A l’Exposition de 1855, Jean Zuber & Cie présente deux (ou peut-être trois) panneaux des Zones terrestres (ill° 40) : la descente d’un troupeau de l’alpage dans les Alpes suisses, la scène particulièrement spectaculaire de la mer polaire et la partie tropicale du même panoramique, à moins qu’il ne s’agisse d’une partie de l’Eldorado que le jury désigne sous le titre de « paysage oriental » : « trois pièces capitales » aux yeux du jury qui lui décerne, unanime, la (simple) médaille d’honneur car ses produits placent la manufacture alsacienne « à l’un des premiers rangs dans l’industrie des papiers peints ». Déjà devancée (à une voix) par Délicourt en 1851, la manufacture se maintient, ulcérée, au second rang derrière le même confrère.
Il est vrai qu’à la différence de Délicourt et de Desfossé, elle est restée dans son domaine traditionnel, le panoramique, même si elle propose avec les Zones, la Mer glaciale (ill° 40. 2) en particulier, une vision neuve, à la limite du fantastique, peut-être de façon inconsciente. Le traitement très pictural, avec ses reflets dans la mer, ses nuances dans les icebergs, rejoint les tableaux, tout comme le décor qui l’encadre, le Décor bananier (ill° 40. 3), une étonnante création de Wagner. Pourtant, plus que jamais, depuis Isola Bella (ill° 38), la figure humaine est absente, au profit d’une nature où, certes, l’homme se devine comme facteur de progrès susceptible de transformer la nature, fût-elle ingrate (le bateau présent dans la mer polaire, les bergers que l’on devine derrière le troupeau) : mais Zuber n’a pas jugé bon de le représenter, tout comme, à la différence de ses principaux concurrents, il a préféré la peinture de paysage à la peinture d’histoire ou de genre.
Pas de tableau donc : pourtant, ce panoramique est bien le dernier de la manufacture, à l’exception d’un banal Paysage japonais (ill° 41), dans la tradition des papiers peints chinois, dessiné par l’ornemaniste Potterlet en 1861. Reprenant la démarche de ses devanciers, il va se lancer à son tour dans le tableau, mais de façon différente, en programmant dès 1859 cinq réalisations majeures, mises sur le marché entre 1861 et 1863, des dates qui ne sont pas indifférentes puisqu’elles encadrent celle de l’Exposition de Londres de 1862 :
‘N° 5300 : le Berger (ou les moutons) de Robert Eberle2054Tout comme l’a fait Desfossé en son temps, Zuber s’explique sur ses choix au moment du l’Exposition, mais nous ignorons si cette note du printemps 1862, dont une minute est conservée2060, a été imprimée :
‘Des paysages exécutés dans une décoration boiserie composent la partie principale de n(otre) exposition, ces productions ont tellement attiré l’attention générale qu’il a surgi bien des appréciations erronées qui nécessitent de n(otre) part q(uel)q(ues) explications.Les arguments très pragmatiques de Zuber confortent ses choix, liés sans doute à l’échec commercial des tableaux de Desfossé et Délicourt, mais aussi à la volonté d’emporter une médaille de première importance. Pour ce faire, la manufacture présente non ses cinq tableaux, mais deux exemplaires représentatifs : la Vigie de Koat-Ven et les Chèvres des Alpes. En fait, ces deux panneaux représentent bien les deux tendances qu’il a choisies.
D’une part, la Vigie (ill° 42. 5)qui recadre en hauteur un tableau d’Auguste Jugelet, un peintre de marine (Brest 1805 – Rouen 1874) qui expose régulièrement au Salon depuis 1831, mais sans emporter de médaille notable (3e classe en 1836). Sa Vigie, présentée au Salon de 1859 sous le titre de la vigie de Coatven (côtes de Bretagne) a été achetée par l’Etat et déposée en 1860 au Musée de Rochefort2061. Elle s’inspire, pour le titre et pour son ambiance dramatique, d’un roman du même titre d’Eugène Süe : une pure jeune fille, pauvre mais de noble lignée, est conviée à une fête dans la Vigie, où, séduite par un libertin, elle va perdre son honneur… Zuber, qui a sans doute vu l’œuvre au Salon, travaille avec le peintre qui vient à plusieurs reprises à Rixheim de façon à réaliser une copie de l’œuvre en hauteur2062 ; Eugène Ehrmann, le principal dessinateur de la maison, en réalise une version destinée à la gravure2063. Le résultat est fascinant dans la mesure où tout le savoir-faire de la manufacture, le travail des fonds en particulier, a été exploité : la matité du papier peint, l’utilisation virtuose de la technique de l’irisé, spécialement dans l’eau, et la dimension du panneau (h. 2,20 m, l. 1,80 m), plus grande que l’original, donnent à l’œuvre une présence particulière et, au-delà d’Eugène Süe, une puissance impressionnante aux résonances véritablement hugoliennes.
