3.3.1. Le fonctionnement de l’atelier de dessin

Pour le milieu du siècle, nous disposons d’archives qui nous permettent de mieux saisir le fonctionnement de l’atelier grâce à deux exemples de dessinateurs qui ont fortement marqué les années 1830-1870, sous la direction de Frédéric Zuber-Frauger puis de ses successeurs. Ces deux dessinateurs pratiquent une activité complémentaire, le dessinateur d’ornement Georges Zipélius (1808-1890) et le dessinateur de fleurs Eugène Ehrmann (1804-1896). Leur statut est totalement différent : le premier, après un apprentissage à Rixheim, vend ses dessins à la pièce ou dans le cadre de contrats tandis que le second dirige l’atelier de la manufacture.

Georges Zipélius1863 est le fils d’un boucher mulhousien. Son talent de dessinateur se révèle très jeune, mais comme il n’existait pas encore d’École de dessin dans la ville, il semble être entré en apprentissage à Rixheim où il donne en 1825 son premier dessin1864. Il complète sa formation à l’École royale des beaux-arts de Paris où il entre le 27 septembre 1830, présenté par Léon Cogniet, mais il ne semble pas avoir fait de carrière artistique1865. Il continue de fournir régulièrement des motifs à Rixheim depuis Paris où il s’installe jusqu’en 18381866 avant de rejoindre Mulhouse où il est reçu membre de la Société industrielle le 28 août 18381867 : des courriers de la main de Frédéric Zuber-Frauger prouvent que les deux hommes sont en contact étroit1868. En 1836, la manufacture lui propose un contrat de deux ans qu’il accepte1869. Zipélius doit fournir chaque année « les dessins, bordures ou décors dont nous conviendrons ensemble » correspondant à 4 mois de son activité à la manufacture et s’engage à ne pas fournir de modèles à d’autres manufactures de papier peint. Ce travail lui est payé 2400 francs par an. Le contrat est reconduit le 1er mai 1838 pour 3 ans avec des modifications. :

‘(G. Zipélius fournira) toutes les compositions et dessins de tous genres pour la fabrication du papier peint qui seront arrêtés d’un commun accord ; il consacrera à ce travail tout le temps nécessaire pour faire l’assortiment habituel de chaque campagne ; il s’attachera en outre à étudier la fabrication et les besoins de la vente, et à cet effet il fera les séjours dans la fabrique ou les voyages d’affaires aux frais de la maison qui seront jugés nécessaires ;’

Zipélius fera tous les ans un séjour de quelques semaines à Paris1870 et à ses frais, pour y suivre ses propres affaires1871, il en profitera pour se mettre au courant des nouveautés en décorations et pour rassembler des matériaux propres à former l’assortiment de dessins pour J. Zuber & Cie. Ses appointements se montent toujours à 2400 francs auxquels s’ajoute un intérêt de 2% sur les bénéfices. En mai 1841, les appointements passent à 3000 francs. En 1848, son contrat précise qu’il doit fournir :

‘12 tentures damas à ornemens de 1 à 3 mains à 1 ou 2 hauteurs
4 tentures damas rehaussées en camaïeu
6 tentures fantaisie et petits dessins
2 ou 3 tentures avec coloris
14 à 16 bordures diverses de 4 à 8 bandes ornemens et fleurs. ’

Les décors ne sont pas précisés : peut-être font-ils l’objet de contrats particuliers, à cause de l’ampleur des sommes en jeu.

Nous conservons une note de la manufacture concernant les « commandes à Zips p. 1837 1872» et précisant : « de l’extraordinaire en fait de dessins, éviter ce que font les autres ».

De 1850 à 1860, le dessinateur s’associe avec Joseph Fuchs, spécialiste de la fleur1873, ce qui ne l’empêche pas de continuer à collaborer avec Rixheim jusqu’en 1859. En 1856, il donne encore 14 dessins, soit 15% de l’offre. Wagner, autre grand spécialiste de l’ornement, le remplace progressivement1874 mais les contacts restent étroits : pratiquement jusqu’à sa mort, Zipélius place de l’argent dans l’entreprise pour quelques milliers de francs1875.

