3. Luxe et consommateur

A qui s’adresse les marques de luxe ? On croyait que les consommateurs de produits de luxe sont par essence des être privilégiés faisant partie d’une élite. Mais, ces maisons de luxe ne permettent pas aux élites de faire vivre l’économie de luxe. C’est pour cela que les marques orientent leurs images et leur discours vers le grand public qui peut lui aussi faire parfois des excursions dans l’univers du luxe. Dans ce contexte, il n’est pas étrange de rappeler l’apparition des Bobos. Depuis quelques temps, tous les médias parlent d’une nouvelle race de bourgeois, les fameux « bourgeois bohème » comme étant devenus de puissants « leaders d’opinion » en matière culturelle.

De ce point de vue, nous sommes d’accord avec Nicolas Riou : « On était hier prisonnier du modèle traditionnel de la bourgeoisie. Quand on en était issu, le seul choix possible était la rébellion, le rejet complet, ou l’adhésion et la reproduction du modèle et de ses valeurs. Etre bourgeois allait de soi, il suffisait d’adhérer à un groupe de valeurs homogènes, centrées autour de la hiérarchie, de l’ordre, du respect des conventions sociales, de la réussite matérielle, du luxe » 75 . Comme l’écrit David Brooks dans son ouvrage Bobos in Paradise, ils ont un pied dans le monde bohème de la créativité et un autre dans le monde bourgeois de la réussite matérielle. Il est vrai que les Bobos consomment des produits chers, ils veulent aussi consommer du sens. Ce genre de consommateurs apparaît comme des nouveaux leaders d’opinion qui intéressent de très près les marques du luxe.

Pour Gilles Marion, « l’offre des parfums et de produits de soins (des biens fongibles), est une manière métonymique de faire partager les valeurs de la maison. Un flacon de Dior essence, convoque sous une forme ramassée et dense toutes les valeurs de Dior à un prix accessible pour une cible élargie. Le capital authenticité est ainsi vendu au détail à une clientèle plus vaste. Une telle métonymie peut représenter un chiffre d’affaires et des profits bien supérieurs à ceux des activités traditionnelles, d’où l’accélération du rythme de lancement de nouveaux « jus » par les maisons de luxe » 76 .

C’est comme cela qu’actuellement, le luxe est devenu « un marché de masse ». L’évolution générale du niveau de vie permet à une plus grande partie de la population des pays développés d’accéder au luxe qui, désormais, est plus un phénomène de mode et une valeur-refuge, qu’une recherche esthétique comme il pouvait l’être à l’origine. L’évolution du bilan des entreprises qui fabriquent des produits de luxe fait apparaître une « démocratisation » de la clientèle. Il nous semble que ces consommateurs, lorsqu’ils achètent un produit de très grande valeur cherchent à combler principalement des besoins sociaux, des besoins d’estime et des besoins d’accomplissement.

Il est vrai que depuis toujours, la consommation de produits de luxe délimite un espace social bien balisé dans lequel les objets, autant que la culture qui y intimement liée, se déplacent de la classe privilégiée vers la classe moyenne. Une fois banalisé, l’objet de luxe perd sa valeur symbolique et change de propriétaire changeant d’élite. Ce déplacement des objets de luxe des classes sociales privilégiées vers les classes moyennes sert notamment de substitut aux lenteurs de la mobilité sociale. A défaut d’obtenir une promotion professionnelle ou culturelle, les individus s’en octroient les objets. Ils compensent ainsi les déséquilibres et conjurent ainsi le retour des inégalités. L’univers du luxe joue ainsi un rôle non négligeable dans l’élaboration de la stabilité sociale.

En subrogeant au concept de classes sociales celui de tribus, non plus identifiables par leurs milieux sociaux ni même par leurs situations professionnelles mais uniquement par leurs goûts, le luxe ouvre une nouvelle plate-forme à l’équilibre social. Ainsi, il confirme ce qu’écrivait déjà Jean Baudrillard dans les années soixante-dix : « La solution à la contradiction sociale, ce n’est pas l’égalisation, c’est la différenciation. Il n’y a pas de révolution possible au niveau d’un code où alors elles ont lieu tous les jours, ce sont les « révolutions de la mode », elles sont inoffensives et déjouent tous les autres. » 77

Quand est-ce que ce phénomène a commencé ? Danielle Allères explique la luxe-mania avec l’histoire : « la beauté inaccessible est devenue très accessible, durant les années soixante. Singulière encore, elle devient tout à fait familière, tant aux hommes et aux jeunes qu’aux femmes, pendant les années soixante-dix. Les années quatre-vingt connaissent un engouement total pour les modes, de toute nature, marques et produits confondus. Paradoxale a priori en période de crise longue, profonde et internationale, cette folie pour tout le luxe et ses attributs traduit une inquiétude latente que l’on conjure par une « fuite en avant ». Cette régression exprime davantage un souci de collectionner les signes de reconnaissance du luxe qu’un plaisir personnel et ludique de se mettre en valeur. Ces nouvelles Années folles expriment une avidité plus soutenue pour les marques de luxe et leurs symboles sociaux que pour les objets de luxe, leurs composantes et leurs qualités spécifiques. »78

Toutes les sociétés de consommation en cours de développement peuvent se caractériser, notamment, par une augmentation du niveau de vie des individus. Cette progression du pouvoir d’achat s’exprime massivement dans une augmentation, voire un engouement de la consommation. Cette augmentation en volume voit se substituer très rapidement une préférence pour des biens, des objets et des services de meilleure qualité.

