Les panoramiques commencent à décliner, on l’a vu, dès les années 1840 : si les rééditions sont nombreuses, les créations se font rares. Or, certains panoramiques vieillissent mal : leurs personnages sont désormais désuets, c’est en particulier le cas des Jardins français (ill° 30), en dépit des nouvelles figures introduites en 1837, des Vues de l’Amérique du Nord (ill° 36). Certains ne rencontrent plus qu’un succès limité comme la Grande Helvétie (ill° 28a) ou les Vues d’Italie (ill° 29), d’autres enfin offrent des possibilités adaptées à de nouveaux événements. Devant cette situation, Jean Zuber & Cie a l’idée de lancer sur le marché un nouveau produit : le panoramique à figures peintes qui consiste à réutiliser le paysage imprimé d’anciens panoramiques, à ne pas y imprimer les personnages mais à les y peindre, de façon à économiser les coûteux frais de gravure que supposeraient de nouveaux personnages (voir annexe 14).
Le cas du premier exemple rencontré est significatif : la guerre du Texas entre le Mexique et les États-Unis en 1846-48 représente une opportunité à exploiter en panoramique pour tirer profit de l’ampleur du marché américain de la manufacture. Certes, il serait possible de créer un panoramique comme on l’a fait vingt ans plus tôt avec les Combats des Grecs ; mais la lenteur de la vente de ce dernier est une raison suffisante pour éviter un investissement que les résultats escomptés ne justifient pas puisqu’il risque de ne pas dépasser l’effet de mode. D’où l’idée d’utiliser un panoramique existant, de l’imprimer « sans figures », comme l’indiquent les inventaires et d’y peindre à la main des personnages adéquats qui remplaceraient ceux qui manquent. C’est ainsi que les Vues du Brésil (sic !) se métamorphosent en Texas et en Mexique pour les besoins de la cause (ill° 34. 8). Bien sûr, il est des manques importants sur le plan graphique, mais comme il s’agit de sujets guerriers, les fusils comme les canons crachent en abondance des projectiles qui éclatent avec une fumée très dense et les chevaux au galop soulèvent des flots de poussière que la sécheresse de ces régions pourrait justifier... Peints avec la brosse adéquate, ces nuages vont cacher ce qui se doit de l’être, un résultat impossible à obtenir avec l’impression à la planche… Certes le résultat n’est pas exactement réaliste et les armées semblent flotter sur ces nuages, mais le résultat n’est pas sans intérêt. Remarquons cependant que ce n’est pas un hasard si parmi les sept sujets traités de 1848 à 1855, quatre ont un propos guerrier, nécessité oblige : la Conquête du Mexique dès avant le 31 mai 1849, les Révolutions d’Italie, avant le 1er mai 1850, Guillaume Tell avant le 1er mai 1851 et enfin la Guerre d’indépendance américaine (ill° 36. 4 & 5) avant le 1er mai 1853. De leur côté, les Jardins français connaissent une triple métamorphose : ils deviennent Jardins espagnols avant le 1er mai 1850, puis se transforment en Télémaque l’année suivante, pour terminer en Danses espagnoles avant le 31 mai 18551997.
Pour étudier ce phénomène, spécifique à la manufacture de Rixheim, nous possédons deux sources, les inventaires annuels de l’entreprise1998 et les lithographies, coloriées ou non, publiées à chaque nouvelle production. En revanche, les exemplaires conservés sont très rares, sinon inexistants.
Ce travail particulier n’est pas réalisé à Rixheim, mais sous-traité auprès de spécialistes. Les inventaires livrent deux noms de fournisseurs : Lemaire à Metz et Bauchat (ou Beauchat) à Paris1999. Si le second reste inconnu, le premier est un spécialiste du panoramique peint qu’a révélé la maîtrise de Christiane Pignon-Feller sur la décoration intérieure messine du XIXe siècle2000. Lemaire apparaît comme fabricant de « papiers paysagistes » à Metz en 1844 : « il peint le paysage sur papier ». Son rôle consiste donc ici à peindre les personnages qui vont remplacer ceux que l’on n’y a pas imprimés ; l’inventaire mentionne aussi un « modèle » tantôt à Rixheim, tantôt à Metz, comme par exemple :
‘1 collection Conquêtes Mexique avec figures qui sert de modèle.’Au fur et à mesure des années, ce sont environ deux cents panoramiques qui passent par ses mains.
