Avant d’entreprendre l’étude des œuvres d’expression anglaise au Proche-Orient arabe, il nous semble important d’étudier le phénomène des influences étrangères au Proche-Orient, en mettant l’accent sur la rivalité franco-britannique qui est à la base de l’erreur de notre postulat de départ. La France et la Grande-Bretagne (et plus tard les Etats-Unis) qui ont occupé, en se le divisant, le Proche-Orient y ont laissé des empreintes différentes parce que, précisément, elles y ont pratiqué des politiques éducatives différentes, voire divergentes.
L’Egypte et le Liban ont plus particulièrement retenu notre attention parce que ce sont les pays dont est issue la majeure partie des écrivains que nous allons étudier et parce que la politique coloniale qui y a été pratiquée est exemplaire. Nous nous attacherons principalement à la politique d’enseignement des langues, symptomatique d’une attitude plus générale à l’égard d’un pays et de ses habitants. Les effets de ces choix linguistiques apparaissent dans le contenu même de l’ensemble des programmes. L’enseignement des langues faisait, et continue à faire partie d’une visée politique plus large.
La France, depuis longtemps portée par un idéalisme romantique précoce, essayait de frapper l’imaginaire des populations et de se les attacher par des discours empreints d’affectivité, de souci quasi maternel. L’expédition de Bonaparte en Egypte avec sa mission civilisatrice en fut un exemple remarquable. Cette relation imaginaire – souvent réciproque d’ailleurs si l’on considère l’impact des croisades sur les Occidentaux – ressort régulièrement des divers rapports d’inspecteurs en tournée au Levant ou des récits de voyageurs.
A l’opposé, le pragmatisme britannique déclare ouvertement ses intentions impérialistes : investir pour produire des matières premières utiles ou nécessaires à l’entretien des industries de transformation ou des services de l’Angleterre. Efficacité, rigueur sont les maîtres mots d’un colonisateur qui se place du côté de la Loi, qui incarne la Loi.
De cette différence structurelle, la rivalité sur le terrain a laissé des traces que les écrivains relaient en les mettant en scène dans leur(s) propre(s) histoire(s).
Cette étude pourra sembler longue et même parfois s’éloigner de la stricte comparaison des politiques linguistiques des Français et des Anglais au Proche-Orient mais elle sert de contexte historico-politique aux œuvres de notre corpus. Tous les auteurs ont été mêlés à cette histoire. Certains, comme Edward Attiyah ou Abraham Mitrie Rihbany, y ont participé activement. D’autres ont vécu les balbutiements de cet enseignement raisonné des langues et en ont été les témoins privilégiés : parmi eux, Assaad Kayat ou Gregory Wortabet. Des personnages historiques tels que Lord Cromer sont entrés de plain-pied dans des œuvres de fiction (The Map of Love d’Ahdaf Soueif). Tous les écrivains de ce corpus portent la marque de ces rivalités internationales dans leur corps souffrant dont ils ont fait un texte dans une de ces langues coloniales.
Nous avons choisi de citer, parfois longuement, des documents officiels ou des témoignages de contemporains de ces événements qui secouent le Proche-orient depuis plus d’un siècle et demi, afin de mieux faire ressortir les termes dans lesquels sont exposées ces prises de position sur des systèmes éducatifs qui ont laissé une empreinte durable sur les populations soumises : empreinte linguistique mais également culturelle dans la mesure où élèves et étudiants ont, dans la plupart des cas, été dépossédés de leur histoire, de leur géographie, de leur patrimoine littéraire et artistique par les vertus d’un enseignement qui cherchait à déplacer leur loyauté vers un pays occidental. Les documents cités, souvent contemporains des écrivains ou de leurs personnages, permettent de mieux comprendre les effets de ces politiques sur le sujet, effets que nous soulignerons dans les chapitres suivants.
L’insistance sur la langue et sur les différents systèmes scolaires n’est pas totalement arbitraire. Ces problèmes, en effet, ont une place thématiquement importante dans notre corpus.
Si notre étude se focalise sur les influences comparées française et anglaise et omet un certain nombre de facteurs importants , c’est qu’elles sont au centre de notre propos. Il est néanmoins utile de rappeler ici qu’elles ne sont qu’un phénomène culturel relatif et marginal, surtout à l’époque contemporaine. 33
Voir Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East.