3.3.2. La formation du dessinateur

Il nous est possible de reconstituer de façon précise la formation d’un dessinateur de papier peint à travers l’expérience bien documentée du Neuchâtelois Gustave Jeanneret1885 (1847-1927).

Gustave Jeanneret est fils d’un revendeur de papier peint de Neuchâtel. Constatant les dons artistiques de son fils, plutôt que de l’envoyer dans une académie, son père préfère lui donner une formation de dessinateur industriel, plus sûre à ses yeux. Par l’intermédiaire de relations communes, il prend contact avec la manufacture de Rixheim qui lui répond le 28 août 1864 :

‘Nous devons vous dire que quelles heureuses dispositions qu’ait un jeune homme pour le dessin artistique, il faut nécessairement qu’il fasse un stage pour se former au dessin industriel, lequel est très différent et assujettit l’artiste à certaines manières de faire que ne réussissent pas à chacun ; aussi est-il d’usage dans tous les établissements de dessin ou d’industrie que les jeunes dessinateurs fassent un apprentissage de 2 ou en général de 3 années, pendant lequel ils ont à se défrayer de toutes les dépenses d’entretien et autres, très heureux parfois de trouver à ces conditions accès dans de bonnes maisons. Notre industrie comme les autres a ses exigences quant à la manière de traiter les dessins, & nous connaissons plus d’un dessinateur de mérite qui n’a pu se faire à la touche plate usitée chez nous, tandis qu’on ne doit pas se dissimuler que les plus aptes ne rendent les services qu’après un assez long apprentissage1886.’

A l’évidence, aux yeux du manufacturier, le dessinateur est, plutôt qu’un artiste, un technicien qui maîtrise les subtilités de la « touche plate », à la suite d’un long apprentissage. Suite à ce courrier, le père souhaite en savoir davantage et il reçoit le 10 septembre une offre de la manufacture : le fils sera pris à l’essai pour trois mois ; la manufacture lui a trouvé chez des employés, tous honorables, le vivre1887 et le coucher1888. Les spécificités du métier sont à nouveau précisées :

‘Dans un apprentissage de dessinateur industriel (…) il faut avant tout s’initier à la manière de traiter les dessins en en copiant quelques uns, puis en en composant de styles et genres divers, selon la sphère de talent de chacun, s’accoutumer au fait de peindre à la manière de faire inhérente à l’impression par teintes plates et arriver graduellement à une supériorité dans un genre soit ornemental, soit colorié. La marge est grande assurément et il faut du temps pour qu’un jeune homme arrive à bien posséder toutes les connaissances pratiques à appliquer à l’aide de tout talent d’artiste. ’

Le métier prime sur l’art et ce métier, Gustave Jeanneret l’assimile tant à l’atelier qu’aux cours du soir de l’École de dessin de Mulhouse1889 ; à l’atelier, il passe par tous les services, s’initie à la mise sur bois, à la gravure, à l’impression et à l’échantillonnage tout en copiant des dessins sous la direction d’Eugène Ehrmann et Charles Ruffly. Les cours du soir sont centrés sur l’étude de la fleur et de l’ornement. Finalement, le 31 mars 1865, après un début de stage jugé satisfaisant, Jeanneret se voit proposer un engagement de deux ans pour compléter son apprentissage

‘à partir du 1er avril 1865 au 31 mars 1867, la 1ere année nous allouerions 50 francs par mois et la 2eme 75 francs, puis il y aurait à faire un nouvel engagement qui pourra se débattre alors en connaissance de cause ’

et pourra déboucher sur un engagement. La manufacture précise au père :

‘Nous n’avons pas dissimulé à votre fils que notre industrie n’est pas précisément brillante’

ce qui est à prendre dans le sens artistique du terme, mais rassure le père de famille en lui confirmant qu’il s’agit d’une activité sûre.

‘Nous avons donc offert à votre fils de l’initier complètement à nos travaux d’atelier tout en le laissant poursuivre le plus possible à côté de cela le dessin industriel.’

L’offre est acceptée, l’apprentissage se poursuit et le jeune dessinateur voit même à compter de cette date treize de ses projets imprimés1890 : des dessins simples, sans génie particulier qui montrent l’acquisition des bases du métier. Mais comme le déclare le manufacturier au père le 8 février 1867, à la suite d’un entretien avec l’apprenti :

‘Ses goûts artistiques (…) ne trouvent pas ici assez d’alimens selon lui.’

Dans les lettres à sa famille, il se fait plus explicite ; il accepte mal l’impossibilité de travailler d’après nature et, quelques jours plus tard, leur écrit :

‘(…) ce serait renverser toute ma foi artistique que de m’interdire l’étude de la nature. Vous voyez à quoi on est exposé avec des gens qui ne sont qu’industriels et n’entendent rien au côté artistique. Ces Messieurs, pour avoir visité pendant 10 ans des ateliers de dessinateurs, croient pouvoir discuter de l’art 1891.’

Comme l’écrit la manufacture au père le 22 février 1867 :

‘La vie d’artiste lui trotte par la tête.’