Les Chèvres des Alpes (ill° 42. 6) se réfèrent à un tout autre registre : Zuber a fait travailler le peintre badois, installé à Munich, Robert Eberle2064 (Meersburg 1815 - Ebersing près Munich 1860) ; c’est un spécialiste reconnu dans le domaine germanique de la peinture animalière, qu’il traite dans un cadre dramatique, à la différence de sa contemporaine française Rosa Bonheur qui préfère un mode de représentation dans la tradition bucolique à la hollandaise : il aime en particulier peindre ses troupeaux dans les Alpes2065, un choix loin de déplaire aux Zuber qui sont amoureux des paysages suisses, ils possèdent d’ailleurs une résidence sur le lac des Quatre Cantons. Nous ignorons comment Zuber a connu Eberle, mais sa notoriété est alors suffisante pour que sa renommée parvienne aux oreilles de la manufacture2066. Ivan Zuber et Eugène Ehrmann se rendent dès 1859 à Munich où il réside pour choisir les thèmes tandis que Robert Eberle vient à Rixheim peu de temps avant sa mort, sans doute pour surveiller le travail de transposition2067. Le tableau original est payé 940 francs, auxquels s’ajoutent les frais de voyage d’Eberle2068. Ehrmann transpose l’œuvre pour le papier peint pour 700 francs2069. La gravure des planches se monte à 809 francs auxquels s’ajoutent la mise sur bois et le coût de ce dernier2070.
Dans le cas des Chèvres, la scène somme toute banale du troupeau rassemblé autour de sa bergère se détache sur un sublime panorama alpin vu dans la lumière parfaitement limpide du petit matin, au-dessus des brumes de la vallée. On peut rapprocher cette vision de celle que tout romantique allait admirer aux aurores au Rigi-Kulm, pour confronter son moi à cet « ensemble prodigieux de choses harmonieuses et magnifiques pleines de la grandeur de Dieu 2071». On songe naturellement aussi à ces vues alpines cristallines d’un Alexandre Calame (1810-1864), collectionné par la famille Zuber2072 et très apprécié de l’école de paysage munichoise. Étonnamment, tout cela réussit à passer dans le papier peint, et si le troupeau de chèvres reste trivial, la montagne possède une réelle force d’émotion. Une telle vision ne pouvait qu’enthousiasmer les visiteurs de l’Exposition de Londres : les Anglais ne fournissaient-ils pas les bataillons les plus nombreux de touristes à l’assaut des Alpes ?
Ils sont d’ailleurs enthousiastes, fussent-ils critiques : Auguste Luchet résume assez bien l’opinion générale ; en 1862, les critiques sont las des tentatives « artistiques » du papier peint, mais…
‘Certainement, et je l’ai dit ici et ailleurs, je n’ai qu’une admiration très-modérée pour les efforts tentés par cette industrie contre la peinture véritable. Des teintes plates, machinalement imprimées par une planche aveuglément aidée de dix mille autres, ne vaudront jamais le relief vivant du pinceau. C’est là je crois, une lutte sans valeur artistique, sans intérêt et sans avantage.Luchet en oublie la Prière de Couture pour Desfossé présentée à la même Exposition : elle fait pourtant l’admiration des délégués ouvriers2075 qui ne retiennent chez Zuber (ce qui n’est pas peu pour un regard professionnel) que les nuages « d’un effet magnifique ». Le Jury n’attribue cependant à la manufacture de Rixheim que la Prize medal, tout comme en 1851. Mais, en revanche, en 1867, L’Orage, alors présenté, rencontre un succès total, en particulier auprès des ouvriers imprimeurs2076. Sur le plan de la vente, mises sur le marché à 50 francs, les Chèvres sont imprimées à 150 exemplaires en 1862-63 puis à 100 en 1873. La Vigie qui est au même prix, ne connaîtra qu’une édition de 150 exemplaires.
