Dans les années 1850, nous l’avons vu, le panoramique peine à se renouveler et la peinture de nouveaux personnages n’aboutit pas à des résultats comparables aux ventes des anciennes créations. Certes, l’Eldorado (ill° 39) de Jean Zuber & Cie (créé en 1849) rencontre un grand succès à l’Exposition de Londres de 1851, succès confirmé par sa réussite commerciale tout au long de la décennie. Pourtant, Jean Zuber n’a fait ici que prolonger la formule d’Isola Bella (ill° 38) de 1842, en y introduisant quelques bâtiments en guise de pavillons de jardin. Cependant, la grande médaille échappe à la manufacture pour récompenser les Grandes Chasses (ill° 19. 3) de Délicourt dont le traitement très pictural, obtenu grâce à l’utilisation d’un très grand nombre de planches, possède une puissance de séduction dans l’air du temps. Le jury déclare à son propos :
‘Monsieur Délicourt de Paris expose une tapisserie pareille à de la peinture 2010 entièrement imprimée par des planches, représentant une chasse dans une forêt entourée d’un riche encadrement ornemental avec des pilastres à animaux, oiseaux et attributs de chasse : 120002011 planches sont nécessaires pour exécuter cette œuvre très méritoire.’De son côté, la Commission française de l’industrie des nations2012 ajoute :
‘La chasse de M. Délicourt a prouvé que l’industrie du papier peint est capable de s’élever aux plus beaux effets de l’art 2013 et qu’elle a conquis définitivement son rang parmi les plus splendides productions approuvées par le goût (…) Ainsi donc la science et l’art 2014 ont grandement contribué au brillant succès de M. Délicourt.’Les références à la peinture, aux « plus beaux effets de l’art », des formules que les panoramiques des générations précédentes n’ont jamais provoquées par leur traitement proche de l’imagerie, ouvrent là une nouvelle porte dans laquelle vont s’engouffrer les fabricants avides de nouveauté. L’allusion aux pilastres ne tient pas non plus du hasard : ces pilastres brisent l’unité de l’ensemble pour le réduire à une suite de tableaux et d’ailleurs, l’œuvre est composée sous la forme de scènes plus ou moins indépendantes les unes des autres2015.
De son côté, Jean Zuber & Cie est traité comme un tenant de la tradition :
‘Monsieur Zuber de Rixheim expose l’un de ses papiers paysages supérieurement exécuté, une de ces séries d’œuvres pour lesquelles cette maison est si renommée : elle représente les végétations et les fleurs de 4 parties du monde et est également remarquable par la richesse et le brillant du coloris et par la perfection de l’exécution...’Même si l’œuvre s’inscrit dans la formule en cours depuis des décennies, remarquons cependant que Zuber a soigneusement découpé l’ensemble en quatre scènes qu’un décor très riche et très présent renforce2016.
Les années qui suivent se caractérisent par une quasi-absence de création dans ce domaine, à l’exception de Rêve de bonheur de Jules Desfossé (ill° 42. 2): il faut attendre l’Exposition de Paris de 1855, susceptible d’apporter médaille et donc publicité aux manufacturiers. Or, le comité d’organisation, nous l’avons vu, a centré l’exposition sur la thématique Beaux-Arts & Industrie, ce qui fait l’affaire des fabricants de papier peint : il est frappant que deux d’entre eux aient eu la même idée, même si leur approche se révèle différente. Délicourt comme Jules Desfossé proposent des « tableaux », une idée qui n’est pas totalement neuve mais qui va connaître le succès.
On peut se référer au Décor à fables imprimé à Rixheim en 1809, mais la taille des tableaux était réduite. En revanche, en 1816, le manufacturier Joseph Dufour avait mis sur le marché un papier peint d’un genre nouveau : Psyché & Cupidon, sous-titré « tableaux-tentures en papier peint » (ill° 42. 1). Le titre ne tenait pas du hasard : en fait, au lieu d’un décor en continu comme Dufour et quelques uns de ses confrères en mettaient sur le marché depuis la fin du XVIIIe siècle, il s’agissait bien d’une série de tableaux relatant différents épisodes des aventures de Psyché, traitée il est vrai non en couleurs mais en camaïeu ; l’importante dimension des panneaux (1,82 m de haut2017) et l’aspect sculptural renforcent le sentiment que l’on est devant non pas un décor plus ou moins anecdotique mais bien une œuvre d’art.. Les différentes scènes empruntent à des œuvres majeures du baron Gérard et de Prud’hon, par ailleurs gravées. Or, si ce décor fait l’admiration générale, et suscite même l’intérêt du roi Louis XVIII, il rencontre l’hostilité des artistes qui montent une cabale contre Dufour2018. Aucun manufacturier ne pouvait oublier cet échec et ce n’est que quarante ans plus tard qu’une nouvelle tentative est faite.
