1.2. Chanel : Culture féminine de la provocation

Fortement engagée dans une culture variée et mondialisée, Chanel comporte cinq grandes catégories de produits (produits de beauté, parfums, accessoires, vêtements, bagages). Donc ses discours se développent dans la communication qui convient au nom de la « méga-marque ». Malgré la complexité de ses valeurs, nous positionnons cette marque dans le quadrant de la Vision. Car, a priori, ce site repose sur la légitimité de la Vision par sa capacité de donner une signification aux contextes.

Pour atteindre une notoriété internationale, cette marque bâtit une sorte de légende autour de leur fondateur, Coco Chanel et cultive une sorte de « territoire » imaginaire. Donc ce qui est important ici est comment utiliser le site Web en tant que moyen de communication publicitaire. De ce point de vue, il n’est pas étrange de rappeler la définition de Jean Castarede : « Le produit de luxe est à la fois un objet et un espace mental. La communication s’appliquera donc à sa qualité, son prix, son utilisation, sa commodité, mais surtout à son originalité, sa valeur, sa beauté, sa nouveauté, sa capacité de vous faire entrer dans un cercle d’initiés ou de privilégiés. Puisqu’il s’agit d’un produit qui raconte une histoire, la communication va jouer un rôle fondamental » 274 .

En fait, Chanel fonde plusieurs valeurs d’identité sur une culture féminine de Mademoiselle Chanel. Gabrielle Chanel, son style et son personnage fabriquent l’esprit de fondation de Chanel.

« L’extravagance et la sophistication de la mode de la fin du XIX e siècle lui déplaisent profondément. Elle ne correspond plus aux besoins des femmes du XX ème siècle dont les conditions de vie ont changé. Les Parisiennes bougent, travaillent pour certaines, prennent les transports en commun, se déplacent à pied ou en voiture et rêvent de vêtements chics, pratiques et confortables qu’elles garderont longtemps. C’est pour anticiper cette évolution que Coco impose rapidement son style à l’élégance luxueuse et sobre. En travaillant de nouvelles matières telles que le jersey et le crêpe, en créant des coupes inédites pour ses tailleurs aux couleurs flamboyantes et en inventant des accessoires aussi pratiques qu’originaux, elle révolutionne la couture des années vingt » 275 .

C’est la raison pour laquelle le site propose une partie qui se nomme « Au cœur de Chanel ». Cela nous permet de comprendre l’identité de cette marque comme Coco Chanel a gravé sur le site : audacieuse, unique, perfectionniste, passionnée, visionnaire. Il s’agit des termes concernant les statuts de la femme professionnelle et indépendante. La représentation de la femme est dans cette culture, celle d’une femme active et engagée professionnellement. C’est exactement Coco Chanel et à la fois une femme idéale que Chanel veut créer. Comme le site l’indique, ces termes appartiennent à son personnage et son style. En fait, pour Chanel, « la beauté est intérieure et la femme doit irradier. D’où les critères qui la transposent : une perfection tout à la fois naturelle, sobre et sexy. Au-delà des produits, le génie de Chanel réside dans son regard sur la femme, une philosophie de la beauté qui est aussi une philosophie de la vie ».

Ces valeurs comportent le plaisir, le culte de l’individualité, l’assouvissement de ses envies, la tradition historique qui donne la vision. Cette marque veut se présenter, à travers à la fois une créatrice et une fondatrice, comme le pionnier de la nouvelle société. Le statut de leader apparaît naturellement a priori comme le plus favorable de tous. Une marque leader bénéficie en règle générale de son statut de leader, par le fait qu’on lui reconnaît implicitement un degré de réussite et donc de prégnance de l’offre par rapport à celle de ses concurrents. Cet élément constitutif de l’identité de cette marque est son côté provocateur et transgressif, représenté par le créateur perfectionniste. Ce sont ces aspects engagés qui positionnent la marque aussi dans le quadrant de la vision.

Comme le souligne Gilles Marion dans son article, « la gestion d’une marque de luxe consiste à faire partager ses valeurs et sa vision du monde. Ses valeurs sont l’expression d’un capital patiemment accumulé au fil du temps. C’est pourquoi toutes les marques font référence à leur date de naissance, et au premier signataire, plus ou moins mythique, qui a fondé la maison »276.

