En 1996, Louis Vuitton faisait son premier pas sur le Net avec www.Louisvuittoncup.com . Un an plus tard, la marque lançait son site institutionnel, www.Vuitton.com , qui fait aujourd’hui peau neuve avec une seconde version, réalisée par Agency.com Paris. Sa mission répond aux attentes des clients, futurs collaborateurs et tous ceux qui ne connaissent pas l’univers de Vuitton. En termes d’image, ce site se veut cohérent avec la communication globale et les outils marketing. Entièrement dynamique et animé, décliné en cinq langues (français, anglais, japonais, chinois, coréen), il s’articule autour de six rubriques : collections (maroquinerie, accessoires, prêt-à-porter, souliers), modernité/nouveauté (vidéos des défilés), monde à part (histoire de la marque et visite virtuelle du musée), événements (voile, auto, mode), voyages/découverte et services (magasins, sélections de produits).
Vuitton présente la source de légitimité fondamentale dans le concept de la marque : « objets de voyage ». Dans tout le parcours du site, il n’est pas étrange de rappeler le terme « Isotopie » surtout en s’attachant particulièrement à « l’isotopie sémantique ». Nous pouvons utiliser ce concept afin de contribuer à la définition de la « cohérence » des discours (textes et images) du site Web de Vuitton. Pour mieux comprendre ce mot, nous pouvons d’abord lire une définition de Floch 283 :
« Une isotopie est cette récurrence d’une ou de plusieurs unités sémantiques qui assure l’homogénéité d’un discours ; c’est en quelque sorte le dénominateur commun qui peu à peu s’installe et se conforte dans le déroulement du texte – ou dans le déploiement de l’image – et qui assure finalement la cohérence de son contenu. Si l’on se place du côté de la réception, du côté du lecteur ou du spectateur, c’est le niveau de saisie ou d’interprétation homogène qui résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés. L’isotopie est donc un phénomène sémiotique lié à la dimension syntagmatique du discours : aux combinaisons des unités, à leur co-présence ainsi qu’à leur enchaînement orienté. L’un des buts de la description d’un texte ou d’une image est la reconnaissance des isotopies ; il s’agit alors de dégager les réseaux de relations qui sous-tendent le contenu du discours examiné, en travaillant à partir des valeurs contextuelles prises par les différents éléments du texte ou de l’image. » Donc notre analyse sur Vuitton reposera sur le concept de « l’Isotopie » concernant la valeur de la marque « Voyage ».
« Voyage » est un terme qui comporte typiquement des valeurs de Projet comme l’évasion, le rêve, l’aventure, renouvellement, etc. A partir de la page d’accueil, le concept du « voyage » de la marque s’exprime, d’une part, à l’aide des moyens musicaux. La musique qui est accompagnée par les rires d’enfants, le bruit de la mer, le chant d’oiseaux de mer et un sifflement de bateau, faire rêver un lointain ailleurs comme le sable au soleil et le bord de mer comme nous avons analysé dans la partie précédente « Marketing sonore ». Le son musical renforce l’identité du « voyage ». Il s’agit de l’isotopie auditive pour donner l’image de la nature qui provoque le concept du « voyage ».
D’autre part, nous pouvons rencontrer des discours voyagistes variés partout dans son site Web : « Voyage, Découverte », « Carnet de Voyage », « L’art de faire sa valise », etc. Ces discours se déroulent sur le menu « Voyage, Découverte ». Cette partie semble apparemment donner de vraies informations sur le voyage à travers quatre dimensions : visiter, lire, sortir, s’organiser. Et aussi, par la partie « l’art de faire sa valise », Vuitton a l’air de conseiller le vrai art de faire la valise pour le voyage concernant ses produits de voyage. Mais son vrai objectif est de provoquer l’envie de partir. Vuitton manifeste son identité de marque comme suivant : « Depuis les premières malles de 1854, le voyage fait partie de l’univers Louis Vuitton ». Les images de la ville comme carte postale et les mots comme « séjours », « week-end » jouent suffisamment le rôle de provocateur.
D’un autre côté, le concept de « Voyage » se lie au « voyage dans l’univers passé ». Il s’agit du voyage dans la temporalité passée. Vuitton présente un menu principal « Louis Vuitton, l’Art de traverser le temps ». Ce genre de discours symbolise parfaitement le rôle de l’objet de luxe dans la transmission de l’histoire familiale et de la culture. Ce court film résume l’importance des objets qui lient à la famille, à son univers et à ses valeurs.
Nous sommes dans un monde qui valorise de plus en plus l’histoire des choses. Cette marque se forge une identité sur l’essentiel, la tradition. Vuitton nous propose un film court qui raconte la légende et l’esprit de la marque avant d’entrer dans l’histoire chronologique qui se nomme « Bienvenue dans le musée du voyage ». La légende de Louis Vuitton se déroule comme un film documentaire ; la couleur des pages est comme une photographie en noir et blanc usée, et la taille des pages est aussi conçue comme le vrai film documentaire qui s’est tourné avec la pellicule 8mm. Ces images nous permettent de retourner vers la temporalité passée avec nostalgie. Ce type d’émotion vient du caractère du côté ludique.