Un compromis est trouvé : Jeanneret est engagé le 21 février 1867 à 125 francs par mois, mais il obtient un congé pour aller étudier l’art industriel dans l’atelier de Dopff à Paris qui a travaillé à l’occasion pour Rixheim au cours des années 1860, mais aussi pour l’impression textile. Au retour, il touchera 180 francs ou le même salaire qu’à Paris1892. La manufacture lui donne par ailleurs la somme de 400 francs, en particulier pour la visite de l’Exposition : il apparaît dans les courriers que l’on espère qu’il sera rapidement dégoûté par les conditions de travail à Paris où la concurrence est rude et les possibilités de percer trop rares. Par ailleurs, comme un leitmotiv vient ce conseil :

‘Nous insisterons aussi sur l’étude de la peinture pour papier peint par la copie persévérante de bons modèles plutôt que par des travaux d’après nature qui pour le moment nous sont moins nécessaires et comptons que vous vous conformerez à nos conseils à cet égard.’

Finalement, le dessinateur reste à Paris où il travaille pour Aubusson, dont il considère la touche plus libre. Le 23 septembre de la même année la manufacture lui écrit :

‘Nous ne pouvons qu’approuver votre détermination de pousser à fond votre idée pour l’étude plus approfondie du dessin industriel pratique, des différents styles de décoration enfin de ce fini et de cette exactitude dans l’exécution qui est malheureusement le côté prosaïque mais indispensable pour la réussite. ’

C’est tout ce qu’il déteste puisqu’en 1872, il écrira à sa famille, alors qu’il est déjà engagé dans une carrière artistique :

‘J’ai vainement recherché ce fini dans le travail qui flatte tous ceux qui ne voient l’art que par ses petits côtés, et cette absence de chic est un de mes grands obstacles à ma carrière industrielle.’

Deux conceptions esthétiques ici s’opposent qui distinguent clairement l’artiste du dessinateur industriel. Mais le 17 juillet 1869, alors que Gustave Jeanneret souhaite prolonger son séjour à Paris, la manufacture lui conseille d’

‘accroître vos connaissances des différents styles d’architecture & de décoration. Peut être ferez vous bien de suivre le soir quelques cours s’il s’en trouve comme nous le supposons qui traitent de ces parties.’

Finalement, ces conseils resteront vains, Jeanneret va préférer une carrière artistique et abandonner ses travaux industriels : le « métier » n’est pas dans sa vocation. L’exemple de Jeanneret illustre bien ces « dessinateurs à grandes barbes, demi-ouvriers, demi-artistes » que Daudet décrit dans Fromont jeune et Risler aîné 1893… Sauf qu’un Jeanneret n’accepte pas le statut d’ouvrier et fait tout pour devenir artiste.

L’exemple de Jeanneret montre donc clairement le statut du dessinateur, un technicien à la frontière du monde de l’art, certes, mais une frontière qui n’est guère franchissable : l’École de dessin à Mulhouse, à partir de 1829, ne fait que compléter les acquis de l’atelier, sous forme de cours du soir, mais ne saurait former un artiste, l’académie étant exclue. Le passage d’un statut à l’autre reste donc l’exception1894. En fait, la création de motifs est un métier à part entière, qui s’inscrit dans une chaîne plus vaste, celle de la fabrication, que le dessinateur connaît et dont il maîtrise les contraintes. A contrario, on le verra, chaque fois qu’une manufacture fait appel à de vrais artistes, pour les tableaux des années 1850-60, par exemple, l’artiste sera doublé d’un professionnel transposant ce travail pour l’adapter aux techniques de fabrication.

Notes
1885.

G. Jeanneret a fait l’objet en 1998 d’une remarquable monographie de Ruedin (Pascal) centrée sur son activité. En revanche, l’ensemble des courriers cités ici est inédit (MPP Z 105)..

1886.

MPP Z 105.

1887.

Trois repas pour 0,70 f par jour.

1888.

Pour 10 francs par mois auquel s’ajoute le chauffage.

1889.

Jacqué 1992d. Cette école n’a aucune vocation à l’art ; un de ses premiers responsables, Daniel Kœchlin-Ziegler écrit : « Notre but n’est pas de former des artistes (…) mais bien des dessinateurs d’étoffes ».

1890.

N° 5930, 6060, 6066, 6074, 6076, 6090, 6142, 6148, 6192, 6198, 6208, MPP Z 181.

1891.

23 février 1867, extrait de la correspondance de G. Jeanneret à sa famille, cité par Ruedin 1998, p. 27. Cette correspondance, actuellement déposée à la Bibliothèque universitaire de Neuchâtel n’est pas consultable pour des raisons juridiques (2001) .

1892.

Soit 2160 francs par an, à comparer aux salaires de Zipélius et Dumont : le premier engagement de Dumont est de 3000 francs l’an.

1893.

Édition de 1911, p. 82 ; le roman, décrivant une manufacture de papier peint sous le Second Empire, date de 1874.

1894.

On peut noter le cas de Renoir, issu du dessin pour porcelaine ; les cas mulhousiens restent l’exception, les frères Benner en particulier ; en sens inverse, il arrive qu’un artiste complète son activité par des dessins textiles, à des fins plus ou moins alimentaires : Dufy est de ceux-là.