Bauchat fait apparemment le même travail à Paris, mais sa trace n’a pu être retrouvée ; curieusement, chacune des firmes ne se spécialise pas dans un modèle précis, la Conquête du Mexique est ainsi peinte par les deux ateliers. En revanche, la production parisienne semble nettement moins importante que celle de Metz.
Le plus grand succès semble avoir été la Conquête du Mexique (ill° 34. 8), de l’ordre d’une centaine d’exemplaires2001. L’Indépendance américaine et le Guillaume Tell paraissent avoir été peints à une soixantaine d’exemplaires. Les autres n’ont pas rencontré le même succès, une trentaine d’exemplaires seulement. L’expérience cesse après 1860 : les panoramiques, quel que soit leur thème, sont désormais passés de mode, les panoramiques à personnages peints ne faisant pas exception.
Les prix montrent l’intérêt de l’opération : selon un prix-courant de 1849-502002, les Vues d’Italie se vendent 60 francs et les Révolutions d’Italie 90, les Vues du Brésil 75, la Conquête du Mexique 90.
Ces panoramiques atteignent aussi les États-Unis : on les trouve par exemple dans une liste d’offres de le la firme Bumstead à Boston au printemps 18532003 :
‘(…) The Spanish dances, (…), Scenes in the Life of William Tell (…)’L’Indépendance américaine (ill° 36. 4 & 5)a connu le même sort,ce qui explique son singulier destin. Les États-Unis s’intéressent dès les premières années du XXe siècle aux panoramiques. Dans les années 1920, Nancy McClelland s’affirme à la fois comme antiquaire dans ce domaine, installée sur la 5e avenue au 753, et comme historienne du papier peint ; son ouvrage fondateur Historic wallpapers, paraît en 1924. Or, la même année, elle a visité la manufacture de Rixheim et vu, dit-elle, des photographies de la Guerre d’indépendance 2004. Le 23 janvier 1925, elle écrit à la manufacture pour signaler qu’elle a entre les mains une Guerre d’indépendance en mauvais état, avec des manques ; cet exemplaire appelé à être restauré, est destiné au musée d’Hartford, Connecticut. Les courriers2005 montrent Nancy McClelland désireuse d’obtenir des photographies coloriées de Rixheim pour réaliser cette restauration. Pour elle, ce qui étonne de la part d’une spécialiste, si les nuages de poussière ou de fumée sont peints (« done with a brush which look like clouds of smoke »), les figures sont imprimées et donc : « I think you must have the blocks for them still ». Finalement, c’est une toute autre voie qui est prise. Le 12 avril 1925, la manufacture écrit à l’Américaine :
‘En réponse à votre lettre du 25 mars, je vous dirai que n’ayant pas trouvé d’autre moyen économique de faire reproduire les maquettes2006 qui vous intéressent, je me suis d’abord adressé à un photographe qui m’a fait attendre sans mesure une seule et première épreuve à titre d’essai puis je n’ai pas trouvé tout de suite une personne qui ait bien voulu entreprendre la peinture, bref cette peinture n’est pas encore terminée.La fibre nationaliste – et sans doute commerciale- de Nancy McClelland a vibré et le projet va se faire, en dépit de problèmes de propriété soulevés mais pour lesquels nous n’avons pas les éléments de réponse. Le livre de gravure pour l’année 1927-8 porte la mention suivante :
‘Grand décor Indépendance Amérique d’après l’ancien document peint à la main envoyé par Miss McClellan(d) décor exposé depuis au Musée de New York après avoir été restauré par nous2007.Le résultat se révèle très médiocre du point de vue du dessin comme de celui de la gravure : mais peut-être l’original l’était-il aussi. Une notice accompagne le paysage, décalquée graphiquement sur celle des Vues de l’Amérique du Nord : elle précise que :
‘Le hasard a voulu que précisément au moment où les États-Unis d’Amérique vont fêter le 150e anniversaire de leur délivrance, un citoyen d’Amérique ait justement retrouvé une partie de ce magnifique décor presque séculaire. Il a eu l’amabilité de le mettre à notre disposition et grâce aux documents que nous possédions encore, il nous a été donné de parvenir à une reconstitution parfaite de cette œuvre unique.’L’édition, apparemment proche de l’exemplaire peint, permet de se faire une idée de la méthode utilisée.
