I - LA FRANCE ET L'ANGLETERRE DANS LES ECOLES EGYPTIENNES.

Nous nous proposons d'étudier la politique éducative des deux puissances occidentales traditionnelles dans un pays en particulier, à savoir l'Egypte. Choisir l'Egypte nous a paru nécessaire parce que s’y révèle la disproportion entre la durée d'une occupation étrangère et la profondeur de l'empreinte culturelle laissée, en fonction de la politique coloniale menée.

1798 est la date communément retenue en Europe, pour indiquer la renaissance de l'Egypte et, par la suite, celle du Levant. C'est la date de l'Expédition française menée par Bonaparte. A cette époque, l'Egypte vivait dans une sorte d'engourdissement entretenu par une idéologie émanant de centres intellectuels tels que l'université al-Azhar 34 , idéologie qui s’appuyait sur des principes religieux affirmant le caractère sacré de la langue arabe, sur le souvenir d’un passé glorieux de conquêtes et de suprématie militaires qui justifiait un sentiment de supériorité ainsi qu’une indifférence à toute innovation non-musulmane. Propagée par ces prestigieux maîtres, elle était parvenue à maintenir à l'écart des influences étrangères, le pays avec ses structures archaïques. En particulier, le système éducatif veillait à isoler l’Egypte de toute influence européenne. 35

Ainsi lorsque Bonaparte débarqua sur les côtes égyptiennes avec sa cohorte de savants 36 , se produisit un choc psychologique plus que militaire. Les Egyptiens purent alors comparer deux cultures très éloignées l’une de l’autre, la leur, encore médiévale, et celle des Occidentaux, scientifique et moderne. 37 L'Egypte prit soudainement conscience de son retard. Abd al Rahman al Jabarti, chroniqueur et professeur à Al Azhar à cette époque-là, fit cette constatation :

They achieve wonders in [science] many of which cannot be comprehended by the minds of people like us. 38

Ce choc facilita sans doute l'implantation culturelle française et l'attachement que continuent à lui porter les Egyptiens. Francis Berkemeijer, s.j., défend la thèse suivante :

La profondeur de l'influence d'une culture étrangère n'est pas uniquement déterminée par le facteur économique ou politique[...]. Les facteurs de l'admiration et de la sympathie mutuelles y joueront un rôle aussi important. 39

Et il définit ainsi l'impact de l'expédition françaisesur l'évolutionculturelle ultérieure de l'Egypte :

D'abord sur un petit nombre de savants égyptiens, en admiration profonde pour les méthodes scientifiques occidentales, tout en restant critiques envers le comportement déroutant de ces étrangers, admiration du peuple devant la supériorité de la puissance militaire de celui qui va devenir Napoléon, l'empereur mythique, mais à qui on a quand même résisté avec succès, ainsi cette résistance même deviendra mythe fondateur d'une conscience nationale. L'admiration française pour les grandeurs de la civilisation pharaonique et islamique ne tardera pas à être contagieuse et à être partagée par les Egyptiens mêmes, qui vont se découvrir les héritiers légitimes des pharaons. 40

Avec un certain lyrisme, Gilles Perrault décrit ce phénomène de séduction comme   un acte de poésie souvent surréaliste  41 .

C’est probablement dans la brièveté de cette rencontre qu'il faut chercher la force de cet attachement. L'échec de cette campagne militaire n'a pas permis à l'attrait tout nouveau pour les sciences et le modèle français de s'estomper avec la durée. Le choc entre deux mondes a gardé toute son intensité sans que la lassitude ni les rancoeurs nées d'une trop longue occupation viennent se manifester. L'admiration première n'avait pas eu le temps de se transformer en haine envers l'envahisseur que déjà celui-ci était remplacé par son ennemi héréditaire, l'Anglais.

Ce dernier cherchait à s'assurer la maîtrise dela route des Indes, fondamentale pour son essor économique et point stratégique capital. 42 De plus la Grande Bretagne voulait conserver son influence intacte de toute rivalité étrangère. 43 L'occupation britannique qui fut plus longue en pratique qu'en théorie - arrivés en 1882, les Anglais accordèrent l'indépendance à l'Egypte en 1922, mais ne la quittèrent pas immédiatement - engendra de part et d'autre des sentiments d'inimitié.

