1. De nouvelles orientations

Le papier peint continue à être au XXe siècle le type de décor le plus répandu dans le monde occidental : mais sa place évolue dans la mesure où disparaissent les techniques manuelles et apparaissent de nouvelles techniques qui remplacent progressivement après la Seconde guerre mondiale celles mises au point au cours du siècle précédent. Par ailleurs, la place du papier peint dans le décor se transforme dans la mesure où les révolutions esthétiques d’une part, les nécessités économiques d’autre part, remettent en cause cette place.

Ce sont ces dernières qui sont sans doute à l’origine de la brutale disparition de l’impression à la planche dans les manufactures qui la pratiquaient encore. A Rixheim, trente motifs sont encore gravés pour la collection 1914-15, mais pratiquement plus aucun après la guerre2201. On ne grave désormais des planches que pour compléter un panoramique2202 ou en créer un, mais avec moins d’ampleur qu’au siècle précédent : les 14 lés des Côtes de Villefranche en 1929-30 (ill° 23. 2) ne donnent lieu à la gravure que de 264 planches (18 par lé, contre une soixantaine au XIXe siècle), et l’année suivante, les 24 lés des Scènes siciliennes, 533 (22 par lé). En fait, la planche ne survit que pour les réimpressions, non les créations. La manufacture vit (et bien, nous le verrons) sur son stock d’avant-guerre, mais dès qu’il s’agit de créations, elle préfère la machine, moins coûteuse. La manufacture Desfossé crée un Décor moderne (ill° 23. 1) en 1925 mais surtout réimprime aussi certains de ses panoramiques ainsi que quelques rares motifs à succès, vendus en Amérique. Il est remarquable qu’une manufacture comme Dumas, telle que la présente sa plaquette de 19262203, n’utilise que la machine alors que sa production est centrée sur des motifs de qualité aux nombreuses couleurs : question sans doute de coût de main d’œuvre qui a renchéri dans l’après-guerre2204.

Si l’impression mécanique règne désormais en maître, elle se renouvelle à partir de 1934 par la mise au point à la manufacture Leroy de l’impression héliographique appliquée au papier peint2205. L’ancien procédé de l’impression en taille-douce, inventé à Rixheim en 1826, appliqué à l’impression de plusieurs couleurs dans la seconde moitié du XIXe siècle en Angleterre sous le nom de Sanitary, est ici renouvelé par l’application du principe de trichromie et l’utilisation de l’encre. Habitués à l’impression en détrempe, les consommateurs ne suivent pas et il faut attendre les années 1960 pour que l’impression hélio connaisse un extraordinaire essor au point de représenter actuellement la grande majorité de la production de papier peint2206. C’est un procédé coûteux en gravure mais très rapide, entre dix et trente rouleaux à la minute, ce qui a pour conséquence des longues séries de motifs anodins (effets de matière, faux-unis) de façon à satisfaire un public très large : au-delà de la révolution technique, c’est la nature même du papier peint qui est transformée, les motifs traditionnels n’ayant plus de sens.

Cette révolution s’inscrit dans une tendance forte, qui caractérise l’ornement du XXe siècle. Au moment où triomphe un somptueux Art Déco, riche de couleurs et de formes, dans l’ensemble des collections de papier peint des pays occidentaux2207 naît un mouvement qui plonge ses racines dans l’essai révolutionnaire d’Adolf Loos, Ornament und Verbrechen de 19082208 : selon Loos, l’ornement n’est pas indispensable et même le plus souvent inutile, parce que dégénéré et coûteux en main d’œuvre2209.. Ces idées sont reprises sous une forme provocatrice par Le Corbusier dans L’art décoratif d’aujourd’hui, publié en 19252210 :

‘(…) LA LOI DU RIPOLIN
LE LAIT DE CHAUX (…)
Concevez les effets de la Loi du Ripolin. Chaque citoyen est tenu de remplacer ses tentures, ses damas, ses papiers peints, ses pochoirs, par une couche pure de ripolin blanc. On fait propre chez soi : il n’y a plus de coin sale, ni de coin sombre : tout se montre comme ça est. Puis on fait propre en soi (…) Vous serez à la suite du ripolinage de vos murs maître de vous.
La Loi du Ripolin apporterait la joie de vivre, la joie d’agir2211. ’

Il réalise cependant deux collections de papier peint pour la firme suisse Salubra à Grenzach-Whylen (banlieue allemande de Bâle) en 1931 et en 1957 ; il les considère dans leur introduction comme « de la peinture à l’huile en rouleau ». Ceci ne touche dans l’immédiat qu’une rare clientèle avant-gardiste.

