3.5.2.2. Les tentatives de Jules Desfossé : « J’ai voulu aborder la figure humaine »

Jules Desfossé va se révéler moins chanceux, en ne gagnant qu’une simple médaille de première classe, alors même qu’il présente lui aussi des tableaux, mais il est vrai, son choix se veut radicalement différent. Desfossé, formé comme Délicourt chez Mader a racheté cette entreprise en 1851, trop tard pour figurer sous son nom à Londres. Il veut manifestement profiter de l’opportunité de l’Exposition de 1855 pour s’affirmer2034. Pour ce faire, il met sur pied un somptueux stand2035 lors de l’Exposition dans le cadre du Panorama des jardins des Champs-Élysées. Un décor floral, le Jardin d’Armide 2036 d’Edouard Müller, est encadré de deux tableaux, les Prodigues (ill° 42. 4) de Thomas Couture et l’Automne d’Auguste Clésinger : tous deux sont conçus pour s’intégrer à un cycle iconographique consacré aux Vices et aux Vertus, mais Desfossé, évidemment pas par hasard, a décidé de remettre à plus tard les vertus2037. Pour créer Les Prodigues, il fait appel à Thomas Couture2038, peintre alors très célébré qui a connu la gloire en 1847 avec les Romains de la décadence 2039 Ce thème de la décadence de son époque, transposé dans ce cas dans un cadre historique, hantait l’artiste : il fit d’ailleurs ses débuts au salon de 1840 avec Un jeune Vénitien après une orgie. Il peut apparaître étrange non pas que Desfossé fasse appel à Couture, peintre au talent unanimement célébré, mais lui commande (ou accepte) les Prodigues qui reprennent le thème sulfureux de la décadence et ne cherchent plus, cette fois-ci, à se déguiser sous un masque historique2040. Rappelons que le papier peint, depuis son origine, pour des raisons de décence liées à son marché, a toujours fait l’impasse sur la sexualité : même le Renaud & Armide (ill° 15. 3) de Dufour théâtralise fortement les rapports amoureux des deux personnages2041, fussent-ils du domaine de la fable. Rien de tel ici, la scène est contemporaine et les viveurs qui visitent l’exposition peuvent s’y reconnaître tout comme ils peuvent aussi reconnaître les charmes vénaux de la comédienne Alice Ozy et le décor d’un des cabinets particuliers de la Maison dorée, sur le boulevard des Italiens. Jules Desfossé décrit d’ailleurs franchement la scène au jury :

‘Ce tableau (…) représente des personnages attablés après une nuit d’orgie, à l’instant où la lumière du jour commence à lutter avec l’éclat des bougies à demi éteintes ; le personnage principal regarde d’un œil incertain l’avilissant spectacle que lui offre la vue de ses compagnons…’

Il omet seulement de mentionner que cela se passe après un des fameux bals de Carnaval de l’Opéra : mais les déguisements rendent évidente la chose pour tous les spectateurs. Nous possédons d’ailleurs de nombreux témoignages littéraires et artistiques souvent bien plus crus2042. Pourtant, ce qu’ignorent sans doute les spectateurs, c’est qu’au lieu de distancer la scène – et donc son propos sur la décadence -, Couture l’a intériorisée : le Pierrot, c’est lui, et le personnage allongé au pied de la table n’est autre que son élève Anselm Feuerbach (1829-1890)2043 appelé, lui aussi, à une belle notoriété dans son pays.

Autre originalité du travail de Couture : il crée spécialement une œuvre qui n’est pas présentée par ailleurs2044. C’est sans doute la raison pour laquelle les Prodigues sont le seul « tableau » signé : « Manufacture de papiers peints J. Desfossé d’après Th. Couture ». Cette œuvre sert de base à la gravure sous l’autorité de Durrant qui joue auprès de Desfossé le même rôle que Dussauce chez Délicourt.

A côté des Prodigues, Desfossé présente l’Automne de Clésinger, qui reprend la pose lascive de sa statue Femme piquée par un serpent très remarquée au salon de 1847, en même temps que les Romains de la décadence : il se contente de l’intégrer à un décor de parc de façon à oublier le serpent et pour faire davantage songer à une Bacchante : Desfossé reste dans le même registre aussi peu « vertueux ».

Il en est de même du Jardin d’Armide : de prime abord, il rappelle les décors floraux qui s’affirment alors dans le papier peint2045 ; qui plus est, Desfossé a fait ici appel non pas à un « artiste » mais à un célèbre dessinateur de papier peint, Édouard Müller (1823-1876), spécialiste renommé de la fleur qu’il pratique depuis 1840, chez J. Zuber & Cie d’abord, puis dans le cadre d’ateliers. Ce qui pourrait paraître joliment anodin ne l’est aucunement, comme l’a montré Odile Nouvel2046 : on ne saurait oublier qu’Armide l’enchanteresse a su, grâce à ses charmes, attirer dans ses rets Renaud pour mieux le tuer. Du moins, le spectateur peut-il oublier le titre pour ne voir qu’une Flore (celle de Pradier) dans un jardin généreux. Et de toute façon, Müller ne saurait prétendre au même discours moral qu’un Couture ou un Clésinger.

Face à ces œuvres, les réactions sont diverses, mais négatives de la part des critiques d’art, ce qui n’est pas pour étonner. C.-E. Clerget résume assez bien le parti général :

‘C’est une erreur de demander à une industrie plus ou autre chose que ce qu’elle peut donner : faire des tableaux en papiers peints c’est un tour de force peut-être, mais le résultat est un produit qui est tout à la fois une mauvaise décoration et un mauvais tableau 2047.’