Ces contrats peuvent être comparés à celui de Victor Dumont, dessinateur majeur d’ornement qui a aussi travaillé pour Rixheim de 1854 à 1900, essentiellement pour des décors. Il passe le 15 septembre 1854 un contrat d’exclusivité avec la manufacture parisienne Délicourt1876. Dumont doit impérativement «  se rendre à la fabrique chaque jour à l’exception des dimanches et fêtes (…) de huit heures du matin à six heures du soir », alors que Zipélius travaille à domicile ; Dumont gagne 3000 francs par an, puis 3600 francs deux ans plus tard ; le contrat précise que seront retenus les montants des journées d’absence. Le contrat est renouvelé en 1858 à 5000 francs puis 6000 un an après1877. Dumont est donc par comparaison bien moins payé que Zipélius. Par ailleurs, ses décors réalisés pour la manufacture de Rixheim de 1865 à 1875 sont payés de 550 francs (Petit décor fleurs en 1871) à 2370 francs (Décor Renaissance en 1873).

Finalement, le statut de Dumont chez Délicourt dans les années 1850 ressemble à celui d’Eugène Ehrmann à Rixheim : ce dernier est totalement lié à la manufacture dont il dirige l’atelier. Son destin est étrange puisque, ami d’enfance de Frédéric Zuber-Frauger avec lequel il a étudié au collège de Colmar, il est venu une première fois à Rixheim le 22 juillet 1827, a été engagé en septembre 1828 comme chimiste ; il complète sa formation d’abord à Paris dans un laboratoire non précisé, puis à Gießen chez le professeur Liebig. Si, dès lors, il travaille comme chimiste au laboratoire de l’entreprise, il fournit un premier dessin pour la collection de 1830-2, une « perse chinois » adaptée d’un motif anglais ; son implication dans l’atelier de dessin reste rare jusqu’en 1839 mais devient ensuite régulière et ne cesse plus jusqu’en 1890, même s’il prend officiellement sa retraite en 1873. Spécialiste de la fleur naturaliste, il ne se contente pas de la traiter en motifs répétitifs sous la forme des bouquets dits Pompadour, fort à la mode des années 1830 aux années 1870, il applique aussi son talent à introduire la fleur dans le panoramique, révolutionnant celui-ci en 1842 avec la création d’Isola bella. Technicien hors pair, maîtrisant parfaitement la technique de l’aplat, c’est lui qui transpose pour le papier peint les tableaux créés par la manufacture de 1861 à 1864, avec une rare économie de moyens. Son activité est récompensée par la médaille d’argent de collaborateur à l’Exposition de 1867. On lui doit des dizaines de motifs : 19 par exemple en 1866, soit 15% du total de la collection, alors même qu’il a bien d’autres activités dans l’entreprise. Il y est d’ailleurs à ce point impliqué qu’il y place des sommes énormes à partir de 1861 jusqu’à sa mort : il figure par exemple dans les créanciers du Grand Livre pour la somme de 149 617 francs en 1872, plus que chacun des trois associés du fonds social de la manufacture !

Au cours de son histoire, ces deux types de dessinateurs ont été utilisés par la manufacture. Des hommes comme Zipélius, qui travaillent aussi à l’occasion pour la concurrence quand ils ne sont pas sous contrat pour vendre le produit d’un atelier de taille importante ; on peut citer parmi les plus importants, Cron1878, Victor Dumont1879, célèbre créateur de décors, Joseph Fuchs1880, grand spécialiste de la fleur, Victor Guéritte1881, autre spécialiste de la fleur, Victor Potterlet1882, le maître du dessin d’ornement, Wagner1883 père et fils, autres spécialistes de l’ornement. Au contraire, on peut rapprocher Charles Ruffly de Ehrmann : comme lui, il a dessiné exclusivement pour la manufacture de 1849 à 1899.