Robert Rochefort a bien dit sur ce sujet-là : « Le luxe s’est toujours présenté comme atemporel et indémodable. Les biens de luxe sont le contraire de l’éphémère et des superficielles caractéristiques des années 80, en rupture desquelles s’inscrit aujourd’hui la consommation. (...) Le produit indémodable et rassurant parce que l’on sait qu’il existait déjà à l’identique il y a vingt ou cinquante ans et on espère que cela sera encore le cas dans vingt ou dans cinquante ans ».277

Par ailleurs, le côté transgressif de la marque ne s’exprime donc plus seulement par un goût pour la provocation, mais aussi par un projet collectif. Chanel se présente comme la marque qui sait interpréter, comprendre et anticiper les besoins de la femme, en exploitant avec elle les nouvelles frontières de la féminité. Le site nous montre son point de vue féminin par la description créative de Coco Chanel : « Gabrielle Chanel veut une femme libre, libre de ses mouvements, de ses opinions, de ses choix. Sa mode fluide, laissant respirer, bouger et travailler traduit cette conviction préfigurant l’émancipation féminine. Non ostentatoire, le luxe rime pour elle avec sobriété. Pour utiliser cet apparent paradoxe, elle démonte puis remonte ses bijoux, en alliant avec humour et grâce le précieux avec le faux, jusqu’à créer un nouveau style de bijoux aisés à parler du matin au soir ».

Le site nous montre la volonté de la marque qui veut réaliser la fonction d’un laboratoire, un caractère remarquable de ce quadrant. « Dans son défi des conventions, son indépendance d’esprit, Gabrielle Chanel se montre aussi provocatrice que le rouge à lèvres éclatante qu’elle signe. Ses contemporaines se caparaçonnent et elle, déboutonne ses clos, montre ses chevilles et porte le pantalon avec l’aplomb désinvolte de ses chevaliers servants. Pendant la Première Guerre Mondiale, l’approvisionnement en tissu devient très difficile. Qu’à cela ne tienne ! Pour ses robes, elle utilise le jersey jusqu’alors réservé aux sous-vêtements des hommes et cette audace inconcevable déchaîne l’enthousiasme de femmes qui jusqu’ici trouvaient inconvenante la seule pensée des dessous masculins ».

C’est l’élaboration d’une vision qui est toujours inscrite dans un questionnement et une préoccupation d’amélioration et de transformation des conditions de vie d’une collectivité comme dans la situation de la Première Guerre Mondiale. C’est la raison pour laquelle elle pouvait s’intéresser au monde masculin pour emprunter les styles à l’allure de décontraction. « La mode à la « garçonne » lui doit évidemment beaucoup, l’audace de Chanel a nourri son mystère. Même si sa mode emprunte au vêtement masculin, elle est persuadée que « plus une femme est féminine, plus elle est forte» Nous pouvons ici remarquer le rejet des signes les plus caractéristiques de la mode féminine de l’époque, ainsi que la récurrence des figures qu’elle a empruntées aux univers du sport, du travail et au système vestimentaire masculin.

Dans ce cas, nous sommes d’accord avec l’analyse de Jean-Marie Floch : « le rejet de ces signes et la convocation de ces figures constituent la dimension sémiotique figurative du total look » 278 . C’est-à-dire que Chanel rejette, dans la mode féminine de l’époque, tout ce qui ne correspond pas à une véritable fonction du vêtement : marcher, porter, travailler… Le vêtement doit servir : il doit être pratique et confortable comme l’exprime la citation de Delay,« Je travaillais, confia-t-elle, pour une société nouvelle ; j’avais désormais une clientèle de femmes actives ; une femme active a besoin d’être à l’aise dans sa robe. Il faut pouvoir retrousser des manches »279.

«  Chanel vivait comme elle créait, en se moquant des préjugées des contraintes sociales et des règles établies. Elle incarne une nouvelle féminité, qui tourne les têtes et révolutionne le monde de la mode ». Dans ce sens, la vision devient une tension idéale vers un futur atemporel et cela signifie un rapprochement de la finalité inapprochable. Ce genre d’esprit peut être interprété comme une volonté qui est née d’une remise en question du présent.

