3.6.6. La production de décors de Jean Zuber & Cie

Jean Zuber, ouvert à toutes les possibilités qu’offraient le papier peint, s’est intéressé très tôt aux décors, dès 1797, comme nous l’avons vu précédemment. Par la suite, tout au long du XIXe siècle, la manufacture a continué à travailler dans ce domaine et en a créés de façon ininterrompue2170. Nous nous intéresserons non à l’ensemble de la production, mais à quelques exemples particulièrement représentatifs, bien documentés.

En 1809, Mongin dessine pour la manufacture le Décor à fables. Centré sur fables et fabulistes, il associe des tableaux à un encadrement. La prospectus d’origine nous donne des éléments précis quant à sa construction qui montrent que ce mode de décoration est totalement maîtrisé :

‘Ce décor se compose d’un lambris, qui supporte des pilastres, sur lesquels vient s’appuyer un entablement. Dans la frise, des génies qui portent des flambeaux, soutiennent des guirlandes, au-dessus desquelles sont peintes en bas-reliefs les fables suivantes (…)
Dans l’espace renfermé entre ses pilastres on a placé des tableaux d’une plus grande dimension et colorés. Ces tableaux qui sont l’objet principal du décor, et pour la beauté desquels on a fait les plus grands frais, sont exécutés avec un soin particulier.
Ce décor est ajusté de manière qu’il peut être placé dans des appartemens de différentes grandeurs ; il est aisé de l’agrandir ou de le resserrer, en laissant à côté des tableaux principaux un champ plus ou moins grand. Son heureuse disposition, la facilité de l’adapter à toutes sortes de localités, et l’harmonie des teintes dans lesquelles il est exécuté, ajoutent un nouveau prix à l’élégance et aux charmes de sa composition.’

Cette maîtrise du décor ne suffit malheureusement pas à en faire un succès : il sera rapidement transformé par Jahn, l’élève de Mongin en Paysage à fables. Ce texte mérite pourtant que l’on s’y attarde : c’est le seul de la part d’un manufacturier à expliquer les possibilités d’un décor. Cela prouve sans doute qu’à cette date, le décor est loin d’être courant, par la suite, il le deviendra puisque de tels textes ne seront désormais plus nécessaires.

Si dans les années 1810-20, la manufacture a produit de nombreux décors attestés par les courriers, comme on l’a vu précédemment, les seuls à être correctement documentés sont les encadrements de panoramiques, soit sous la forme de colonnes de marbres posées sur un lambris et complétées par une frise, soit la même formule sous forme de pilastres2171. Il faut attendre la fin des années 1830 pour que soient mis sur le marché des décors élaborés : le Décor Louis XV à rocaille en 1838, le Décor florentin en 1841, un très simple Décor rocaille à lointains en 1846. Si le premier n’est pas signé, il y a de grandes chances que, comme les suivants, il soit l’œuvre de Georges Zipélius, le spécialiste de l’ornement qui, depuis 1825, travaille pour la manufacture : mais son contrat, renouvelé en 18482172, ne stipule pas de décors qui doivent sans doute lui être payés en sus, pour tenir compte de l’irrégularité de leur création.

Par la suite, les décors se multiplient : un tous les deux ans jusqu’en 1870, puis un tous les ans jusqu’en 1879, avant qu’ils ne se raréfient et disparaissent. Mais ces décors restent de longues années en vente : un prix-courant de 18902173 en dénombre seize, le plus ancien datant de 1862, le plus récent de 1881.

Pour réaliser ces décors, la manufacture fait appel à des spécialistes : si Georges Zipélius et Wagner sont attachés à la maison par des contrats, les autres, Victor Dumont , Victor Potterlet en particulier, offrent leurs services aux différentes manufactures. De ce point de vue, Jean Zuber & Cie fait usage des mêmes pratiques que ses confrères. Le prix payé au dessinateur varie en fonction de la complexité du travail : la plupart varient entre 300 et 900 francs mais l’important Décor Renaissance, comportant une rosace de plafond est payé en 1873 2370 francs à Victor Dumont, le Décor grec 2000 francs à Wagner.

