3. Pour conclure…

Le papier peint, des années 1770 au XXe siècle, a connu un essor permanent : phénomène de mode réservé à une petite élite au XVIIIe siècle, il élargit sans cesse son champ au cours du siècle suivant, devenant le décor par excellence de la classe moyenne avant, mécanisation aidant, d’entrer dans presque tous les foyers, avec pour conséquence, d’offrir au plus grand nombre, non seulement un décor agréable, mais un décor qui souvent lui donne l’illusion d’élever son statut social.

Comment produire un tel mirage ? Le cas de la manufacture Jean Zuber & Cie et de ses antécédents nous donne l’exemple d’une entreprise, installée dans un cadre rural, mais à proximité d’un centre industriel majeur dont elle est issue. Restée pendant toute la période qui nous concerne dans un cadre familial par le biais d’une société en commandite simple, puis, après 1890, dans celui d’une société en commandite par actions, elle en a subi les conséquences positives et négatives : une stratégie cohérente, directement issue de la morale calviniste2276, centrée sur la qualité et l’article « fin »2277, une tranquille audace qui l’a menée à la conquête du monde sur le plan commercial, un entêtement dans la volonté de se placer au plus haut niveau, attesté par la course aux récompenses jusqu’en 18702278, une réussite matérielle démontrée par l’ampleur des bénéfices, allant de pair avec un paternalisme social, renforcé par le cadre quasi seigneurial de l’affaire ; par contre, le long règne d’Ivan Zuber de 1853 à sa mort en 1919, l’absence de sang neuf2279, ont certes permis à l’entreprise de se maintenir à un haut niveau, à renouveler partiellement son matériel, à défaut de ses produits, mais sans rien du dynamisme qui avait marqué les générations précédentes : cette relative stagnation est particulièrement sensible après 1870, quand, sur le plan international, le papier peint tend à se démocratiser de plus en plus et à renouveler son style, tandis que Rixheim reste arc-bouté sur ses productions traditionnelles, en déclin.

Le processus de création, clair dès le départ, s’est toujours structuré autour du rôle primordial d’un directeur artistique, même s’il n’en a jamais eu le nom. Ce directeur, étranger à la famille, est choisi pour ses compétences attestées2280 ; il travaille en symbiose avec l’équipe de direction de l’entreprise, toujours étroitement familiale. Autour de ce directeur gravitent des dessinateurs formés sur place pour certains, recrutés essentiellement à Paris pour d’autres : tous sont loin de travailler à Rixheim, la manufacture préférant, dans le cadre de sa politique de qualité, faire appel aux meilleurs, liés par contrat, ou simplement choisis au coup pour coup en fonction des besoins des collections construites avec soin à partir des années 1820. La plupart de ces dessinateurs travaillent de longues années pour l’entreprise.

La fabrication est concentrée depuis 1797 à Rixheim dans des bâtiments qui, à défaut d’être rationnels, offrent un espace important, accru régulièrement par une politique d’acquisition foncière et de construction qui respecte le caractère « seigneurial » des lieux. Au XVIIIe siècle, la manufacture, quoique éloignée du principal centre de production, Paris, utilise les techniques les plus pointues du moment ; dans la première moitié du XIXe siècle, elle se situe à la pointe des recherches techniques, déposant des brevets qui ont révolutionné la profession ; par contre, après cette date et l’introduction de la mécanisation, elle abandonne sa politique d’innovation, peine à se mécaniser en restant tardivement fidèle à l’impression à la planche, sans pour autant faire le choix de « réformer » ses motifs.

Le produit, qui couvre au XVIIIe siècle l’ensemble de la gamme, en s’inspirant de la création parisienne par le biais du dessinateur Malaine, connaisseur des créations des grandes manufactures2281, s’inscrit dans des voies nouvelles avec le poids de plus en plus marqué de Jean Zuber dans la marche des affaires. L’entreprise se spécialise dans l’article « fin » en tirant profit de son personnel, moins coûteux qu’à Paris, et atteint le plus haut niveau avec le panoramique puis, à la fin des années 1850, avec ses divers succédanés. Dans tous ces domaines, l’entreprise ne se révèle pas particulièrement créative : elle n’a rien inventé, elle a suivi avec beaucoup de talent le mouvement général mais sa réussite s’avère incontestable, au vu de son palmarès de 1806 à 1867 aux différentes Expositions industrielles : tout le monde s’accorde en particulier sur la perfection de son métier2282. S’il faut chercher à tout prix sa spécificité, remarquons qu’elle a particulièrement réussi dans le naturalisme floral, que ce soit pour les motifs répétitifs ou le révolutionnaire panoramique Isola bella de 1842 : elle reste d’ailleurs fidèle à cette option lorsque les courants d’avant-garde puis l’ensemble de la production remettent progressivement en cause ce naturalisme dans la seconde moitié du siècle. Si, avec plus de continuité qu’aucune entreprise, elle a créé des panoramiques2283, elle est cependant restée fidèle à un petit nombre de dessinateurs, trois en pratique, dont deux sont des techniciens parisiens hautement spécialisés, Mongin puis Deltil, alors que le troisième, Ehrmann, qui se révèle le plus original, est en fait un pur produit maison : en clair, elle a su choisir et s’attacher des collaborateurs qui ont mené ces panoramiques au plus haut niveau, portant le nom de Zuber jusqu’au plus important salon de la Maison blanche, de façon tardive il est vrai2284.