Voyons ce que Vuitton veut nous montrer à travers les discours de ce film documentaire et trouvons les isotopies du concept du Voyage :
Louis Vuitton, l’art de traverser le temps :
Passion du voyage... Ivresse de l’aventure... Noblesse des matières... Plaisir de découvrir... Savoir-faire ancestral... Amour de la création... Goût de la tradition, Luxe... Calme et Volupté Au-delà des modes, au-delà du temps L’esprit d’une marque légendaire L’essence de Louis Vuitton Bienvenue dans le musée du voyage... |
Les verbes comme « traverser » et « découvrir », les substantifs abstraits tels que « voyage » » et « aventure », le syntagme prépositionnel comme « au-delà », ces termes appartiennent à la notion du voyage. A vrai dire le passé ne peut pas être ignoré dans la proposition d’un voyage dans le temps. Nous pouvons y ajouter un mot comme la « tradition ». Même lointain, elle demeure partie intégrante de l’identité d’une marque. Le renier, c’est s’exposer à des contradictions et à des contestations parasitaires éventuelles. L’oublier, c’est perdre peu à peu une partie de son identité. Le négliger, c’est encourir le risque de manquer l’opportunité d’une valorisation potentielle. On est toujours responsable de son passé, que l’on en ait, ou non eu la maîtrise. Ce qui, pour des marques anciennes, autrement dit des marques dont l’âge chronologique est avancé, peut parfois être délicat à gérer et le sera de plus en plus.
Ces discours peuvent par conséquent se résumer en deux concepts « Voyage » et « Tradition ». Pour montrer son esprit de marque légendaire au-delà du temps, Vuitton emprunte une fameuse phrase du poème « L’invitation au Voyage » dans Les fleurs du mal de Baudelaire : Luxe, Calme et Volupté. Il suffit de regarder l’original du poème » Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté » pour mieux comprendre l’intention de cette citation.
Quant aux images, nous y remarquons des objets anciens, rustiques ou artisanaux comme de vieux wagons, des outils rustiques, etc. Là où il y a encore à peine un siècle, l’histoire se contentait de quelques supports de mémoire parcellaires, parfois altérables et souvent éphémères, elle dispose aujourd’hui d’outils multiples et variés, sophistiqués et répandus, disposés à enregistrer pour l’éternité, les différentes versions possibles de la vie de la marque. Dans ce sens, l’instantanéité et l’atemporalité s’associent dans une représentation purement abstraite et mentalisée de la dimension temporelle. Ces objets relèvent souvent de l’ordre du mythe et se définissent souvent par leurs caractères éphémères. La référence artistique et artisanale traduit bien l’esprit de la marque, ses valeurs. Le flou de la technique renvoie à l’intemporel, à l’immatériel. Il s’agit de la temporalité abstraite. Il s’agit aussi des discours concernant l’amélioration liée à sa projection vers le futur, à sa recherche de la nouveauté. En ce qui concerne le statut de ce genre d’objet, nous renvoyons à Jean Baudrillard :
‘« Dans la mesure où il est vécu comme signe, il ne se distingue pas de n’importe quel autre élément et il est relatif à tous les autres. Dans la mesure, au contraire, où il présente une moindre relativité aux autres objets et se donne comme totalité, comme présence authentique, il a un statut psychologique spécial. (...) L’exigence à laquelle répondent les objets anciens est celle d’un être définitif, un être accompli. Le temps de l’objet mythologique, c’est le parfait : c’est ce qui a lieu dans le présent comme ayant eu lieu jadis, et qui par cela même est fondé sur soi, « authentique ». L’objet ancien, c’est toujours, au sens fort du mot, un « portrait de famille ». C’est sous la forme concrète d’un objet, l’immémoralisation d’un être précédent – processus qui équivaut dans l’ordre imaginaire à une élision du temps.» 284 ’Cette temporalité se prolonge dans le discours « Le musée du voyage » qui présente l’histoire de la marque selon les créateurs. Sa légitimité fondée sur sa qualité, son raffinement car cette marque de luxe est l’excellence par le savoir-faire (le métier), la tradition de qualité et créativité, mais aussi la légende. Comme Baudrillard a dit, l’ancienneté ou plutôt l’historicité souvent se fonde sur le « portrait de famille ». Il s’agit du territoire des valeurs familiales. Par cette dimension, Vuitton profite de son histoire de famille très longue pour créer une relation avec les clients qui partagent quelque chose de personnel et pour rassembler des clients autour de son projet : « Gaston Vuitton (1883-1970), son petit-fils, collectionneur passionné d’objets de voyage et artiste averti. Aujourd’hui, Patrick Louis Vuitton, cinquième génération entretient le savoir-faire familial et intervient dans la conception de nombreuses commandes spéciales». C’est comme cela que les personnages dans ce site se déclinent aux exigences de ses mythes ou obsessions personnelles ou plutôt familiales. Nous pouvons donc y rencontrer les personnages de l’artiste et du créateur comme une figure qui n’hésite pas devant l’épreuve pour poursuivre son but.