Il est cependant une exception : le Décor Gobelins de 1867, payé 7000 francs à son dessinateur (ill° 44. 3, annexe 15). Les circonstances, il est vrai, se révèlent particulières. L’Exposition parisienne de 1867 est un enjeu fondamental pour la manufacture : si elle se situe toujours au plus haut niveau, elle n’a toujours pas obtenu la médaille d’or qui couronnerait ses talents face à la concurrence des Desfossé & Karth et Hoock frères, successeurs de Délicourt. Aussi, dès 1865, Jean Zuber & Cie passe-t-il commande à Pierre Adrien Chabal, dit Chabal-Dussurgey d’un Décor Gobelins appelé à être présenté à l’Exposition. Le choix ne tient pas du hasard : Chabal-Dussurgey (1819-1902) est un des peintres-décorateurs majeurs de son époque : il a par exemple participé en 1844 à la décoration du château du duc de Luynes à Dampierre et, sous le Second Empire, il est professeur de dessin aux Gobelins ; il fournit de nombreux cartons à la manufacture de Beauvais2174  « avec une fécondité et une verve qui, en un quart de siècle de production, ne se sont jamais ralenties 2175». Par ailleurs, il a collaboré en 1847 avec le photographe mulhousien Adolphe Braun quand ce dernier expérimentait ses travaux sur les fleurs2176. Autant de raisons d’être connu de Zuber, même s’il n’a jamais dessiné de papiers peints. Il s’agit clairement de profiter tout à la fois du talent et de la notoriété d’un artiste connu, comme Jules Desfossé l’avait fait en 1855 en faisant appel à Thomas Couture pour les Prodigues.

Mais les rapports avec un artiste de cette pointure ne sont pas aussi simples qu’avec les spécialistes auxquels la manufacture s’adresse ordinairement. Trois courriers à Chabal-Dussurgey et les échanges réguliers avec Édouard Gravollet, représentant de la firme à Paris, en témoignent.2177.

Le premier problème rencontré est celui des délais : l’artiste, surchargé de travail par ailleurs2178, ne peut les tenir ; le tout aurait dû être rendu courant juin 1865, de façon à avancer la gravure pendant la saison d’été, la plus favorable à cette activité pour profiter de la lumière naturelle :

‘nous voici rejetés dans les journées les plus courtes et les plus sombres pour le travail délicat de la mise sur bois2179.’

Résultat :

‘nous nous sommes mis dans l’impossibilité d’entreprendre un travail avec la latitude de temps nécessaire en cas de changement, d’additions, d’éditions à refaire, etc…2180

Par ailleurs,

‘Mr Chabal s’éloigne tellement des limites convenues comme le nombre de couleurs et de planches que cela seul détruit tous nos calculs pour une œuvre pratique et suffirait pour motiver le refus de son travail.’

L’ambition de la manufacture est de mettre sur le marché un décor qui, certes, lui vaudrait la récompense espérée, mais surtout, se révélerait rentable, à la différence des réalisations de Desfossé en 1855, souvent rappelées comme contre-exemple dans les échanges de courrier2181.

L’artiste ignore aussi les exigences techniques du dessin pour le papier peint :

‘Je ne parle même pas des difficultés résultant pour la gravure du mode de peinture trop libre, pas assez net pour être imité sûrement à l’impression, des marches de couleurs interverties presque p. chaque bouquet, enfin de tous les inconvéniens résultant de l’ignorance de n/ fabrication 2182 .

C’est en particulier le cas pour les fleurs où Chabal a multiplié l’infini les tons contrairement à ses engagements :

‘Il avait accepté si nettement les limites de planches fixées pour chaque bouquet que nous devions compter sur un travail beaucoup plus simple et comme peinture et comme gravure.’

Mais, bien sûr, c’est le prix qui pose problème : Chabal a des prix d’artiste, non de dessinateur. Nous ignorons sa première proposition, qu’il a refusée de faire avant de commencer. Mais, lors de l’inventaire au 31 mai 1867 apparaît la mention suivante :

‘Tapisserie Gobelins de Chabal (n° 6100 à 6103)
Payement à M Chabal 7000
Emballage & port des panneaux 200
Gravure des 712 à 720 planches 2200
Bois des planches 1440
Mise sur bois
10 mois M. Bochter & gratification
11 semaines M. Walter 2300
2 Lithographies par M. Siméon 380
13520’

La somme payée à l’artiste est énorme et témoigne du talent reconnu de Chabal-Dussurgey : elle est de loin supérieure à tout ce que Zuber a jamais payé à un dessinateur, de décor certes mais aussi de panoramique ou de tableau : les Zones, le plus cher des panoramiques, a été payé 5000 francs pour 31 lés, alors qu’ici, on est devant un décor relativement simple qui n’exige qu’un nombre réduit d’éléments pour l’essentiel ornementaux : le nombre de planches le prouve, 720 planches contre 2047 pour le panoramique, près de trois fois moins. Et jusqu’alors, jamais la manufacture n’avait dépensé plus de 1000 francs pour le dessin d’un décor.

Ce n’est donc pas un hasard, dans ces conditions, si la lithographie du décor, seul exemple de toute l’histoire du papier peint, fasse référence de façon explicite au dessinateur : Décoration à panneaux de tapisserie Gobelins exécutée d’après Chabal-Dussurgey.