Cette référence ne tient cependant pas du hasard : si dès les années 1790, on trouve du papier peint parisien de Moscou au Connecticut, l’entreprise mulhousienne a dès ses origines cherché à disposer du marché le plus vaste possible – quitte dans un premier temps à éviter la France et surtout Paris, où la concurrence risquait de se révéler trop rude. Cette volonté forte de conquérir des marchés difficiles (songeons à l’Italie, à l’Espagne des années 1790 où manquait même l’infrastructure commerciale adéquate) s’est poursuivie par la suite : installée sur une frontière, qui plus est disputée, fabriquant un produit très spécialisé, la manufacture a sans cesse cherché à repousser les limites de sa vente, en privilégiant à partir des années 1830 l’Amérique du Nord, dont les résultats, s’ils se sont révélés certes inégaux, ont toujours représenté une part majeure de son débit.

Normalement, l’entreprise n’a pas d’impact direct sur la pose. Pourtant, alors que la mise en œuvre des papiers peints reste très libre au XVIIIe siècle, dépendant du talent de ses poseurs, la manufacture a imposé son « décorateur » dans de nombreux chantiers, à l’image de ce que réalisait au même moment la manufacture Arthur & Grenard puis Arthur & Robert pour la Maison du roi. Par la suite, comme ses concurrents, dès le début du XIXe siècle, elle a mis au point des systèmes de « prêt-à-porter », si l’on peut dire, de façon à diriger la mise en œuvre de ses papiers, tout en limitant la liberté du poseur, de plus en plus simple colleur, de moins en moins décorateur. Mais quelles que soient les retombées de cette politique commerciale, on observe cependant une très grande diversité de systèmes de pose, démontrant a contrario la liberté de choix du commanditaire et de ceux qui travaillent pour lui.

Si le XXe siècle montre à Rixheim des choix conservateurs2285, le papier peint, de son côté, continue à évoluer : de nouvelles techniques de fabrication, des choix révolutionnaires en matière de décoration d’intérieur, des contraintes liées à l’évolution économique ont donné naissance à un nouveau produit qui, pour l’instant, rend caduque toute l’histoire qui le précède. C’est un encouragement pour l’historien à approfondir la connaissance de ce qui a disparu, d’en sauver et étudier les traces, sachant qu’un retour de mode demeure toujours possible dans ce domaine. De nombreux champs restent à défricher : citons simplement, sans la moindre volonté d’exhaustivité, les structures professionnelles de l’entreprise et leur évolution en fonction des progrès techniques, les réactions des marchés aux produits et celles des entreprises aux marchés, l’impact à plus ou moins long terme de la révolution esthétique engagée par le Bauhaus, les modes de pose au XXe siècle… et la liste est loin d’être close. L’histoire du papier peint reste à faire.

Notes
2276.

Même si, par certains aspects, en particulier le train de vie de ses propriétaires, elle s’en éloigne.

2277.

Fort rentable à cause des salaires plus bas à Rixheim qu’à Paris.

2278.

Le refus de concourir sous pavillon allemand, au moins en Europe, a remis en cause cette volonté après cette date.

2279.

En partie lié à la volonté de nombreux membres de la famille de refuser de servir « sous le casque à pointe ».

2280.

Le cas d’Eugène Ehrmann, camarade d’enfance de Frédéric Zuber-Frauger, ne remet pas en cause ce processus, car Ehrmann a su affirmer ses compétences dans l’entreprise.

2281.

En n’hésitant pas, jusqu’à 1794, à inclure des produits parisiens, vendus sous son nom à l’étranger.

2282.

Ainsi, on l’a vu, les ouvriers imprimeurs parisiens en 1862 à propos du tableau l’Orage.

2283.

Dans ce produit, ses confrères ont eu une moindre longévité, que ce soit Dufour, son principal concurrent des années 1810-30 ou Délicourt et Desfossé sous le Second Empire.

2284.

1961.

2285.

A l’exception des panoramiques sérigraphiés des années 1970.