3.6.5. La pose : un rare exemple conservé in situ

Les poseurs semblent être des professionnels doués mais nous n’avons pas de trace de leur activité. Aux États-Unis, on trouve à l’occasion des « paperhangers » qui proposent leurs services pour une pose normale mais aussi pour une pose "plain and fancy" ou "plain and ornamental2155". Les capacités sont ici liées à un apprentissage plus poussé.

Un exemple, parvenu jusqu’à nous, nous donne davantage de renseignements sur leur travail : le décor du salon de la Maison d’Alt à Fribourg en Suisse (ill° 44. 1b).

A compter du printemps 1836, le baron Louis François Alfred d’Alt (1810 - 1864), un riche notable du canton, fait reconstruire sa maison de famille sur la place de l’hôtel de ville de Fribourg d’après les plans de l’architecte lausannois Henri Perregaux, peut-être influencé par le Père Grégoire Girard, célèbre pédagogue local : “la maison d’Alt que l’on rebâtit formera bientôt un des principaux ornemens de la ville”2156. En place d’un « ancien manoir à tourelles2157 » est bâti un édifice moderne, de facture néoclassique, avec quelques souvenirs palladiens. Sa façade, d’une ampleur impressionnante, présente de part & d’autre d’un pavillon central en avant-corps, deux ailes à cinq axes sur trois niveaux, reposant sur un ample soubassement. Il s’agit de la principale construction civile de la première moitié du XIXe siècle à Fribourg.

A l’étage noble, le pavillon central abrite le “salon de compagnie”, une pièce de 8 m sur près de 5 m s’ouvrant par trois fenêtres sur la place. On y pénètre directement depuis l’escalier par une porte à double battant face aux fenêtres. Sur la cloison de droite, une double porte donne sur le petit salon et, à la façon d’un appartement en suite, elle a son double sur la cloison de gauche mais pour fermer un simple placard.

Le parquet, les portes et les bas de lambris traités en bois clair, les stucs du plafond sont représentatifs du style Empire tardif. En revanche, les murs sont couverts de papiers peints appartenant au Décor historique Style Renaissance de la manufacture Délicourt & Cie à Paris. Miraculeusement, l’ensemble est parvenu intact jusqu’à nous2158: non seulement le décor, mais aussi tout le mobilier, miroirs, lustre et candélabres compris. Plus miraculeusement encore, les archives familiales conservent entre autres la commande et la facture des papiers peints2159.

Le 21 janvier 1838, J. C. Bouquet, un représentant de la manufacture de papiers peints Délicourt & Cie, 16 rue des Amandiers Popincourt2160, à Paris, est de passage à Fribourg. Par l’intermédiaire sans doute de l’architecte, il reçoit du baron d’Alt une “commission” pour un ensemble de papiers peints destinés à trois pièces : la salle à manger, le petit salon et le salon de compagnie. Le décor en bois d’érable de la salle à manger et le satin blanc glacé du petit salon ont disparu : en revanche, le “décor historique” du salon est intact. L’ensemble est livré en mai 1838. Ainsi que le dit le courrier d’accompagnement de la manufacture:

‘S’il nous avait été possible de vous faire tenir plus tôt ces jolis articles, nous en aurions nous même éprouvé de la satisfaction, mais la longueur de la fabrication nous a obligé de temporiser afin que vous en soyez content.’

Pourquoi ne pas avoir acheté directement le décor auprès d’un revendeur local, voire auprès de détaillants de Lausanne ou Berne ? Sans doute parce que le décor proposé vient juste d’être créé et que sa vente ne faisait sans doute que commencer : c’est typiquement un produit dont les manufactures et leurs représentants font la promotion et un bâtiment aussi important que la maison d’Alt représentait une excellente publicité. Le 13 mai 1869, trente ans plus tard, la manufacture de Rixheim écrit à un candidat voyageur :

‘Vous auriez à étudier soigneusement tous nos décors, pour bien apprendre comment ils se décomposent et arriver à pouvoir calculer la quantité nécessaire pour telle disposition de salle qu’on pourrait vous soumettre2161.’

Le voyageur de Délicourt a dû être formé de même et mettre ses compétences au service du baron.

La facture des papiers se monte à 671 francs, dont 298, 65 francs pour le salon. L’envoi est accompagné d’une lithographie du décor et le représentant avait promis, outre celle-ci, une esquisse “gratis” non retrouvée.