En 1862 encore, J. Zuber reprend cette idée de façon implicite dans sa note destinée aux membres du jury de l’Exposition de Londres : il écrit alors

‘Bien loin de vouloir engager une lutte stérile et impossible avec la gr(ande) peinture d’art, nous n’avons eu d’autre but que d’offrir des sujets gracieux et agréables propres à de jolies décorations de salle à manger, de salons de campagne, de salles de billard etc2048.’

D’un point de vue matériel, par ailleurs, les Prodigues se révèlent invendables2049 : comme le prédisait l’ornemaniste Clerget :

‘Quand vous aurez placé quelques reproductions de ces orgies dans un certain nombre de cabinets particuliers de restaurants en renom, que ferez-vous de vos planches ? Du bois à brûler, rien de plus. Restera le regret d’avoir dépensé, pour un mince résultat, beaucoup d’argent, de temps et de talent (…)’

Clerget a raison2050 : Couture est réputé avoir touché 20 000 francs pour les Prodigues, une très grosse somme qui témoigne de sa notoriété2051 ; le prix de vente est de 50 francs, ce qui met l’œuvre à un prix abordable pour n’importe quel notable : à condition qu’il n’hésite pas à franchir la barrière de la décence… Et Fauconnier assure que l’œuvre « ne se vendit pas bien » alors même qu’il ne s’en fit qu’un seul tirage (sans doute 100 ou 150 exemplaires2052). Il est clair que Desfossé n’a pu rentrer dans ses frais.

Le Jury, on ne saurait en être surpris, ne se montre pas encourageant : il ne lui attribue qu’une médaille de première classe tout en insistant cependant sur l’originalité de la démarche :

‘Ces tentatives hardies ne sont encore qu’à l’état d’essais, et, si les résultats ne sont pas aussi complets qu’on aurait le droit de l’espérer, le Jury n’en a pas moins tenu compte à M. Desfossé de l’initiative qu’il a su prendre d’une manière aussi intelligente2053.’

En revanche, le Rapport est moins amène quand il déclare « (M. Desfossé) doit veiller à mieux choisir, sinon ses artistes, du moins ses sujets ». Et il n’encourage pas « l’habile fabricant à poursuivre cette voie quelque peu scabreuse »… Les choses sont dites et clairement dites. Desfossé n’en a sans doute cure : on a parlé de lui et abondamment, c’est l’essentiel, sa notoriété est désormais affirmée, prête à s’épanouir dans les décennies à venir : d’ailleurs, à l’Exposition de 1867, à peine douze ans plus tard, Desfossé fait partie de la Commission impériale de l’Exposition. Le soufre s’est volatilisé…

Notes
2034.

Le Rêve de bonheur de 1852 ne semble pas avoir été une réussite commerciale : peu d’exemplaires en sont conservés.

2035.

Voir le catalogue Thomas Couture, Souper à la Maison d’or, Jules Desfossé, Musée de l’hôtel de Vermandois, Senlis, décembre 1998 – mars 1999.

2036.

Catalogue Le Second Empire, Paris, Grand Palais, avril-juilet 1979, n° II-16, p. 92-93

2037.

La Prière de Couture sera présentée à l’Exposition de Londres de 1862.

2038.

Peut-être rencontré par l’intermédiaire de Charles-Louis Muller chez Délicourt, selon Véronique de la Hougue, Senlis 1998.

2039.

Actuellement présentée au Musée d’Orsay.

2040.

Et n’est pas sans rappeler par son sujet. 12 ans auparavant, la non moins sulfureuse Olympia de 1867 : Manet est, comme Feuerbach, alors élève de Couture. 

2041.

Comme le remarque Odile Nouvel, Nouvel 1990, p. 130.

2042.

Les Goncourt en particulier nous laissent dans leur Journal du mois de novembre 1852 une description d’un réalisme violent d’une orgie de ce type dans le « cabinet n° 7 de la Maison d’or ».

2043.

Cette présence de Feuerbach est ici essentielle par rapport à sa carrière : Feuerbach travaille chez Couture de novembre 1853 à avril 1854 ; les Romains de la Décadence, avec leur double côté apollinien et dionysiaque, sont appelés à fortement influencer sa création ; qu’il soit entré dans le jeu en participant aux Prodigues comme acteur (il adorait d’ailleurs se déguiser) et sans doute comme peintre, lui a ouvert des portes que son œuvre va exploiter ; des autoportraits de cette période (Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe) montrent combien il est ici ressemblant. Cf. Kupfer, 1993.

2044.

Le tableau original, conservé jusqu’à une date récente au Musée des Beaux-Arts de Vancouver, n’a pas été vendu du vivant de l’artiste.

2045.

et dont Desfossé, en collaboration avec Müller est un des promoteurs : il met par exemple sur le marché en 1853 le Jardin d’hiver. Cf. Jacqué, Versailles chez soi, 2000, p. 35.

2046.

Catalogue L’art en France sous le Second Empire, Paris 1979, p. 92-93.

2047.

Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1855, n° 13, p. 463.

2048.

MPP, Z6.

2049.

Cf. Fauconnier (E.-A.) Notes sur les Desfossé 1935-6 (notes manuscrites, département des papiers peints, MAD, Paris), p. 2..)

2050.

Un exemplaire trônait cependant au-dessus de la cheminée du salon de Lygrove près de Badminton avant 1988 (publicité Christie’ s, septembre 1988).

2051.

Cf. Gorges (Édouard) Revue de l’Exposition universelle, Paris, 1855, p. 198-201. A titre de comparaison, en 1856, la Source d’Ingres, après des enchères disputées, est payée 25000 francs, Tout l’œuvre peint d’Ingres, Paris 1971, n° 155, p. 115.

2052.

La manufacture en conservait de nombreux exemplaires invendus entrés au Musée des arts décoratifs de Paris avec le fonds Leroy.

2053.

Jury ? ? ? p. 484.