En fait, il est difficile pour les marques de trouver le juste équilibre entre la référence au passé et la modernité. Mais Chanel a compris la leçon : pour développer l’imaginaire de la marque, elle a cultivé les signes de Coco tout en les réinterprétant selon les modes de vie actuels. Ce site elle nous propose beaucoup d’informations décrivant et indiquant dans la fonction des produits. Pour cela, cette marque utilise, sans hésitation, les acteurs, l’expert, le scientifique et le fondateur.

Bernard Cathelat confirme cette tendance sociologique : « Au-delà du dialogue aujourd’hui possible, c’est la capacité des marques à développer une communication personnalisée à l’individu ou au groupe d’individus, qui générera une image relationnelle forte. Quand Chanel propose avec Agnès Belisle, sacrée interlocutrice privilégiée de la marque, des conseils beauté et de l’information sur les produits et leur utilisation, c’est à partir d’une palette de 40 façons différentes de prendre en compte les problèmes de beauté des femmes et de leur apporter les solutions spécifiques. La communication personnalisée, c’est créer le sentiment chez le consommateur que vous avez compris non seulement ses besoins, mais aussi ce qu’il est dans son unicité d’être humain avec des valeurs individuelles et son apparence à une communauté socioculturelle. »280

Jean-Noël Kapferer résume justement ce genre de l’essai : « Le challenge du luxe moderne est de séduire et de conserver les consommateurs d’aujourd’hui. La stricte référence explicite au passé enferme » 281 . Donc l’innovation aussi capitale : « Avec sa complice Heidi Marawetz, Dominique Moncourtois travaille en étroite collaboration avec le Laboratoire Cosmétiques de Chanel pour créer des produits qui conjuguent esprit d’avant-garde et innovation ».

« A l’aube du XXIe siècle, Chanel demeure unique en son genre et le luxe confortable qu’elle crée à toujours un temps d’avance sur ses contemporains. Elle a senti avant tout le monde que les années 2000 seraient celles du luxe confort. Non pas celui des années vingt qui prônait la liberté et le nouveau mais celui d’un luxe parvenu à la maturité, ouvert sur l’épanouissement et la plénitude personnelle. Ce luxe multi-sensoriel fait la part belle à l’émotion, assume son goût pour la différence et défie par sa créativité toutes les formes de vulgarité. La nouvelle boutique de haute joaillerie Chanel située au 18, place Vendôme, juste en face de l’hôtel Ritz où habitait Mademoiselle, en est l’exemple parfait. La féminité, la sensualité, l’intimité et la sérénité sont autant de noms féminins à s’être donnés le mot pour rejoindre Mademoiselle Chanel, dans ce lieu magique »282.

D’ailleurs, il est certain qu’elle offre aussi l’occasion de diagnostiquer le soin adapté à chaque client selon son type de peaux et sa personnalité. Il s’agit de la valorisation de la communauté et de l’individu engagé sous le nom de nouveau produit « Précision » pour entretenir avec sa clientèle des rapports privilégiés. Cette relation s’appuie sur un type globalisant qui est essentiellement intellectuel. Chanel crée donc les parties de « Précision diagnostic » et « Conseils d’application » sur son site Web. C’est enfin la relation qui a un sens profond pour les clients. Elle se présente sous la forme de participation du diagnostic et de réception des résultats.

C’est cela qui nous confirme l’inscription de l’identité de Chanel dans le quadrant de la Vision.

Notes
274.

Jean CASTAREDE, Le Luxe, Paris, PUF, 2003, p. 83.

275.

Saphia RICHOU et Michel LOMBARD, Le luxe dans tous ses états, Paris, Economica, 1999, p. 83.

276.

Gilles MARION, « Les spécificités du management de l’objet de luxe », http://www.em-lyon.com/france/faculte/professeurs/alpha/marion/Specificiites_luxe.PDF

277.

Robert ROCHEFORT, La société des consommateurs, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 183.

278.

Jean-Marie FLOCH, « La liberté et le maintien », Identités visuelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 112.

279.

Claude DELAY, Chanel solitaire, Paris, Gallimard, 1983, p. 117.

280.

Bernard CATHELAT, Les nouveaux horizons de la consommation, Paris, Plon, p. 127.

281.

Jean-Noël KAPFERE, Les marques : capital de l’entreprise, Paris, Edition d’Organisation, 1998, p. 92.

282.

Saphia RICHOU et Michel LOMBARD, Le luxe dans tous ses états, Paris, Economica, 1999, p.85.