Ce qui importe ici est d’avoir le lien de complicité. L’histoire de Vuitton peut être reconstituée, comprise et interprétée, acceptée et expliquée, afin d’être valorisée au mieux. Pour traduire respectueusement la pensée de Louis Vuitton, cette marque peut être à la fois le sujet et l’objet de la conscience historique. Son histoire peut être résumée comme la matérialisation de sa vie et la concrétisation de son existence.
De l’autre côté, en ce qui concerne la relation, il faut encore faire une autre remarque sur ce site. Il s’agit de la personnalisation des produits, c’est-à-dire que la marque fabrique les produits pour chaque client : les objets commandés peuvent être transformés ou redessinés selon le désir du client. Les clients font également partie de la marque. Il y a des clients porteurs d’image. Par exemple, nous pouvons avoir une valise gravée à notre nom. Cette personnalisation peut être interprétée comme un problème de l’objet unique, spécifié de par sa position finale, et donnant ainsi l’illusion d’une finalité particulière. C’est là ce qu’on peut appeler « le symbolisme de l’objet » 285 d’après Baudrillard. L’objet unique peut se définir par la valorisation d’une signification par un seul client. Car l’objet est symbole. Ce genre de relation est tissé sur la base du plaisir et du caractère individualiste.
Le catalogue des bagages et sacs de Louis Vuitton mentionne bien le lien avec la tradition de sa marque : « la personnalisation artisanale de nos produits perpétue une tradition de raffinement et de service. Plus qu’un moyen d’identification, la peinture en lettres ou le marquage à chaud d’initiales confèrent à vos malles, bagages, sacs et accessoires un caractère très personnel. Nous serions heureux de vous offrir un marquage classique ou audacieux, ou bien une peinture originale (…) Notre goût de la création, notre sens du bel ouvrage et le soin extrême que nous apportons à cette personnalisation feront de votre bagage, de votre sac ou de vos accessoires, des objets absolument uniques »286. Ces commandes spéciales contribuent aussi à nourrir l’histoire de la Maison : « Certaines de ces commandes spéciales font partie de la légende et du patrimoine de la Maison : telle que la malle à clayettes destinée à transporter des fruits frais réalisée pour le Sultan d’Egypte Ismaïl Pacha, le tea-case du Maharadjah de Baroda, la malle-secrétaire du chef d’orchestre et compositeur Leopold Stokowski, ou encore le nécessaire Milano, coffret d’apparat doublé de maroquin rouge présenté à l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925». 287
De ce point de vue, Stéphane Wargnier souligne cette personnalisation contraire à la démocratisation de l’objet de luxe : « à contre-courant de la croissante standardisation des produits, le luxe s’engage sur la voie de l’hyper-personnalisation : résurgence d’une mode sur mesure en dehors du cénacle officiel de la haute couture (…), développement du secteur des commandes particulières chez Hermès, ou renouveau de la vaisselle monogrammée dans les arts de la table ; loin des alibis utilitaires et de la tyrannie du fonctionnel, le luxe redevient scandaleusement excessif et délicieusement irrationnel » 288 .
Pour Louis Vuitton, aller jusqu’au bout de l’élégance et de l’excellence, ce n’est pas seulement une philosophie, c’est une ligne de conduite. C’est ainsi que la Maison s’est associée à de grands événements où la création et le goût du dépassement ont un rôle déterminant. De Paris à New York, de Londres à Pékin, les manifestations les plus prestigieuses et les plus étonnantes du monde.
Ces concours d’élégance automobile sont à l’image de Vuitton et allient tradition et technologie, authenticité et innovation. Dans ce sens, depuis 1983, le Louis Vuitton Cup est devenu une étape incontournable de l’America’s Cup. Elle a pour double objectif de désigner le meilleur Challenger et de le préparer à affronter le Défendeur pour lui ravir la fameuse aiguière d’argent. Que ce soit pour la mode, l’automobile ou la voile, Louis Vuitton a su donner le ton, celui de la création 289 .
C’est l’isotopie du voyage dans ses dimensions discursives, visuelles et auditives, qui se trouvent partout dans le site Web et qui deviennent une raison pour laquelle nous avons décidé sa place dans le quadrant du Projet, même si nous n’arrivons pas à trouver la représentation de la femme caractérisée par Projet.
Jean Marie FLOCH, Identités visuelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 20-21.
Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 106.
Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 130.
Catalogue Louis Vuitton, Paris, Editions Louis Vuitton Malletier, 2001, p. 18.
Catalogue Louis Vuitton, Paris, Editions Louis Vuitton Malletier, 2001, p. 20.
Stéphane WARGNIER, « Misère et splendeur du luxe », Vogue n°762, novembre 1995, p. 125.