Pour la réalisation de ce décor, Chabal-Dussurgey se souvient avec précision de la fameuse Tenture des Dieux de Boucher aux Gobelins de 17622183, un des grands succès de la manufacture, qui fut souvent retissée jusqu’en 1806. Les panneaux reprennent non seulement le système de composition : « alentours », guirlandes de fleurs en festons, vases de fleurs, médaillons (ici simplement des Amours en grisaille), mais aussi le contrefond à motif de damas. De plus, tout comme la Tenture, les différents éléments se combinent entre eux pour former des panneaux susceptibles de s’adapter aux dimensions les plus variées. Un encadrement de boiseries très simple est dessiné par Martin Riester (1819-1883), un collaborateur de longue date de la manufacture2184, avec Chabal-Dussurgey2185.

Ce décor vaut (enfin) à la manufacture la médaille d’or de l’Exposition de Paris de 1867, même si la rapport du jury reste évasif : « on a paru préférer les autres genres de fabrication de M. Zuber » constate-t-il à propos de ce dernier2186 , en faisant allusion au tableau l’Orage. Il est en revanche violemment contesté par le Rapport des imprimeurs en papiers peints 2187

‘M. Zuber (…) a exposé cette année un décor d’une ornementation lourde et trop chargée de fleurs. La composition, le dessin et le coloris sont fort ancien comme style. Les médaillons en terre cuite manquent de vivacité et n’ont aucun relief ; les intermédiaires sont ternes ; les ombres ne sont pas rendues à leur valeur ; les pilastres se trouvent beaucoup trop bas, pour la masse de fleurs qui les accompagne. Le fond du panneau principal est d’un ton ardoise beaucoup trop foncé, ce qui gâte le tout et a obligé le coloris beaucoup trop heurté. Nous ne remarquons que deux parties, l’ornement en grisaille formant encadrement et la frise, qui soient passablement réussis, mais ils sont vieux de genre.’

Et vient le coup de pied de l’âne :

‘Sans partialité aucune, nous pouvons avancer que le décor principal est loin d’être à la hauteur de celui appartenant à la même maison et qui est exécuté d’après le dessin de M. Victor Dumont. Ce dernier décor, d’un style grec, d’un coloris et d’un ornement réussis, est remarquable.’

Il s’agit du Décor boiseries à arceaux ou Décor étrusque, selon son montage, qui n’a coûté en dessin que 1250 francs en comparaison des 7000 payés à Chabal…

En fait, le décor semble faire pâle figure à côté du tableau l’Orage d’Eberle dont le rendu des nuages suscite l’enthousiasme général et celui des imprimeurs en particulier.

Le 20 janvier 18702188, faisant le point avec l’artiste, la manufacture estime le coût de la première impression à 3600 francs. En revanche,

‘le total des ventes jusqu’à ce jour ne représente pas plus de fr. 5300, c’est-à-dire qu’il y aurait encore plus de 25 pour cent à déduire pour remises et frais de vente ; jusqu’ici nous supportons sur cet article une perte sèche de 12 à 13 mille francs avec peu d’espoir de la voir diminuer par des ventes subséquentes ! ’

Près de 40 ans après sa création, l’ensemble est modifié par Stutz en 1904 à l’occasion de la Louisiana Purchase Exhibition de Saint Louis où il est présenté avec succès2189.

Dans la conclusion de leur lettre du 20 janvier 1870, les manufacturiers décrivaient précisément les limites du travail avec un artiste comme Chabal :

‘Nous ne vous remercions pas moins de nous avoir prêté le concours de votre talent tout en déplorant les entraves que les nécessités de la vente apportent à l’application de l’art à l’industrie.’

En clair, aux yeux de Jean Zuber & Cie, le papier peint relève de l’industrie, la tapisserie, domaine de prédilection de Chabal-Dussurgey, de l’art – et la vente n’est pas un impératif puisqu’il s’agit de commandes d’État.

