3.6.3. Dessinateurs et motifs de décors

Une question reste entière dans l’état actuel de nos connaissances : quels sont les créateurs de ces produits ? Quelques noms surnagent et reviennent inlassablement d’une manufacture à l’autre puisqu’elles ne s’attachent généralement pas un dessinateur particulier dans ce domaine2143 : Zipélius2144, Potterlet2145, Müller2146, Wagner2147, Dumont2148... A la différence des dessinateurs de panoramique, ils passent d’une manufacture à l’autre, au gré des offres. Tous ces dessinateurs sont apparemment de très grands noms de la profession et, à la lecture des rares courriers que la manufacture de Rixheim a échangés avec eux2149, certains ont un comportement de diva ; les échanges de la manufacture avec Wagner en sont un bon exemple : elle multiplie les circonlocutions pour lui réclamer le respect des délais, mais comme son travail est particulièrement prisé par nombre de confrères, il est exclu de le brusquer, comme c’était le cas par exemple avec le dessinateur de panoramique Deltil. En même temps, la plupart de ces créateurs ne restent guère plus que des noms auxquels il est difficile d’attribuer un style particulier, alors même que chaque manufacture marque de sa patte sa production par son style de gravure et son traitement de la couleur.

Les modes de fabrication2150 ne diffèrent pas de ceux qui sont utilisés pour la production des papiers peints panoramiques : même raffinement dans l’impression, car il s’agit d’un produit de grande qualité, souvent présenté aux Expositions ; l’impression subtile du Décor néo-grec de Desfossé & Karth en 1862 en est un bon exemple. L’usage de rehauts d’or y est fréquent, que ce soit pour accentuer l’effet de richesse ou pour jouer sur l’accroche de la lumière afin d’accroître l’impression de troisième dimension.

Quant à l’inspiration, elle traduit à merveille l’histoire de l’ornement au XIXe siècle. On sent chez ces créateurs une parfaite maîtrise du vocabulaire et de la syntaxe de ce domaine de façon à renouveler la décoration d’un mur. Les décors antérieurs aux années 1835 puisent dans le néoclassicisme en combinant grecques, palmettes, vases, coupes et arabesques, mais la rupture s’annonce à la fin des années 1830 : un Décor Watteau chez Mader en 1836, un Décor Louis XV à Rixheim en 1838 et un Décor roccaille (sic) en 1839 chez Délicourt ; le style Louis XV poursuit sa carrière avec succès dans les années 40 avec un traitement de la rocaille qui étonne par sa fermeté, la puissance de son rythme. L’autre inspiration majeure, c’est le style de la Renaissance que l’on rencontre avec profusion d’un manufacturier à l’autre : le seul Délicourt édite neuf décors de ce style entre 1839 et 1848 ; plus ou moins élaborés, ils combinent ce qu’ont transmis les ornemanistes de la fin du XVIe siècle et de la première moitié du XVIIe siècle ; le chef-d’œuvre du genre, nous le devons au dessinateur Wagner et à la manufacture Lapeyre avec le Décor Chasse & P êche de 18392151. Curieusement, en pleine flambée néogothique, peu de chose ; le néogothique est loin d’avoir l’impact dans ce domaine qu’il a dans d’autres arts décoratifs, son caractère religieux représentant sans doute un frein à son expansion sur le mur, en France au moins. De même, si l’élément floral est présent, c’est pour se combiner avec les différents styles d’ornement (Décor Renaissance avec fleurs, par exemple chez Délicourt vers 1845) mais pas pour donner naissance à un jardin ou à une pergola : il est vrai pourtant que le panoramique Isola Bella apparaît dans le livre de gravure de la manufacture comme « décor » : les frontières ne sont pas toujours évidentes et le vocabulaire manque de rigueur. L’Orient, en dépit de l’ouvrage d’Owen Jones sur l’Alhambra (1842-45), ne se montre guère qu’avec un Décor Alhambra en 1842 à Rixheim (ill° 38. 3).

Le style définit l’encadrement ; quant à l’iconographie retenue pour les panneaux, elle reprend les vieux schémas susceptibles de variantes, sans créativité notable : les sciences, les arts libéraux, les âges de la vie, les neuf muses, les cinq sens et même… Les trois baisers, style Renaissance! Le Décor historique, style Renaissance (ill° 44. 1)de Délicourt (1838) associe Charles VII et Agnès Sorel, Henri II et Diane de Poitiers sans grand souci de vérité, en particulier du point de vue de la chronologie et des costumes.