Cette “esquisse” est essentielle: elle est souvent mentionnée dans les envois des manufacturiers2162 car elle devait montrer comment adapter un décor modulaire au cas particulier de la pièce. Ici, point n’est besoin de bas de lambris puisqu’il y en a un en bois et la corniche est en stuc, ce qui exclut l’usage du papier peint. Les panneaux et les intermédiaires offrent un choix de motifs de médaillons: ici les portraits de Charles VII et d’Agnès Sorel, d’Henri II et de Diane de Poitiers; chacun de ces personnages est dédoublé avec un médaillon regroupant les “attributs” qui les caractérisent, de façon à varier la nécessaire répétition sur le mur. Le poseur, dont nous ignorons le nom, mais qui, à l’évidence, possédait son métier, a manifestement utilisé l’esquisse pour son travail, bien préparé par le représentant. Celui-ci a dû résoudre une série de problèmes : sur la cloison où se trouve la porte d’entrée, on disposait de deux espaces de part et d’autre de celle-ci, de quoi placer deux panneaux encadrés de panneaux intermédiaires, à gauche Agnès Sorel, à droite Diane de Poitiers. En revanche, sur les deux cloisons latérales symétriques, l’espace occupé par les portes et d’un côté par la cheminée, de l’autre par le poêle, était plus limité ce qui n’autorisait que deux éléments : le choix s’est porté sur deux panneaux, en jouant sur des motifs complémentaires (Charles VII et ses “attributs” côté poêle, Henri II et les siens côté cheminée). Quant au mur de façade, on y a pris le parti d’y installer entre les fenêtres de grands miroirs encadrés surmontant des consoles: le papier peint n’intervenant alors que sous la forme de bordures; derrière les miroirs et sous les consoles, le mur invisible a été laissé nu.

Ceci explique les quantités livrées : comme il s’agit d’un produit relativement coûteux, il est exclu d’acheter plus que le nécessaire. C’est ainsi qu’il y a deux rouleaux de “décor” (les panneaux), normalement livrés avec quatre motifs différents2163 contre un rouleau d’intermédiaires, avec quatre motifs “variés”. Les seize montants forment quatre rouleaux. Ils sont complétés par des “dessus de montants” et des “vases” destinés à faire la liaison avec la bordure haute et la frise; en revanche, au vu de la hauteur qui correspondait parfaitement à celle du montant (7 pieds, 10 pouces soit 2, 58 m), il n’a point été besoin de faire appel à des rallonges de fûts cannelés. Comme on utilise de davantage de bordure haute que de bordure basse, vu les portes et les consoles qui rendent cette dernière inutile, comme par ailleurs la première est imprimée à raison de deux par rouleau contre trois pour la seconde, il y en a presque deux fois plus de haute, 2 1/4 contre 1 1/2 . Enfin huit rouleaux de fond uni permettent tous les compléments possibles et la décoration des angles morts où il n’y a pas de motifs.

Au moment de la pose, le tapissier se livre à toute une série de découpages pour faire en sorte que les différents éléments se combinent entre eux élégamment tout en tenant compte de la spécificité des lieux. C’est particulièrement sensible dans la bordure haute, faite d’arcs polylobés à six lobes complétés par des bouquets de fleurs sur un cordon. Or, au-dessus de la porte du placard et du poêle, certains arcs ont cinq ou sept lobes pour mieux s’adapter à la largeur nécessaire : ce découpage se fait oublier facilement. De même, les bouquets sont découpés indépendamment du fond pour être adaptés aux différents besoins. En fait, même si le fabricant a réalisé un travail modulaire remarquablement souple, le poseur garde une marge de manœuvre personnelle. Ceci s’exprime entre autre par les retouches au pinceau; mais la restauration du décor en 1966 les rend difficiles à discerner, même si, ici ou là, on devine un filet peint rajouté à la main.

