2.2.3. Adaptation par les personnages

Rares sont les images publicitaires sans présence humaine. Le personnage-modèle représente à la fois le prescripteur et la cible du produit. Grâce à lui, l’image devient signifiante et implicative. Sa présence permet la valorisation du produit qui lui est associé et l’identification du consommateur. Un processus de signification par transitivité assure la valorisation de l’objet publicitaire. En effet, dans l’impossibilité de signifier iconiquement les traits positifs du produit, celui-ci est représenté à côté de personnages dont les attributs positifs sont bien connus. Par le biais de cette contiguïté, s’opère un transfert sémantique des qualités. C’est pourquoi, le choix du personnage n’est jamais innocent et sa mise en scène toujours soignée.

L’expression visuelle des modèles publicitaires vise à communiquer un message précis et à produire un certain effet. La posture, la gestuelle et la mimique sont les indices d’une communication non verbale implicitement codée à l’intérieur d’un langage iconique reconnaissable par le récepteur. Encore faut-il pour la publicité internationale que ce langage soit universel, ce qui est loin d’être le cas. De ce fait, les variations constatées entre les différentes versions publicitaires concernent aussi bien les normes de figuration que la finalité de la communication.

Le personnage représente avant tout la cible du produit. C’est ainsi que les publicités destinées aux femmes contiennent habituellement une figure féminine. Tout changement de personnage correspond donc à une modification de cible et toute nouvelle mise en scène à un ajustement du message publicitaire au public ciblé. De la sorte, un personnage publicitaire non représentatif des consommateurs ciblés peut, malgré tout, remplir parfaitement sa fonction de prescription et d’identification. En fait, tout dépend de la cohérence générale du message. Lorsque le personnage et l’environnement affichent leur caractère conventionnel et importé, la campagne demeure efficace hors des frontières de son élaboration.

Il est vrai que la notion de modèle renvoie au signe iconique. Un certain nombre de règles de transformation des données visuelles de l’expérience, culturellement codées, vont nous permettre de « reconnaître » des objets, de lieux ou des personnages. Donc il est certain que la signification produite par ces signes iconiques nous renverra à notre expérience et nous poussera à interpréter ces signes iconiques comme les signes socio-culturels eux-mêmes : code des objets, code de vêtements, des lieux, etc. Le même phénomène se produira avec la signification de ce que l’on appelle la proxémique (la gestion de l’espace), de la gestuelle ou de la kinésique (interprétation des mouvements, suggérés dans l’image fixe) 232 .

Tout ce travail d’interprétation est en réalité géré par la scénographie de la représentation au sein de laquelle, s’il y a des personnages, ceux-ci prendront des poses. Il y en a bien sûr une infinité autour desquelles toutes les autres peuvent s’organiser : soit le modèle se présente de face, soit il se présente de profil. La pose de face, le regard tourné vers les spectateurs est la pose la plus implicative pour le spectateur. En effet celui-ci fixe alors le regard du modèle dans une sorte de tropisme projectif. Si dans une image, il y a des personnages, on cherche les visages ; s’il y a regard, on cherche le regard 233 . Ce pseudo face-à-face abolit l’espace de la représentation et établit un semblant de relation interpersonnelle. « C’est un « je » qui s’adresse à un « vous » dans une relation de supériorité et d’injonction, souvent utilisée en publicité et redoublée des formes linguistiques les plus implicatives elles aussi » 234 . Ce type de posture, face-à-face, les yeux dans les yeux, va bien sûr provoquer un type d’adhésion de la part du spectateur favorisant le processus de projection.

De toute façon, concernant les postures, certaines représentations sont plus fréquentes que d’autres. Mathieu Guidère a particulièrement bien expliqué ce point de vue : « la représentation en pied (personnage debout), bien que positivement connotée, est très rare dans la publicité internationale, parce qu’elle oblige le publicitaire à tenir compte d’un grand nombre de paramètres : taille du personnage, poids, forme, habits, etc. La représentation à mi-corps est plus fréquente, mais elle peut poser des problèmes de transfert si l’attitude du personnage et codée ou provocante. En fait, c’est la représentation en buste qui est la plus courante. La prédilection pour ce type de posture s’explique par deux faits. D’une part, elle donne une certaine épaisseur à l’image en variant l’expression corporelle ; d’autre part, elle autorise différentes focalisations (sur le visage, les mains, les yeux, etc.). » Par ailleurs, dans cette perspective, la vue de face est prédominante. La position frontale du personnage possède un puissant pouvoir d’implication du destinataire. Non seulement celui-ci a l’impression d’être personnellement visé par le regard du personnage, mais encore il se trouve en position d’infériorité grâce à une gestuelle indicative bien étudiée 235 .

Sur les sites de marques de luxe, le personnage féminin a une fonction de « faire-valoir » de l’objet, mais cela ne l’empêche pas d’éclipser celui-ci dans l’esprit du spectateur. La publicité du produit de beauté peut être perçue comme une faveur de la femme qui s’offre elle-même au regard. La médiation du personnage est aussi importante que le produit présenté. Celui-ci n’occupe d’ailleurs que l’angle droit, en bas de l’image. La femme, quant à elle, dans sa posture éclatante, en occupe les trois quarts.

Dans notre cas, les sites de multi-versions de Lancôme sont remarquables. Il s’agit d’une page de site de nouveauté, Purple Rain : parmi ces pages de 22 versions, on peut rencontrer la même publicité sur 18 versions (la même mise en scène). Sur les 3 versions des pays restants, il y a des absences de ce genre de page à cause du retard de temps pour la mise à jour.