Avec le Second Empire, on assiste à une véritable déferlante d’ornements dont l’inspiration plonge d’abord dans le riche vivier des Louis, plutôt Louis XIV et XV dans les années 50, plutôt Louis XVI dans les années 1860 : encore qu’il ne s’agisse le plus souvent que d’une appellation, vu l’éclectisme de l’époque et le peu de précision historique des manufacturiers. Cette absence de vérité historique est généralement flagrante : il n’est que de regarder côte à côte les lithographies des différents décors réputés Louis XVI pour s’en rendre compte. Le nom utilisé en titre est d’abord là pour créer dans le cerveau du client un jeu de réminiscences bien plus que pour jouer la carte de l’authenticité : les dessinateurs manient avec talent l’ornement et créent à partir de références, beaucoup plus qu’ils ne reproduisent des ornements dans un esprit historique.

Les décors à fleurs s’imposent, en particulier chez J. Desfossé, avec le fastueux Jardin d’Armide de 1855 mais aussi, dès 1853, le Jardin d’hiver puis la Galerie de Flore de 1856, le Décor Jardinière (ill° 44. 2) de 1857. La fleur s’insinue partout : bouquet ou paniers sur les panneaux, guirlandes en encadrement. A côté de la flore de nos jardins s’en impose une autre, plus lointaine, comme celle du Décor Plantes exotiques de Délicourt de 1856 : c’est l’époque où dans les intérieurs les plus somptueux, on installe des jardins d’hiver et, à défaut d’un jardin réel, le décor peut l’évoquer. L’inspiration Renaissance recule temporairement alors que l’on assiste à un net retour de l’Antiquité, sensible lors de l’Exposition de Paris de 1867, à mettre en rapport avec les travaux sur la polychromie des monuments antiques, fort goûtée à l’École des Beaux-Arts. Pratiquement rien d’oriental, en revanche. Les thèmes iconographiques des panneaux ne connaissent aucun renouvellement notable et semblent même se rétrécir de plus en plus aux Quatre saisons.

Mais à dire vrai, et surtout pour les décors conçus en série dans les années 1850, quel que soit leur titre, rien ne ressemble plus à un décor qu’un autre décor ; il n’y a pratiquement aucune différence notable entre le Décor Renaissance italienne, le Décor Gabrielle d’Estrées et le Décor Dieterlin : même schéma de base, mêmes proportions liées à la standardisation du produit mais aussi à celle de l’habitat. Une comparaison s’impose, celle que l’on peut faire avec les façades des immeubles de rapport du Paris d’Haussmann, à la fois si semblables dans l’aspect général et si différentes dans le détail.

La manufacture de Rixheim, toujours très sensible à la représentation de la nature, innove de façon tardive avec le Décor Verandah en 1874 et le Décor grille à verdure en 1876.

Notes
2143.

Le domaine du dessinateur industriel reste presque entièrement à étudier.

2144.

Georges Zipélius 1808-1890 : nous l’avons rencontré précédemment comme un des principaux fournisseurs de dessin de Rixheim.

2145.

Victor Potterlet (1811-1889) est un des dessinateurs d’ornement majeurs du XIXe siècle ; il a travaillé pratiquement pour toutes les grandes manufactures : Balin, Dauptain, Délicourt & Cie, Jules Desfossé, Dumas, Gillou et Sevestre.

2146.

Édouard Müller (1825-1876) est le grand spécialiste de la fleur dans les décors : il travaille pour J. Zuber & Cie et Jules Desfossé.

2147.

Charles Wagner est le plus inconnu des dessinateurs majeurs ; alors qu’il a travaillé pour toutes les grandes manufactures, dessiné les meilleurs décors de son époque, nous ignorons pratiquement tout de lui et nous ne possédons aucune monographie à son propos ; cf. Nouvel-Kammerer, 1991, p. 534 et Catalogue de l’exposition Thomas Couture, Souper à la Maison d’or, Jules Desfossé, Musée de Senlis, 1998, p. 27. Son activité est attestée (sans doute avec son fils après 1853) de 1839 à 1879.

2148.

Victor Dumont (1829-1913) a travaillé pour toutes les grandes manufactures et ses décors ont obtenu 3 médailles d’or à l’Exposition de Paris en 1867.

2149.

MPP Z 104 et 105, malheureusement extrêmement difficiles à lire.

2150.

Cf. Jacqué 1991.

2151.

Nouvel-Kammerer (Odile) Décor Chasse & Pêche, Catalogue Un âge d’or des arts décoratifs 1814-1848, Grand Palais, Paris, 1991, n°184.