- Devant la vue de New York se trouve dépeinte la prise d’une redoute sur la colline de Wechawk pendant laquelle le général de Lafayette s’empare d’un canon ; un monticule surmonté de ladite redoute cache adroitement la promenade élégante qui s’y déroulait dans l’édition de 1834. Le descriptif précise , non sans humour:
‘Au loin on distingue la Ville de New York ; la petite île du gouverneur qui commande la baie de l’Hudson est cachée à la vue par des fumées de bataille.’Et pour cause ! Ce qui permet en particulier de dissimuler la skyline de la ville des années 1820, très différente de celle du XVIIIe siècle.
- L’Académie militaire de West Point se métamorphose en Yorktown :l’Hudson devient la York River et les bords escarpés du fleuve jouent les collines virginiennes. Cornwallis rend son épée à Washington ; une partie des troupes de la revue de West Point a pu rester en place, à la façon de troupes manœuvrant sur un champ de bataille.
- Le port de Boston devient le cadre de l’entrée triomphale de Washington dans la ville : le général en chef, son état-major et les bourgeois enthousiastes ont remplacé les portefaix du port ; le bateau à vapeur a disparu.
- L’adaptation des chutes du Niagara et du pont des Roches s’est révélé plus complexe, d’autant plus que ces deux régions étaient à l’écart du conflit. Des combats anonymes remplissent l’espace. Le prospectus déclare pompeusement :
‘Cette masse d’eau formidable (des chutes du Niagara) ne parvient pas, dans son vacarme assourdissant à maîtriser celui de la bataille que l’immortel Washington commande en personne.’A défaut de vérité historique, l’épisode prend une dimension onirique : on finit par ne plus savoir si les cavaliers arpentent le sol ferme ou l’écume des chutes…
Il est difficile de juger de la vente par manque d’archives : nous savons qu’en 1929, 22 exemplaires sont vendus en Amérique, ce qui est peu une année où plus de 1600 panoramiques rejoignent les États-Unis. Le panoramique a été plusieurs fois réimprimé au cours du siècle et il figure régulièrement sur les offres de Diament, le revendeur américain de la manufacture entre les deux guerres puis jusqu’aux années 1960. Un exemplaire en a été installé dans les années 1960 dans la salle à manger privée de la Maison blanche, ce qui lui donne un statut d’icône au même titre que les Vues d’Amérique du Nord qui l’ont inspiré.
Finalement, le panoramique, même sous sa formule renouvelée, avec des personnages peints, est condamné par l’évolution des modes de décoration : l’intérieur de la seconde moitié du siècle devient le monde du bibelot, omniprésent, sous forme de meubles mais aussi de tout ce qui envahit le mur2008. Dans ces conditions, envisager un décor aussi envahissant n’a plus de sens : d’autres formules le remplacent, en particulier les « tableaux », apparus en 1855.
Dans les inventaires apparaissent une seule fois en 1858 quatre «Guerre de l’Inde », sans doute une variante de l’Hindoustan, lui aussi en net recul
Pour ce qui nous concerne, MPP Z 17, 18, 19.
Un dénommé Lucot à Paris apparaît comme intermédiaire avec Bauchat.
Mémoire de maîtrise d’histoire de l’art : « Quand l’ornement n’était pas un crime, 30 ans de décors muraux, Metz 1840-1870 », Nancy II, 1992.
Mais aucun documenté à l’heure actuelle.
Jacqué 1984, p. 59 (daté par erreur de 1843).
Douglas 2002, p. 47.
Plutôt que des photographies, ce qui serait étonnant, on peut songer aux lithographies : sa mémoire la trahit sans doute.
MPP Z 200.
Maquettes et non photographies : il s’agit sans doute des lithographies.
Quel musée de New York ? Aucune trace de la Guerre d’indépendance à New York, pas plus d’ailleurs qu’au Wadsworth Atheneum de Hartford.
Cf. l’ouvrage de Rémy G. Saisselin Le bourgeois et le bibelot, Paris 1990 (trad° frnaçaise).