Remarquons enfin que les domaines dans lesquels travaillent ces différents dessinateurs sont hautement spécialisés, conformément à leur statut tacite de technicien  : la fleur, l’ornement et, par ailleurs, on le verra, le panoramique ; il est certes des interactions, mais chacun reste dans son domaine et, lorsque ornement et fleur se retrouvent dans un motif, deux dessinateurs travaillent ensemble : en 1856, par exemple, le dessinateur d’ornement Brocq s’associe à Ruffly d’un côté, à Ehrmann de l’autre pour produire des dessins « mixtes ».

Combien sont payés ces dessinateurs ? Nous avons vu le montant prévu par les contrats de Zipélius et de Dumont. Nous connaissons par ailleurs la valeur de chaque dessin depuis 1856. Les prix varient énormément selon leur importance : un petit semis se paie 20 francs, mais un motif double hauteur1884 très élaboré coûte jusqu’à 500 francs ; entre les deux, la marge est immense selon l’originalité du motif, son nombre de couleurs, la notoriété de son dessinateur. De 1856 aux années 1890, le tarif moyen payé par la manufacture reste étonnement stable : il varie entre 65 et 82 francs, avant de grimper à 150-160 francs des années 1890 à 1914, sans explication convaincante, si ce n’est l’appel de plus en plus fréquent à des ateliers extérieurs. Il importe cependant de comparer les 10 675 francs payés pour 164 dessins en 1866 aux 7000 francs versés la même année à Chabal-Dussurget, « peintre » des Gobelins, pour son décor Gobelins ! Et les « peintures » des années 1860 tournent autour de 1000 francs.

Notes
1863.

Il a fait l’objet du mémoire de maîtrise d’histoire de l’art à l’Université Marc Bloch de Strasbourg de Françoise Francès en 1995.

1864.

Voir ill.° 45d. 1b un dessin de 1826.

1865.

A la différence de son fils, Émile, peintre de talent, étudiant à l’École des beaux-Arts à Paris mais mort accidentellement très jeune (1840-1865).

1866.

Et sûrement des dessins textiles : un ensemble de dessins de grande qualité des années 1830-40 lui est traditionnellement attribué au MISE.

1867.

Avec comme mention professionnelle « peintre », Ott 1999, p. 800. S’il y a quelques rares membres mentionnés comme « dessinateurs » comme le futur photographe Adolphe Braun en 1859, il est le seul exemple de « peintre » avec Josué Dollfus, reçu dès 1826.

1868.

MPP Z 123.

1869.

MPP Z 123.

1870.

Il est désormais installé à Mulhouse.

1871.

A cette date, il semble beaucoup travailler pour la soierie.

1872.

MPP Z 123.

1873.

Il vient de dessiner pour Zuber l’essentiel de l’Eldorado.

1874.

Indépendamment de son activité de dessinateur, Zipélius a joué un grand rôle dans la vie sociale de la ville, voir Francès 1995.

1875.

Cf les comptes « créanciers du grand livre » de 1843 à 1884.

1876.

Doc° Musée des arts décoratifs.

1877.

Ces contrats sont conservés au Musée des arts décoratifs de Paris, département des papiers peints.

1878.

Actif à la manufacture de 1842 à 1845 et de 1856 à 1897 (il s’agit sans doute de deux dessinateurs portant le même nom).

1879.

1829-1913, actif à la manufacture de 1854 à 1900, dessine en particulier des décors.

1880.

1814-1888, actif à la manufacture de 1848 à 1859 ; a en particulier été le principal dessinateur de l’Eldorado.

1881.

Actif à la manufacture de 1861 à 1873.

1882.

1811-1899, actif à la manufacture de 1840 à 1878.

1883.

Actif à la manufacture de 1846 à 1879 ; sans doute le principal créateur de décors du XIXe siècle.

1884.

C’est-à-dire dépassant le format normal d’un rapport en hauteur.