Image 137 (l’évaluation, le mois octobre 2002)
Image 137 (l’évaluation, le mois octobre 2002)

En fait, on retrouve les mêmes éléments iconiques dans les deux versions de différents mannequins : les flacons de produits de beauté occupent la même place (en bas, à droite), également pour le nom du produit « Purple Rain » (en haut, à droite) et une phrase « Collection automne hiver 2002 par Fred Farrusia» et d’ailleurs une signature de Fred Farrusia, le fameux « make-up artiste» mondial qui s’occupe du maquillage des deux mannequins (en bas, à gauche).

Il est vrai que « le nom de marque » désigne l’émetteur ou le créateur du produit ; ce peut être une personne physique ou une entreprise désignée par un nom déposé, c’est-à-dire régi par une législation. Il y a ensuite « le nom du produit » qui permet d’identifier l’objet de la publicité au travers d’un système de désignation analogue à celui de la filiation : Purple rain, la nouveauté de Lancôme ; etc. Ainsi un processus de personnification complexe est enclenché dans lequel le nom désigne constamment, et de manière bi-univoque, un individu-objet unique.

Ces deux constituants (le nom de marque et le nom du produit) sont systématiquement présents sur la publicité de presse écrite et aussi sur les sites Web d’Internet. Ils peuvent être considérés comme des « désignateurs rigides » en raison de leur permanence et par opposition à d’autres appellations variables selon les messages et selon les zones de diffusion. C’est le cas du « nom de caution » qui désigne le personnage présenté comme garant de la qualité du produit. Il s’agit généralement de célébrités du monde cinématographique, de la mode ou du sport dont la notoriété est exploitée pour assurer le succès du produit. C’est le cas aussi du « nom de procédé ». Celui-ci recouvre tous les termes relevant de l’innovation spécifique à un secteur d’activité, lesquels termes pénètrent le langage quotidien par le biais de la publicité.

Chaque nom a une place et une fonction bien définie. A chaque appellation est assignée un rôle précis dans l’économie générale de publicité. Ce n’est pas le cas en publicité : le nom, celui de la marque comme celui du produit, participe à la construction d’une représentation fondée sur la transitivité. Il faut faire passer le récepteur de la dénotation à la connotation, c’est-à-dire d’une réalité objective à une perception subjective de l’objet et de l’univers qui lui est associé. Cette association permet une identification immédiate du produit à l’appellation, et inversement.

Mais le traducteur ne procède pas à une adaptation de transfert: il ne traduit pas le nom, pas plus qu’il ne le transcrit dans la langue d’accueil. L’appellation est donnée sous sa forme originale, sans modification morphologique ni phonologique. De ce fait, elle est érigée en logotype, c’est-à-dire en signe iconographique distinctif de l’émetteur 236 .

Le mannequin (une femme noire ou une femme blanche) se situe à gauche de la page. Il affiche presque la même mimique sur les deux versions (sexy et arrogante), et ses postures sont identiques (le bras droit est levé qui entoure la tête du mannequin, la position de la main droite qui écarte l’index et des autres doigts ). Les couleurs de l’arrière-plan sont identiques. Les mises en scène des pluies et de l’arc-en-ciel sont aussi semblables. Les deux mannequins portent une tenue de soirée identique.

On constate ainsi, sur le plan iconographique, le maintien du même plan et du même angle de prise de vue. Mais malgré ces points communs, on remarque sans difficulté, un changement radical de scène lors du passage d’une langue à l’autre. Par ailleurs, nous sommes obligés d’arrêter notre regard sur le visage du mannequin parce que les personnages sont fondamentalement différents ; l’un a la peau noire et l’autre a la peau blanche.

Enfin, il s’agit du changement de personnage. Surtout pour les pays asiatiques comme la Corée, le Japon, le Singapour et le Taiwan, on a retouché la photo pour la préférence du mannequin blanc tout en conservant la même expression de la mise en scène par rapport aux autres sites. Dans ce cas, la publicité et la figuration usent des types et des prototypes pour mieux « coller » à l’imaginaire des récepteurs. Ainsi, une femme blanche non représentative des consommateurs ciblés peut, malgré tout, remplir parfaitement sa fonction de prescription et l’identification. Lorsque le personnage affiche un caractère conventionnel et importé, la campagne demeure efficace hors des frontières de son élaboration. Ainsi la blonde aux yeux bleus n’a pas fini de faire des ravages publicitaires dans les pays asiatiques et dans certains pays comme le Mexique, l’Allemagne, l’Espagne, l’Irlande, le Portugal et le Royaume Uni.

Notes
232.

Edward T. HALL, La dimension caché, Paris, Seuil, coll. « Points », 1978. et Le langage silencieux, Paris, Seuil, coll. » Points», 1984.

233.

Pierre FRESNALUT-DERUELLE, « La direction du regard », in L’éloquence des images, PUF, 1993. et Martine JOLY, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, 1993, p.92-94.

234.

George PENINOU, Intelligence de la publicité, Paris, Laffont, 1972, .

235.

Voir à ce sujet, Georges PENINOU, « Physique et métaphysique de l’image publicitaire », Communications, n°15, Paris, Seuil, 1970, p. 96-109

236.

Voir à ce sujet, Jean-Marie FLOCH, « la voie des logos : le face-à-face des logos IBM et APPLE » in Identités Visuelles, Paris, PUF, 1995, p.43-78.