Soucieux de maintenir sa réputation, Délicourt complète ses Chasses (ill° 19. 3) de 1851 par un nouveau panneau et surtout propose un tableau, le premier d’une série de quatre2025 : la Jeunesse (ill° 42. 3) 2026, dessiné par le peintre-décorateur Charles-Louis Muller (1815-1892). En choisissant ce dernier, Délicourt fait appel à un artiste réputé dans le domaine décoratif , aussi à l’aise dans les grandes compositions rhétoriques, comme celles qu’il peindra pour les plafonds du nouveau Louvre, que dans les bluettes ornementales, comme la Danse de mai. Formé dans l’atelier de Gros à l’Ecole nationale des Beaux-Arts avec Thomas Couture2027 dont il demeurera l’ami en dépit de leurs divergences de carrière, Muller est considéré comme un artiste majeur dès les années 1840 : il reçoit à deux reprises la médaille de première classe en 1848 puis en 18552028.
Le choix de Délicourt se porte sur une scène agréable et décorative, mais sans la moindre prétention morale ; telle quelle, elle charme le jury :
‘La scène se passe dans un paysage de la campagne de Rome ; trois belles jeunes filles dansent au son des musettes au milieu de groupes d’enfants occupés à des jeux de leur âge. Nous n’avons rien à dire du charme de la composition qui appartient tout entière à M. Muller, et qui possède les brillantes qualités de cet éminent artiste.’Comme Muller est peintre et, manifestement, n’a aucune expérience du papier peint, Délicourt lui adjoint un spécialiste chevronné, capable de transcrire sa peinture, avec tous ses tons traités en dégradé, en un motif fait d’aplats, imprimables à la planche : Auguste Dussauce (1815-1892). Ce dernier utilise pour l’occasion une technique nouvelle dont il s’est expliqué dans un article du Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale 2029. Il constate que la technique traditionnelle de gravure et d’impression ignorait les tons rompus tout comme l’influence réciproque des couleurs l’une sur l’autre, telle que l’avait démontrée en 1839 Chevreul dans sa loi du contraste simultané des couleurs2030. Il en tire les conséquences suivantes :
‘Si j’exécute un groupe de fleurs, au lieu de faire les roses avec des tons roses seulement (…), je romps la monotonie générale et la crudité en faisant jouer les tons les uns sur les autres, je donne de la légèreté aux roses avec des gris (…) ; il en résulte un ensemble général des plus harmonieux. Par l’ancien système, pour arriver au même résultat, il aurait fallu le double de tons, de planches, de gravures et de main-d’œuvre. ’De fait, quand il s’agit par exemple de réaliser un visage, les roses se combinent ici aux gris, de façon neuve. Par ailleurs, il remplace le système traditionnel de hachures par de larges touches : « il en est résulté une grande perfection dans l’ouvrage, une économie de 200 pour 100 dans la main-d’œuvre en général ». Ce qui satisfait le jury, sensible à la douceur de tons qui caractérise l’ensemble, loin des heurts colorés caractéristiques de la manière traditionnelle :
‘Quant à l’œuvre (de Délicourt), elle est des plus remarquables, et le mérite que présente la reproduction d’une œuvre aussi importante est au-dessus de tout éloge.Le jury n’oublie pas Dussauce, il lui décerne une médaille de 1ère classe comme décorateur et il reçoit la Légion d’honneur :
‘L’industrie du papier peint (lui) est redevable en grande partie des progrès accomplis dans ces dernières années, de l’avis même de tous les notables fabricants auxquels M. Dussauce n’a pas cessé, depuis trente cinq ans, d’apporter le concours de son expérience2031. ’Notons enfin que Délicourt a su résoudre d’autres problèmes techniques : sa Jeunesse est le plus grand panneau réalisé jusqu’alors en papier peint, avec 2,60 m de côté, en deux feuilles collées ensemble avant impression. Comment dans ces conditions l’imprimer, alors qu’une table à levier traditionnelle devient quasi impossible à utiliser ? Nous l’ignorons, mais Délicourt, vieux routier du papier peint de luxe, a su trouver la solution. La manufacture déclare cependant par ailleurs 1200 planches, ce qui semble aussi énorme qu’aberrant au vu de la taille du panneau et de la technique utilisée par Dussauce.
Aux yeux du jury, Délicourt l’emporte : « un résultat absolu, complet, dans lequel M. Délicourt a atteint les limites de la perfection », ce qui lui vaut logiquement la plus haute récompense dans sa classe, la grande médaille d’honneur.
L’œuvre arrive sur le marché à 150 francs-or d’après Ivan Zuber2032, ce qui en fait un produit de prix élevé, au moins autant qu’un panoramique. L’exemplaire conservé au MPP2033 possède un encadrement doré très soigné, traité en trompe-l’œil, tout à fait comparable aux encadrements des peintures de l’époque, ce qui assimile clairement le papier peint à une peinture, et le fait changer totalement de statut. On imagine facilement un tel tableau dans le foyer d’un théâtre où il pouvait remplacer avantageusement le travail d’un tâcheron de la décoration : mais malheureusement, jusqu’à présent, aucun exemplaire n’en a été retrouvé en place.
Aux dires du Jury ; les autres sont la Richesse, la Beauté, la Bonté ; ils ne verront pas le jour.
La Jeunesse, h. 2,60 m, l. 2,60 m en deux feuilles collées ensemble; 1200 planches ( ?); 150 francs.
Qui travaille au même moment pour le rival de Délicourt, Jules Desfossé.
Par la suite, chevalier puis officier de la Légion d’honneur, membre de l’Institut en 1864, il prend la direction des Gobelins et décore la Salle des États au Louvre sous le Second Empire.
« Papiers peints : notice sur le papier peint sous le rapport artistique », 53e année, deuxième série, n° 2, janvier 1854.
Chevreul est d’ailleurs curieusement présent sur le stand de Délicourt, d’après la liste des exposants : « 8073 Délicourt & Cie, à Paris, r. de Charenton, 155 et 157.- Papiers peints pour tentures et décoration.- Album du contraste simultané des couleurs ».
Jury de la 24e classe, p. 484.
MPP Z6.
En provenance de la collection Follot..