A ce niveau de la consommation, biens et objets de consommation se chargent de significations plus nombreuses et diverses. De simples objets fonctionnels et utilitaires, certains d’entre eux deviennent, également, des biens et des objets de représentation. Moins neutres et plus expressifs ces nouvelles options de consommation sont le véhicule, soit d’un plaisir personnel, soit d’une expression sociale, ou les deux. Les biens et les objets les plus représentatifs de cette double fonction sont ceux qui appartiennent à l’univers du luxe. Produits les plus qualitatifs dans leurs secteurs d’activité d’appartenance, ils remplissent, à la fois, une fonction subjective de plaisir personnel et de représentation sociale.

D’après Monica-Holden Graber, consultante de RISC, « entre 1998 et 2000, le taux de pénétration du luxe est passé de 52 à 60% en Europe (69% en Italie, 68% Grande-Bretagne et 61% en France). Et hors de l’Europe, les chiffres sont de 62% pour le Japon et 65% pour les USA» 79 . Elle résume cette démocratisation par la forte progression du niveau de la clientèle occasionnelle, de plus en plus jeune et étrangère d’ailleurs. Selon Comité Colbert, en 2002, « les métiers de la création et du luxe représentent un CA de 10,67Mds euros, dont 80% à l’export. Quatre grands marchés sont en dehors de la France : l’Europe (21%), les Etas-Unis (19%), le Japon(17,5%) et l’Asie Pacifique comme la Chine, la Corée, etc.(14%) » 80 . C’est donc, certes, que les marques intensifient leurs efforts pour aider leurs membres du Comité à peser d’un poids plus fort à l’international.

Mais, dans ce cas, dès qu’il y a interchangeabilité, banalisation, destruction par consommation, le luxe peut se heurter à un risque existentiel, c’est-à-dire à une consommation plus banalisée. Les deux termes ont un commun dénominateur comme la définition de Baudrillard 81  : « on n’achète pas un objet mais un signe ». On quitte l’univers matériel pour entrer dans l’univers symbolique. Et c’est cette osmose de l’un et de l’autre, cette interaction de l’un sur l’autre qui donne sa spécificité au luxe.

Dans cette situation, comment se fait-il que les marques de luxe gardent leurs aspects d’inaccessibilité, de désir, de rêve, avec un taux de pénétration du moyen 60% ? Quand les marques de luxe arrivent à la production de masse, elles ne peuvent pas insister dans la même logique de marché. Donc ce secteur a changé de système, mais il est encore dans une logique très élitiste. Il est néanmoins vrai que la perception des marques de luxe évolue. Pour devenir un marché de masse, le luxe s’adapte à une nouvelle logique et passe à la vitesse supérieure en matière de connaissance de la clientèle.

Donc le devoir du luxe reste qu’il faut connaître ses clientèles. D’après Castarede, la clientèle du luxe présente des caractéristiques propres dont « la première est qu’il s’agit de « consommateur » ayant des moyens financiers plus importants que la moyenne » 82 . Cette catégorie sociale particulière a des motivations qui sont différentes des autres : elle répond à ses désirs et non à ses besoins et agit autant sur le mental que sur le matériel. Dans Système de la mode, Roland Barthes nous explique que « la mode apparaît essentiellement – et c’est la définition finale de son économie – comme un système de signifiants, une activité classificatrice, un ordre bien plus sémiologique que sémantique » 83 . A cet égard, nous pouvons parfaitement appliquer cette explication au luxe.

C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, leurs stratégies de marketing moderne se focalisent sur leur volet électronique. Les marques de luxe sont en mesure de mieux répondre aux attentes de leurs clientèles, elles utilisent leurs sites Internet pour créer un lien avec leurs clients, pour les tenir informés des nouvelles collections, des ouvertures de boutiques ou tout simplement de l’actualité de la marque. Ce qui a poussé les marques de luxe à développer un site moderne, ce n’est justement pas la notoriété de la marque, qui n’est plus à faire, mais bien son image. Certes, l’Internet est aujourd’hui encore un vecteur de modernité pouvant aisément contaminer favorablement la marque qui s’y présente. Le site Web induit de nouveaux comportements d’achat et amène de nouveaux consommateurs aux marques de luxe. Un site Internet, c’est d’abord une vitrine ouverte 24h sur 24, accessible partout dans le monde, visible par n’importe qui. Tout le monde peut rentrer dans cette boutique virtuelle.