S’ajoutent à la production de Rixheim les décors rachetés à la manufacture Balin frères en 18682190. Le 24 janvier 1868, Paul Balin2191 envoie à Jean Zuber & Cie un courrier où, atterré par la menace d’une faillite, il propose à la manufacture de racheter pour un total de 37 617 francs ramenés à 27 000 francs un plafond et quatre décors pour le « salut de (son) honorabilité » avec échéance au 31 janvier. La lettre est celle d’un homme aux abois qui joue sur la corde sensible de ses correspondants. Au contraire, Ivan et Émile Zuber gardent la tête froide et analysent la situation avec leur représentant parisien, Édouard Gravollet. Les renseignements qu’ils demandent à leur correspondant parisien nous précisent les particularités de ces décors. Le décor Louis XV (666 planches, 3762 francs) provenant de l’ancien fonds de Genoux ne les intéresse pas plus que le décor Marie-Antoinette ( 1197 planches, 6490 francs) présenté à Londres en 1862, ils ont été trop vus ; en revanche le décor oiseaux & fleurs de Wagner (752 planches, 5267 francs), le décor des 4 saisons, inédit (685 planches, 14500 francs), le Plafond Aurore présenté à l’Exposition de Paris en 1867 (5950 francs, avec la peinture à l’huile originale de Faustin-Besson) seraient les bienvenus. Une première offre de 7000 francs est faite pour les 4 saisons et le plafond comprenant

‘Les originaux, planches complètes garanties, les planches et pierres lithographiques, l’échantillonage complet du décor inédit des 4 saisons, & le plafond de Faustin Besson, également les planches complètes, l’original à l’huile & la traduction si elle existe, les lithographies si elles ont été faites, enfin l’échantillonnage complet soit une 15ne en moins pour les voyageurs.
Nous prendrions de plus au prix de revient la marchandise fabriquée de ces deux articles, pourvu qu’il n’y ait pas pour une valeur de plus de 2000 francs et nous payerions de suite jusqu’à mille francs à valoir là-dessus le solde devant être réglé après examen de la marchandise & prix de revient arrêté d’un commun accord.’

Pourquoi une offre si médiocre ? La manufacture sait que Balin est prêt à accepter n’importe quelle proposition pour éviter le déshonneur : ce qui n’empêche pas les Zuber de motiver leur choix. Tout d’abord, au lendemain de l’exposition de 1867, « le marché est malheureusement encombré » ; et la manufacture d’ajouter :

‘De plus ces sortes de création ont toujours eu chez nous un prix d’établissement bien moindre qu’à Paris et nous sommes obligés de prendre pour point de comparaison non pas les frais déboursés chez vous, mais bien la dépense probable qu’occasionnerait chez nous un nouvel article analogue qui serait naturellement toujours mieux adapté à nos habitudes de vente et de fabrication.’

Par la suite, la manufacture fait une offre pour la bordure du plafond et le décor oiseaux & fleurs pour 5000 francs. Balin écrira son contentement :

‘cette main tendue au moment le plus critique peut-être de ma vie jamais ne sortira de ma mémoire.’

Ce qui n’empêchera pas Balin de lancer contre Jean Zuber & Cie une série de procès à propos des brevets de gaufrage2192 à partir de 1875.

Notes
2170.

La liste quasi complète des modèles bien identifiés apparaît dans Jacqué 1984, p. 63.

2171.

Tous deux sont reproduits dans la Collection d’esquisses de 1827, Lynn 1980 p. 187 et 189.

2172.

MPP Z 123.

2173.

MPP Z 177.

2174.

Voir par exemple ses tapisseries de siège tissées à Beauvais et exposées à Londres en 1862, Art & design in Europe and America 1800-1900 at the Victoria & Albert Museum, Londres 1987, p. 102-103.

2175.

Havard (Henry) Dictionnaire, art. manufacture, tome III, col. 587.

2176.

Le spécialiste de Braun, Christian Kempf, n’a pu corroborer cette affirmation répétée par les dictionnaires. Cf. Image & enterprise, the photographs of Adolphe Braun, Providence 2000.

2177.

MPP Z 105.

2178.

Pour la résidence impériale de Biarritz.

2179.

Lettre à Chabal du 14 novembre 1865, MPP Z 105.

2180.

Lettre à Gravollet, 6 novembre 1865, MPP Z 105.

2181.

Par exemple « les extravagances de Mr Desfossé », 6 novembre 1865, MPP Z 105.

2182.

Nous soulignons.

2183.

L’exemplaire le plus connu décore depuis 1775 la Tapestry Room d’Osterley Park près de Londres.

2184.

Fabry (Philippe de) ? ? ? ? ?

2185.

N° 6183-6195, pour un montant de 650 francs de dessin et 226 francs de gravure (MPP Z 181).

2186.

Rapports du Jury international publié sous la direction de M. Michel Chevalier, t. III, groupe III, classes 14 à 26, Paris, 1868, p. 227.

2187.

Exposition universelle de Paris, 1867, Rapport des commissions ouvrières, Paris 1867, p.

2188.

MPP Z 105.

2189.

N° 10284-10294 ; les coûts ne sont pas précisés (MPP Z 182).

2190.

MPP Z 105 et 186.

2191.

Son frère et associé est malade et il prend seul les décisions.

2192.

Jacqué1992.