L’idée semble en avoir été reprise, mais avec discrétion, par Jules Desfossé dès avant 1855 : il met sur le marché en 1852 le panoramique Rêve de bonheur (ill° 42. 2),alors même qu’il n’est que depuis peu propriétaire de l’ancienne manufacture Mader. Ce panoramique, très nouveau de conception, représente en seulement 16 lés, une série de scènes plus ou moins galantes, un peu fades, dans le genre troubadour, soigneusement découpées en tableaux successifs ; les personnages, nombreux, sont très présents, à la fois par leur action et par leur échelle plus grande qu’à l’ordinaire (70 cm de haut) ; en un mot, le paysage, raison d’être du panoramique, n’est plus ici qu’un faire-valoir pour les personnages. Enfin, le traitement, tout en teintes subtiles, est nettement pictural. En fait, le sujet, la composition comme le mode d’impression renvoient moins au panoramique qu’aux beaux-arts. Or, une lithographie publicitaire de la firme2019 nous montre quatre lés entourés d’une large bordure imitant de façon très précise un encadrement de tableau en bois sculpté et doré ; ses coins arrondis le datent bien de la période ; son n° d’ordre le renvoie aux premières années de Desfossé, avant 1855. Enfin, la dimension du panneau fait 2,40 m de haut sur 2,10 de large, soit un tableau d’importance, de la taille de ceux que l’on voit alors au Salon. Pourtant, quelle que soit l’originalité de la démarche comme sa nouveauté, on est encore loin des tentatives de 1855, puisque l’artiste qui a travaillé ici nous est inconnu2020.
Ces tentatives, Jules Desfossé a le mérite de tenter de les théoriser dans une « Note pour MM. les Présidents et membres du Jury international concernant l’établissement de Jules Desfossé, fabricant de papier peint à Paris2021 ». Il y écrit
‘En observant l’analogie qui existe entre nos procédés et les procédés de la fresque et du camaïeu, j’ai pensé que l’on pourrait arriver d’une manière satisfaisante à traduire en papier peint tous les bons morceaux de la peinture, les meilleurs conceptions des maîtres, et à cause du bon marché de nos produits, répandre dans tous les coins du monde les meilleures créations de l’art pictural. Pour faire un essai raisonnable dans une voie si difficile, il fallait un talent hardi qui fut tout à la fois dessinateur et coloriste. M. Couture, qui fut choisi, voulut bien s’associer à ma pensée, et je traitai avec lui pour une série de huit tableaux offrant successivement les contrastes du vice et de la vertu. Les deux premiers sont : les Prodigues et la Prière après le travail.’Il ajoute, à propos des Prodigues (ill° 42. 4) :
‘Un travail ainsi conçu n’est pas, on le comprend bien, une pièce faite en vue de plaire au grand public ; elle ne s’adresse pas au vulgaire, c’est un morceau composé pour aborder sérieusement une nouvelle étude et connaître sérieusement les ressources de notre industrie. Si l’on veut bien penser que ce morceau n’est qu’un premier essai, (…) on reconnaîtra que ce tableau contient tous les germes les plus précieux d’un progrès certain.’Et de conclure :
‘En associant à mes travaux industriels des noms illustres dans les beaux-arts, comme ceux de MM. Couture, Clésinger2022, Muller2023, j’ai la conscience d’avoir préparé des voies nouvelles pour le progrès, et d’avoir pu rapprocher de nouveau notre industrie de l’art dont elle tire en grande partie tout son éclat.’Le propos, pour retenu qu’il soit, n’en est pas moins clair : l’industrie, facteur de progrès, a pour ambition de mettre les chefs-d’œuvre de l’art à la portée du plus grand nombre : cette expérience est à considérer comme un essai. De son côté, en 1862, Ivan Zuber, dans une lettre2024 adressée à un membre du jury de l’Exposition de Londres montre d’une approche plus terre à terre pour justifier ses propres tableaux ; il définit de la sorte ses critères :
‘1° condition à remplir : choix de sujets gracieux de composition agréable ; accordée par tout le monde (sic)Ivan Zuber insiste par ailleurs sur la recherche de « difficultés sérieuses » qui seule permet de distinguer un fabricant de haut niveau de ses confrères. Alors que Desfossé développe son idée de mettre l’art à la portée sinon de tous, du moins d’un public plus large qu’auparavant, en faisant appel à des artistes de premier plan dans le domaine des beaux-arts, Zuber, de façon plus étroite, reste dans la logique du panoramique dont le tableau serait l’amélioration du point de vue technique et se révélerait de toute façon mieux adapté aux besoins du marché. Et de fait, la production des deux fabricants voit l’application des principes défendus : il nous manque cependant le point de vue de Délicourt qui se laisse lui aussi tenter par cette nouvelle recette.
De éléments de ce chapitre ont été utilisés dans le journal de l’exposition Art, Progrès & Industrie, MPP 2001.
Nous soulignons.
Le chiffre est totalement aberrant : peut-être s’agit-il de 1200, mais dans ce cas-là pour une partie du panoramique, dans son état de 1851.
1851, p. 21-22
Nous soulignons.
Nous soulignons
A preuve, une scène y est rajoutée à l’Exposition de 1855.
Encadrement de l’Eldorado dessiné par Georges Zipélius, 1850. Cf. Jacqué 2001, n° 84.
A la différence des panoramiques, ils ne sont pas imprimés sur un ciel sans fin.
Voir supra. Rappelons qu’à la Résidence d’Ellingen en Hte Bavière, les différents « tableaux-tentures » sont non seulement encadrés mais qu’on a imité les cordes qui les relient à la cimaise.
MPP, inv. 978 PP 5-58.
Durrant, peut-être, d’après Nouvel, un dessinateur pour le papier peint, non un « artiste ».
Exemplaire au Musée des arts décoratifs de Paris, département papiers peints.
Jean-Baptiste dit Auguste Clésinger (1814-1883) est un des sculpteurs majeurs de son époque : mais il travaille comme peintre pour Desfossé, en copiant une de ses statues.
Édouard Muller (1825-1876), créateur majeur de fleurs pour le papier peint, en particulier pour Zuber et Desfossé.
Ou un projet de lettre : seule la minute en est conservée (MPP, Z6)