3.1. Sisley : Marque Porno-chic

Dans le monde du luxe, les Italiens ont beau être européens, leur histoire est aussi ancienne et tourmentée que celle des Français. Ils partagent avec les Américains beaucoup plus de valeurs qu’avec les habitants de l’hexagone. « Leur indéniable souci de qualité est moins éthéré, moins hautainement aristocratique que les Françaises. Leurs gouvernements n’ont pas eu à cœur, comme en France, d’étrangler lentement l’industrie textile nationale, ce qui leur permet aujourd’hui de s’appuyer sur une formidable base industrielle et une vaste main d’œuvre qualifiée. En outre, ce sont des as du marketing et de la communication»290.

Sisley prétend représenter l’essence de l’émotion, mais quelle distance avec l’émotion de Versace et Paco Rabanne. Chez cette dernière, les images « sensuelles ou sexuelles » mouvantes se déroulent comme un catalogue ou un magazine de mode. Chez Sisley, les images traduisent un plaisir pour les yeux et aussi il y a des musiques pour le plaisir des oreilles. Nous ne pouvons pas trouver telle ou telle explication ou discours sur les produits et ses fonctions. Cette marque introduit de l’affectivité comme Jean Baudrillard le dit : « la fonction de la marque est de signaler le produit, sa fonction seconde est de mobiliser les connotations affectives »291

Nous pouvons aussi rappeler avec Pierre Lartineau que « dans notre économie fortement concurrentielle, peu de produits conservent longtemps une supériorité technique. Il faut leur donner des résonances qui les individualisent, les doter d’associations et d’images, leur donner des significations à de nombreux niveaux, si nous voulons qu’ils se vendent bien et suscitent des attachements affectifs s’exprimant par la fidélité à une marque »292. Sisley utilise alors cette donnée dans sa communication sur Internet.

Il est vrai qu’avec les campagnes publicitaires de la marque Sisley, on assiste à des scénarios hypersexualisés sur le site Web. Le corps-objet participant à cette nouvelle tendance publicitaire qu’on a pris l’habitude d’appeler le « porno chic ». D’après un auteur-actrice du X-film Ovidie, le porno chic est « l’une des dernières inventions sexuelles médiatiques. C’est un terme créé par des journalistes qui regroupe toute utilisation de l’imagerie pornographique dans des sphères plus respectables que l’industrie du X : presse, publicité, mode, art branché» 293 . Lancé par la haute couture et les marques de luxe, le porno chic recycle les codes pornographiques, le plus souvent de manière très esthétisée. Leur but est de remplacer l’image lisse et figée de la bourgeoise bon chic bon genre.

Cette tendance est caractérisée par une confusion, sur le plan des représentations publicitaires, des grandes barrières anthropologiques (clivage des sexes, barrière des espèces, frontière des générations). En fait, d’après encore OVIDIE 294 , le porno chic peut être classé en cinq catégories :

  • En cas très explicite : sexe de la femme apparent, acte sexuel non simulé ;
  • En cas moyennent explicite : représentation imagée des parties génitales féminines ou masculines, simulation d’acte sexuel ;
  • En cas provoquant voir choquant : simulation d’acte zoophile, urophile, ou sado-masochiste ;
  • En cas sexuellement connoté : une jeune femme qui lèche son cône de crème glacée de la même manière qu’on pose pour des photos de fellation ;
  • En cas simplement nu : n’importe quelle publicité pour cosmétique ou couverture magazine.

Le porno chic de Sisley renvoie, en termes de scénographies publicitaires, à la masturbation, à l’homosexualité, au sadomasochisme, à la zoophilie comme les concepts de la marque-stratégie publicitaire et comme la troisième et la quatrième catégorie de Ovidie depuis quelque temps. 295  

A présent, concentrons-nous sur notre corpus, le site Web de Sisley. L’an 2002, le site est conçu sur le thème « Black » en anglais comme nous pouvons facilement reconnaître. Sur l’arrière plan noir, les photos de mannequins quasiment déshabillés se tournent comme une pellicule développée. Il est vrai que, comme la définition de Baudrillard, c’est le corps qui est « un objet plus beau, plus précieux, plus éclatant que tous – plus lourd de connotations encore que l’automobile qui pourtant les résume tous » 296 . Ce que la marque veut montrer, c’est le mythe du plaisir du corps qui enveloppe le signe de la libération physique et sensuelle. Le corps du mannequin est un objet de désir et aussi objet fonctionnel, forum de signes où la mode et la sensualité se mêlent.

De l’autre côté, l’an 2003, le site veut continuer cet état esprit mais plutôt concernant la relation sexuelle. Le thème du site se nommait « Wet » en anglais. Ce titre est très symbolique parce que ce thème « mouillé » qui relève du sensuel et de la signification sexuelle calculée, permet de rappeler l’image érotique. En fait, encore Baudrillard nous soutient pour ce sujet-là : » l’impératif de beauté, qui est impératif de faire-valoir le corps par le détour du réinvestissement narcissique, implique l’érotique, comme faire-valoir sexuel » 297 . Dans notre cas, l’érotique peut se généraliser par l’échange de la sexualité. De plus, le corps érotique se définit par des signes échangés du désir, du corps lieu du phantasme et du désir.