On peut enfin se poser la question du choix de ce décor dans cet immeuble néoclassique : il se veut de “style Renaissance”. Ses ornements appartiennent au vocabulaire que met à la mode Aimé Chenavard à partir de 1830 dans son projet de vase pour Sèvres réalisé en 18322164. Le succès de ce style s’impose au cours de la décennie. Sa formule se fonde sur des inspirations diverses : l’influence la plus sensible est celle de l’orfèvre Benvenuto Cellini, héros romantique s’il en est2165 ; son catalogue prend alors des dimensions impressionnantes, incluant en particulier des travaux d’Augsbourg de la première moitié du XVIIe siècle, décorés de motifs de cuirs et de cabochons de pierres précieuses, ce que l’on retrouve ici dans les panneaux intermédiaires et les bases des montants2166. Mais à côté de ces éléments, les panneaux font aussi appel à des éléments d’arabesques un peu lourds d’origine indécise, fort peu Renaissance. La bordure supérieure emprunte curieusement à l’art islamique ses arcs polylobés. Quant à la frise, ses rinceaux habités doivent beaucoup aux Loges de Raphaël au Vatican. Finalement, le tout se marie assez harmonieusement grâce au travail soigné de coloration.

Le décor de Délicourt a été créé fin 1837, puisqu’il est proposé sur le marché début 1838; il est fort possible qu’il ait été présenté à l’Exposition de 1839 où le jury remarqua sur le stand de la manufacture “un décor à plusieurs panneaux qui est très recherché par le commerce”2167 et qui lui valut une médaille d’argent ; à cette même exposition abondent les motifs semblables, en particulier dans le domaine de l’orfèvrerie2168.

Dans la maison d’Alt, ces papiers peints aux références Renaissance très éclectiques s’intègrent sans trop de difficulté à une décoration et à un mobilier plus traditionnels et bien moins pittoresques. Le choix du propriétaire s’est porté sur la dernière mode, importée directement de Paris, alors que les autres éléments appartiennent à une esthétique déjà dépassée, preuve, s’il en était besoin, de la montée de l’éclectisme qui va s’imposer dans les années 1840.

Quant au prix, il est d’un peu moins de 300 francs sans compter la pose : il est à noter que si la manufacture avait respecté ses prix-courants, le total serait revenu à 369,85 francs, soit plus de 20% plus cher. Nous pouvons mettre ce prix en rapport avec les 126 francs payés en 1824 pour les 25 lés du panoramique Les Jardins français qui, juste créé, était posé à peu de distance de là, à Meerenschwand2169 : de taille comparable, le panoramique est moins coûteux. Mais il faudrait comparer ce coût avec celui d’une boiserie de taille semblable, incontestablement plus élevé. Dernier point de comparaison: les trois miroirs du salon “en verre de Paris” fournis par David Wenger à Lausanne ont coûté 1269 francs.

A l’évidence, le décor est non seulement moins coûteux que bien d’autres éléments de décoration, mais il autorise davantage de fantaisie tout en permettant de créer un intérieur à la fois fort riche et à la dernière mode que les invités du baron d’Alt n’ont pu qu’admirer – et peut-être imiter.

Notes
2155.

Robert M. Kelly, communication écrite.

2156.

Une promenade dans Fribourg. Souvenir suisse. Fribourg 1837, p. 33.

2157.

Souvenirs pittoresques de Fribourg en Suisse, Fribourg, 1841, p. 40, visible sur la gravure de la page 37.

2158.

Il a été restauré en 1966.

2159.

Fonds Alfred d’Alt, en cours de classement, Archives cantonales de Fribourg. Ce fonds documente largement la construction du bâtiment puis son entretien.

2160.

Faubourg St Antoine.

2161.

MPP Z 105.

2162.

Chez Jean Zuber & Cie par exemple pour les panoramiques : mais aucune n’a encore été retrouvée jusqu’à nouvel ordre: son utilisation comme document de travail sur le chantier en est sans doute l’explication.

2163.

Pour un produit de ce type, le fabricant était sans doute à même de s’adapter précisément à la commande et n’imprimer que trois motifs, ce qui expliquerait le rabais par rapport au prix de base.

2164.

Catalogue Un âge d’or des arts décoratifs, Grand palais, Paris, 1991, n°136, p. 265-6.

2165.

L’opéra Benvenuto Cellini de Berlioz, par exemple, a été créé en 1838.

2166.

La manufacture Jean Zuber & Cie met d’ailleurs sur le marché en 1841 un “Décor florentin” dessiné par Georges Zipélius d’inspiration très proche.

2167.

Rapport.

2168.

Catalogue Un âge d’or..., p. 338-9

2169.

Baumer-Muller 1986.