Depuis plusieurs années, toutes ont pour cible les mêmes 18-25 ans et pour obsession le rajeunissement de leur clientèle et de leur image. Certes, le pouvoir d’achat et la puissance de prescription des jeunes augmentent. Ils consomment du luxe avec appétit, comme tout le reste, zappant volontiers d’une marque à une autre. Par ailleurs, les marques de luxe se présentent sur l’Internet, en comptant sur l’audience des jeunes générations riches qui utilisent les nouvelles technologies et sont de plus en plus attirées par les objets de luxe. Mais elles misent à présent aussi sur l’arrivée dans leurs boutiques de nouveaux clients qui auront effectué une visite préalable sur leur site Internet. De l’autre côté, les clients habituels ont aussi à leur disposition une information plus précise et connaissent donc mieux les produits. Ils peuvent aussi bénéficier de services particuliers.

En ce concerne des jeunes millionnaires sur Internet, citons une rubrique 84 de CB News « spécial luxe » : « de jeunes millionnaires branchés sur Internet et animés par une furieuse envie de dépenser en ligne. Reste que du côté des maisons de luxe, on hésite à franchir le cap. Ils sont jeunes. Ils sont riches. Ils sont connectés. Millionnaires en euros et en dollars, ils ne demandent qu’à combler leurs besoins. Ils vivent dans des pays matures ou émergents et ont une valeur commune : l’épicurisme85. Pas question donc de s’embourber dans des questions de délais ou de déplacement. Quoi de plus simple pour eux que de céder au plaisir d’effectuer leurs achats d’un simple clic, confortablement installés devant leur écran de PC ? Seulement voilà, du côté des grandes maisons, on hésite encore à franchir le pas de la vente en ligne. Ce n’est pourtant pas l’envie qui manque du côté des cyberconsommateurs. Pour preuve, aux Etats-Unis, ils seraient 91% de « nouveaux riches » à surfer régulièrement en ligne86. Mieux 76% se seraient déclarés prêts à acheter au moins un produit de luxe au cours de l’année 2002. Du côté européen, le chiffre n’est pas mal non plus. Il y a moins d’un, ils étaient ainsi 48% à prévoir des achats haut de gamme on line dans les mois à venir87. Et contrairement aux idées reçues, les jeunes nababs du Net ne seraient pas plus difficiles à contenter que la moyenne des acheteurs : environ 90% d’entre eux seraient satisfait de leurs récentes acquisitions sur la Toile ».

Comment se rendre compte alors des besoins de cette population désireuse de dépenser sur le Net ? Pour Simon Nyeck, professeur associé au département marketing de l’ESSEC, les sites de luxe doivent s’axer sur les exclusivités, le côté pratique et la facilité. « Dans cette logique, il faut des rubriques précises, affirme le professeur de l’ESSEC. Les portails doivent aussi avoir un certain design et posséder des animations en 3D pour permettre aux visiteurs d’observer la marchandise. » 88 Les marques tentées par l’expérience n’ont plus qu’à s’exécuter. Mais nul doute que la route sera longue avant que les jeunes internautes voient leurs attentes mercantiles comblées par la fée Internet.

Finalement nous savons qu’il n’y a pas qu’une seule sorte de clients des marques de luxe. Le produit de luxe, parce qu’il n’est pas très inaccessible, est l’objet d’une très forte communication, et l’arrivée d’Internet va sans doute amplifier le phénomène. C’est la raison pour laquelle nous parlons si souvent de « démocratisation du luxe » au niveau de la communication. C’est ce que nous allons d’ailleurs analyser dans les prochaines parties.

Dans cette situation de démocratisation du luxe, est-ce que le luxe peut être indépendant dans la société ? Quelles relations existe-t-il entre le contexte social et les marques de luxe ?

Notes
75.

Nicolas RIOU, Pub Fiction, Paris, Edition d’Organisation, 2002, p. 100.

76.

Gilles MARION, « Les spécificités du management de l’objet de luxe », http://www.em-lyon.com/france/faculte/professeurs/alpha/marion/Specificiites_luxe.PDF

77.

Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Folio Essais, 1993.

78.

Danielle ALLERES, L’empire du luxe, Paris, Belfond, 1992, p. 202-203.

79.

Cf. l’article de Marie LEJEUNE-PIAT, dans la rubrique « Les nouveaux challengers » de CB News, n°684, 17 décembre 2001, p.18.

80.

Cf. l’article de Isabelle MUSNICK, dans la rubrique « Aider les marques françaises à se développer à l’étranger» de CB News (CB News Lux), n°728, décembre 2002, p.46.

81.

Jean BAUDRILLARD, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

82.

Jean CASTAREDE, Op.cit., p.71.

83.

Roland BARTHES, Système de la mode, Paris, Seuil, 1983.

84.

Voir à la rubrique de Laurence GARNERIE, « Jet-setters en manque de shopping en ligne », CB News, N°728, décembre 2002, p.164.

85.

« Les Marques du luxe et Internet », Eurostaf, juillet 2001.

86.

« Find Newly affluent Luxury Shoppers Online », Forrester Research, juin 2002.

87.

« Luxury Brands must end up cheap web offering », Forrester Research, décecmbre, 2001.

88.

Voir à la rubrique de « Jet-setters en manque de shopping en ligne », CB News, N°728, décembre 2002, p.164.