Il n’en est pas de même du travail en profondeur réalisé par le Bauhaus à Dessau en collaboration avec la firme Rasch de Bramsche en Basse-Saxe2212  : au départ, les créateurs du Bauhaus refusent le papier peint par fidélité à la vérité du matériau et à l’artisanat : le mur ne peut être caché par du papier mais doit être travaillé comme partie intégrante de l’architecture. Cependant, en 1929, avec la crise, la ville de Dessau rechigne à soutenir le centre de formation qui doit chercher d’autres financements au moment où son nouveau directeur Hannes Meier, souhaite une approche moins formaliste et plus sociale En mars 1929, un contrat est signé entre le Bauhaus et la firme Rasch en vue de créer une collection de papier peint : à la suite d’un concours interne entre les étudiants, quatorze motifs sont créés et échantillonnés entre cinq et quinze couleurs : aucun motif, qu’il soit abstrait ou figuratif, mais de simples textures. Présentée à l’automne, la collection est refusée par les revendeurs, mais grâce à une intense publicité, intelligemment ciblée, elle est plébiscitée par les architectes, le chiffre colossal de quatre millions et demi de rouleaux est produit dès la première année. La crise aidant, leur très bas prix, un tiers du prix courant d’un rouleau, engendre un grand succès qui devient la principale source de revenu de l’institution jusqu’à sa fermeture en 1932. Rasch rachète les droits en avril 1933 et la production continue sous le régime nazi : ironiquement, les papiers du Bauhaus sont largement utilisés dans les bâtiments construits par le nouveau pouvoir, en particulier la chancellerie du Reich…

En-dehors de l’espace germanique, ces papiers peints ne rencontrent dans l’immédiat aucun succès : le monde occidental reste fidèle au motif. Par contre, après 1945, ce type de papier peint, partout imité, se retrouve dans toutes les collections et sa réussite est loin d’avoir cessé. Le papier peint traditionnel, centré sur le motif dessiné a désormais un concurrent qui, année après année, lui grignote des parts de marché2213.

Notes
2201.

MPP Z 182.

2202.

L’Indépendance américaine en 1927-28 complète les Vues d’Amérique du Nord, les six lés des Lointains sont rallongés en 1938-39 par huit autres et deviennentt Bocage (fleuri ou non selon la présence ou non de fleurs).

2203.

Clouzot 1926.

2204.

Il semble que dans le domaine de l’impression textile en Alsace, la planche se soit maintenue plus longtemps : les motifs de Paule Marrot par exemple, sont gravés et imprimés à la planche à la manufacture de Ribeauvillé jusqu’en 1939, cf. catalogue Paule Marrot, Mulhouse 1973.

2205.

Bruignac 1991, p. 126-134.

2206.

Andral 1991, p. 135-140.

2207.

Pour un résumé sur cette tendance, voir Hoskins 1994, chapitre 10 par Sabine Thümmler et Mark Turner p. 184-205, avec bibliographie.

2208.

Ornement et crime, Vienne, 1908.

2209.

Pour Loos, voir Müntz & Künstler, 1966.

2210.

Particulièrement le dernier chapitre « Le lait de chaux, la loi du Ripolin ».

2211.

Idem, p. 190-191.

2212.

La question est soigneusement étudiée par Werner Möller dans Kieselbach et Spilker 1998, p. 110-125. Voir Jacqué 2003, Revue du Louvre, à paraître. L’ouvrage de Hapgood 1992, p. 135, minimise étrangement le rôle de l’industriel Rasch, commanditaire de l’opération.

2213.

L’histoire du papier peint, axée sur le motif, n’a guère pris en compte ce phénomène : aucun ouvrage ne développe actuellement cette question.