier, dans l’une d’entre elles, la frise est surimprimée au motif que l’on voit à travers ; dans ce dernier cas, elle n’est pas dans l’exacte continuité du motif et n’a donc pas été imprimée dans la partie supérieure de chaque rouleau, mais on a apparemment rabouté des éléments de rouleaux avant d’imprimer la bordure, pour l’essentiel en tontisse.

Dans les vues d’intérieur1657, nombreuses dans les années 1830 en pays germanique, les irisés s’adaptent bien à l’atmosphère Biedermeier, en dépit de leur relative richesse : cela tient au fait qu’à la différence des soieries dont ils reprennent les motifs, les papiers peints ne s’intègrent pas dans un cadre architectural somptueux, à des boiseries en particulier. De ce point de vue, l’intérieur de la collection Praz, non documenté représentant un salon informel à l’étage d’une maison bourgeoise d’Europe centrale (ill° 45d. 1a)1658, offre un excellent exemple : le papier couvre toute la surface des murs, de la plinthe au plafond, ce qui serait totalement impensable avec une soierie de ce motif ; la frise, surimprimée sur le motif, une draperie semble-t-il, ne rappelle en rien un décor de soierie. Il en est pratiquement de même dans le salon du gouverneur d’Hermannstadt (Sibiu) en Transylvanie (ill° 45d. 6)1659 daté de 1841 : le papier à motif de soierie est posé au-dessus d’une plinthe haute, sans bordure, en revanche la frise est un tors de textiles d’aspect somptueux. Ici, l’aspect riche et précieux du motif du papier peint et de sa frise fait un étrange contraste avec les textiles utilisés par ailleurs : les bancs en manière de sofa longeant le mur, communs en pays germanique1660 sont couverts d’un tissu dont le motif, par comparaison, a une apparence très modeste. L’impression demeure la même dans le séjour germanique très informel de la collection Praz (ill° 45d. 4)1661 : ici le mur couvert d’un papier à motif de soierie bleu et blanc contraste avec la cotonnade fleurie des rideaux aux formes sans recherche. En revanche, la chambre d’hôtel du comte Durnov à Aix-la-Chapelle, datée 1838 (ill° 45d. 5)1662 a davantage de noblesse : la qualité des meubles, leur disposition, le tapis de Linz donnent de la grandeur à la pièce ; le papier peint bleu clair et violet à amples motifs de soierie monte de la plinthe au plafond pour couvrir toute la surface disponible que l’absence totale de tableaux semble agrandir.

Finalement, les motifs irisés expriment bien l’ambiguïté du rapport entre le papier peint et celui qui l’achète : les manufacturiers approchent au plus près des motifs de soierie, au besoin les rendent plus accrocheurs, plus séduisants. En même temps, ceux qui les acquièrent en font un usage qui méconnaît leur nature, la façon traditionnelle de les utiliser. Les pièces où ils sont posés manquent d’ampleur, leur mobilier reste modeste, la pose ne cherche pas à imiter les panneaux de soierie avec leurs encadrements de baguettes dorées: il s’agit d’acquérir une illusion de richesse, un décor d’illusion, sans pour autant aller jusqu’au bout dans la démarche du trompe-l’œil, par méconnaissance, sans doute. En possédant un motif somptueux, on achète cette somptuosité pour l’introduire dans son quotidien mais le motif seul suffit, il métamorphose suffisamment le décor sans pour autant imposer sa transformation, point n’est besoin de le mettre en scène à la manière de quelque fastueuse demeure, sa seule présence transforme la demeure aux yeux de qui l’habite et sans doute la visite, en un lieu déjà suffisamment somptueux…

Notes
1638.

Pour la soierie lyonnaise de l’époque napoléonienne, nous possédons le catalogue de Coural 1980.

1639.

80 km de soieries d’ameublement sont alors livrés au Garde-meuble ! Napoléon n’en verra jamais le résultat puisqu’il n’aura pas la possibilité de loger dans un Versailles remeublé. Voir Coural 1980 et Gaethtgens 1997, t. 2, p. 1783-4.

1640.

Voir Nouvel 1981 (descriptif illustré de Michel Spörlin, p. 25-28) Nouvel-Kammerer 1984, Jacqué 1992, p. 20 et la mise au point de Witt-Döring 1995 à partir des sources viennoises.

1641.

L’autre usage est celui des ciels de panoramique – et de façon plus générale, de paysages de toutes sortes.

1642.

Ceci d’autant plus que l’Empire autrichien comme la France pratiquent la prohibition en matière de papier peint, ce qui exclut la concurrence.

1643.

Comme par exemple Nouvel 1981 n° 48 ou 177.

1644.

On trouvera nombre d’entre eux reproduits dans Olligs 1970 tome I, Thomé-Jacqué 1978, Nouvel 1981, Mick.1981 (attributions hasardeuses), Witt-Döring 1995, Thümmler 1998 et 2000.

1645.

MPP inv. 997PP4.

1646.

Ici, dans un style proche de celui de J.J. Lagrenée.

1647.

Jean Zuber & Cie n° 2279, « lampas chiné » dessiné par Jullien.

1648.

Voir les détails de soieries dans, par exemple, Chevallier 2000.

1649.

Voir Thomé-Jacqué 1978, tome III, n° 221 et 22.

1650.

Catalogue Der Tapetenfabrikant Johann Christoph Arnold, 1758-1842, Kassel 1998.

1651.

Doc° MPP.

1652.

MPP Z 81 et 82.

1653.

D’après Coural 1980, passim. Les exemples les plus luxueux, comme le satin blanc brodé destiné à l’appartement de l’impératrice à Versailles, peuvent atteindre 200 f. le mètre (Coural n° 53).

1654.

Page-Loup 1990, p. 34 7, fig. 8.

1655.

Crawford 1987 et doc° MPP. Cet ensemble n’a jamais donné lieu à une étude scientifique.

1656.

L’un pourrait provenir de Rixheim.

1657.

Nous en avons repéré cinq : Rome 1987, n° 5, 6, 11, Gere 1992, n° 16 et Nuremberg 1995, n° 41.

1658.

Rome 1987, n°5

1659.

Gere 1992, n° 5.

1660.

Ici, leur dessin les apparente, sous une forme simplifiée, aux sofas de Dannhauser (Paris 1990, n° 133 et 153).

1661.

Rome 1987, n° 6, Boulogne-Billancourt 2003, n° 2..

1662.

Nuremberg 1995, n° 41.