N’oublions cependant pas que ces tableaux s’intègrent à une série de cinq. Il semble bien que Zuber ait joué sur l’effet de paire : à la tumultueuse Vigie, s’oppose du même Jugelet de pâles Côtes de Gênes 2077, au paysage serein des Chèvresrépond l’Orage 2078 auquel Eberle fait s’affronter un troupeau de vaches et son berger. Quant aux Moutons connus aussi sous le nom de Berger, Eberle y retrouve sa vision paisible avec de superbes nuances rosées de lumière vespérale : mais c’est d’abord une extraordinaire réussite technique puisque le panneau fait 1,94 m de haut sur 2,94 m de long en une seule feuille, le plus grand panneau de papier jamais imprimé2079, ce qui a dû poser des problèmes d’impression d’une rare complexité2080.
Si, à la différence de ses concurrents, Zuber obtient la réussite matérielle en rentrant largement dans ses fonds, il ne poursuit pourtant pas dans ce domaine au-delà de cinq tableaux : les rééditions seront d’ailleurs longues à épuiser, jusqu’aux années 1890. Le tableau n’est pas amené à rencontrer le succès du panoramique.
Le Berger ou les Moutons, Robert Eberlé, h. 1,94 m, l. 2,94 m, en une feuille, 325 planches, 60 francs.
Les Chèvres des Alpes, Robert Eberle, h. 2,20 m, l. 1,79 m, en une feuille, 234 planches, 50 francs.
L’Orage, Robert Eberle, h. 2,20 m, l. 1, 79 m, en une seule feuille, 193 planches, 50 francs.
La Vigie de Koat-Ven, Auguste Jugelet, h. 2,20 m, l. 1,79 m, en une seule feuille, 195 planches, 50 francs.
Les Côtes de Gênes, Auguste Jugelet, , h. 2,20 m, l. 1,79 m, en ne seule feuille, 218 planches, 50 francs
Un tableau supplémentaire avait été prévu : en 1869 apparaît à l’inventaire un « Tableau de Mr Niederhausen & grand paysage peint p/ M. Ehrmann 500 (francs) » ; il est précisé en 1873 qu’il s’agit d’un « paysage à chevreuils, peinture en grand d’E.E. original de Mr de Niederhausen ».
MPP, archives Zuber, Z6
Musée de Rochefort, n° 117, h. 0,71 m , l. 1,13 m.
Ce qui reviendra à 1000 francs, déplacements compris ; l’original sera cédé à Eugène Ehrmann (Z10, détails d’inventaire).
Pour 600 francs.
Cf. Horst (Ludwig) Münchner Malerei in 19. Jhdt, München, 1978, p. 86-87, catalogue d’exposition Münchener Landschaft Malerei, 1800-1850, Lenbachhaus, Munich, 1979, p. 435, Beckmanns Lexikon der Münchner Kunst : Münchner Maler in 19. Jhdt, Munich, 1981, vol. 1.
Cf. Heimkehr von der Alm, Staatliche Galerie, Karlruhe.
Qui plus est Frédéric Zuber, est amateur et collectionneur d’art.
Z10 (années 1859 et 1860).
Les Moutons sont payés 940 francs et l’Orage 890 francs. Les originaux seront rachetés par Ivan et Émile Zuber.
1200 pour les Moutons et 700 pour l’Orage.
Estimé globalement.
Hugo, Alpes, ouvrage posthume, Paris, 1890. On trouvera de nombreuses autres descriptions dans Reichler (Claude) et Ruffieux (Roland) Le voyage en Suisse, Paris 1998.
Frédéric l’appréciait fort et en possédait deux œuvres.
C’est nous qui soulignons.
Le Monde illustré, , 3 octobre 1863, p. 222. Dans la même revue, à la date du 15 septembre 1862, paraît un article qui relate le fait suivant : « La commission de classement s’obstinait à renvoyer (les tableaux de Zuber) aux Beaux-Arts, voulant absolument que ces papiers fussent des tableaux. (…) Il est vrai que les cadres aidaient à l’illusion ».
Rapports des délégués des ouvriers parisiens à l’exposition de Londres en 1862, Paris, 1862-64, p. 417-418.
Voir infra.
Une édition de 130 exemplaires.
Une édition de 170 exemplaires, complétées par une seconde de 100 en 1883.
54 cm de plus que la Jeunesse.
Une édition de 100 exemplaires en 1862-63, puis une nouvelle édition de 140 en 1868.