Comme nous pouvons l’imaginer avec ce titre, le lien conçu dans ce sujet, ne semble pas s’adresser seulement à la relation conjugale mais aussi à la relation homosexuelle ou collective. C’est le titre « me, you and him » qui nous aide à directement comprendre la relation triangulaire que la marque veut montrer : « me and you (moi et toi) », « me and him (moi et lui) » et « you and him (toi et lui) ». Il s’agit de l’authenticité des sentiments et de l’authenticité des relations. Ce qui est important est ici l’intensité des émotions plus que le réalisme des situations. Dans ce cas, la temporalité peut se trouver sur des valeurs affectives et émotionnelles. Car nous pouvons supposer que ce thème évoque certain moment passé à la plage comme un souvenir de vacances d’été. Il s’agit du temps de la mémoire et du souvenir se définissant par son caractère personnel et plaisant. Cela veut dire que c’est pour retrouver l’instant subjectif et vécu, un temps lié aux sensations.

De ce contexte, il est évident qu’en ce qui concerne les personnages, il n’y a pas d’expert, de scientifique, de créateur ou fondateur et même pas de fameuses stars. Par ailleurs, les mannequins apparus expriment plutôt une femme ou un homme typiquement sensuel. Il est difficile à définir justement parce que cette femme poursuit une tendance sociale comme objet à désirer et à faire jouir. La représentation de la femme est tout à fait cohérente avec ce type de valorisation de l’Euphorie. La femme incarne un idéal universel de féminité (sexy) qui est fidèle à son émotion. Il s’agit de l’authenticité des sentiments et de l’authenticité des situations.

En fait, d’après encore Baudrillard, « la définition sexuelle de la femme est d’origine historique : le refoulement du corps et l’exploitation de la femme sont placés sous le même signe qui veut que toute catégorie exploitée prenne automatiquement une définition sexuelle. (…) De même que femme et corps furent solidaires dans la servitude, l’émancipation de la femme et l’émancipation du corps sont logiquement et historiquement liées» 298 . Dans ce contexte, le corps de la femme lié à la recherche typique de la culture de ce quadrant induit une vision du corps par le sens extrêmement expressif. Nous pouvons dire des femmes dont l’émancipation constitue le leitmotiv de la société démocratique moderne comme un concept de la liberté sexuelle, l’érotisme, le jeu, etc. Enfin c’est que la marque veut jouer sur l’intérêt personnel, autrement dit qu’elle propose à l’individu de l’investir narcissiquement par le principe de plaisir.

Dans cette continuité, le site, très ludique, veut communiquer un nouvel art de vivre, voire une certaine philosophie : « photogallery », à l’appui, l’internaute pénètre dans l’univers rêvé par la marque qui vise un public jeune et sensible. La marque tient un discours gai et positif, ce genre de discours permet de se détendre et de se divertir. Dans cet espace, les internautes peuvent envoyer leurs photos plutôt rigolotes pour communiquer avec les autres internautes avec un petit mot. La marque veut vraisemblablement utiliser une certaine mode de la société pour des consommateurs très ciblés, jeunes, chics. Ce genre de participation du client lui permet d’avoir une espèce de connivence avec la marque. Et aussi il permet de l’évasion. Evasion entendue au double sens de récréation, de pause agréable et distrayante.

Cette marque nous offre aussi plusieurs goodies et plutôt des jeux virtuels pour provoquer la participation des clients. Ce type de goodies comme l’économiseur d’écrans, les fonds d’écrans, l’écran de veille permet une présence quasi quotidienne de la marque chez l’utilisateur avec une visibilité très importante puisque les goodies utilisent tout l’écran. Il s’agit d’abord de l’euphorisation à travers la surprise et le divertissement. La marque veut amuser avec humour et gaieté. Ici, l’important est de capter l’attention des clients et de les amener à la marque à travers le jeu. D’autre part, il s’agit de l’euphorisation à travers l’excès et la transgression. Dans ce sens, la praticité et la ludicité cohabitent au nom de l’Euphorie. Ce genre d’interactivité est la porte ouverte au ludique, en particulier pour les modes de jeux ou de promotion, surtout si elle est associée à la personnalisation. Ce mouvement profond va déboucher sur une requalification des marques classiques, qui devront trouver de nouveaux registres de communication sur Internet.

Sur le site Web, le culte du bonheur régressif et de l’instant suspendu nous conduisent à positionner Sisley dans la culture du quadrant de l’Euphorie.

Notes
290.

Stéphane MARCHAND, Les guerres du luxe, Paris, Fayard, 2001, p. 19.

291.

Jean BAUDRILLARD, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 267.

292.

Pierre MARTINEAU, Motivation et publicité, p. 75.

293.

OVIDIE, Porno Manifesto, Paris, Flammarion, 2002, p. 156.

294.

OVIDIE, Ibid.,p. 156-157.

295.

Voir les images publicitaires de chaque saison au site: http://www.sisley.com

296.

Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 199.

297.

Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 208.

298.

Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 215.