L'attitude de l'occupant anglais n'y est probablement pas étrangère. L'Angleterre, à cette époque, était une puissance considérable, forte de ses nombreuses colonies réparties sur tout le globe terrestre. Elle affirmait cette supériorité militaire et économique par un mépris évident pour tous les autres peuples :

Il n'entre point dans leurs [=les Anglais] traditions de faire du prosélytisme en faveur de la culture britannique. Semblable aux Juifs, l'Anglais se considère volontiers comme un peuple élu de Dieu; c'est une « race impériale » 44 , faite pour la domination universelle, trop sûre d'elle-même et trop dédaigneuse pour initier les races inférieures aux secrets de sa supériorité; il peut lui plaire d'accueillir les néophytes qui se présentent, mais elle se croit en possession d'une vérité trop haute pour tenter d'attirer à elle ceux qui ne paraissent point la rechercher. 45

Cette supériorité se vérifiait dans tous les domaines comme le souligne Evelyn Waugh lors d’un voyage en Egypte :

We can still hold up our heads in the Mahommedan world with the certainty of superiority. It seems to me that there is not single aspect of Mahommedan art, history, scholarship, or social, religious or political organization, to which we, as Christians, cannot look with unshaken pride of race. 46

Cette conscience de supériorité allait de pair avec un racisme non dissimulé à l'encontre de toutes ces races tenues pour inférieures : semi-civilised. 47 Ainsi relève-t-on fréquemment ce type d'opinion sous la plume de voyageurs anglais, quand ce n'est pas sous la plume de représentants officiels du gouvernement britannique, comme nous aurons l'occasion de le constater plus loin :

The Egyptian has no mind. 48

He[=the Egyptian] is a liar, a rogue, an assassin, as needs be and opportunities arise.
49

L'ouvrage de Douglas Sladen, Egypt and the English, est une suite de tous les poncifs d'un racisme primaire. Tous les défauts sont prêtés à l’Egyptien dont cet auteur trace un portrait caricatural, celui d’un individu incapable de tirer profit de la présence britannique. Son inaptitude à s'élever au-dessus de son niveau tend à justifier le peu d'empressement des anglais à l'éduquer :

Certain superficial notions and effects of civilisation he assimilates - no coloured man imitates the collars of Englishmen so accurately; but in intellectual capacity and moral adaptability he is not a white man. 50

Mais il est une autre raison à cela. Les Anglais éprouvaient des difficultés en Inde, où des mouvements nationalistes contestaient leur mainmise sur le pays. Les observateurs britanniques voyaient dans l'éducation offerte aux indigènes un facteur générateur d’un désir d'indépendance, qui mettait en danger leur pouvoir. 51 Cependant, il était impossible de laisser l'Egypte à son inculture ; ils choisirent donc une éducation minimale :

Mass education in Egypt according to Cromer, was to consist of « the three R's in the vernacular language nothing more. 52

All the subjects which would help build a socially intelligent mind were excluded from the curricula.
53

De plus pour s'assurer le contrôle du pays, il leur fallait évincer les Français dont on a évoqué la prépondérance culturelle et linguistique. Même si le Français était l'objet d'un mépris égal à celui de l'Egyptien et guère mieux considéré sur l'échelle des valeurs raciales, sa présence sur le terrain était bien réelle et les Anglais le tenaient pour l’ un des propagateurs de l'esprit de dissension, de l'esprit de la révolution. On trouve un écho de cette lutte d'influence dans ces accusations portées par les Français contre les Anglais :

Mr Dunlop was trying to kill the French language for the English.
The English were trying to kill the free school idea as England's game was to keep the Egyptian uneducated.
54

Ce phénomène, très marqué au début du siècle, se poursuivit en faisant face aux mouvements nationalistes jusqu'en 1956, date à laquelle l'opération militaire tripartite sur le canal de Suez engendra un rejet violent de toute influence occidentale et une arabisation intensive, à l'état embryonnaire dès les années 1930. Cette décolonisation s'accompagna d'un mouvement de recentrage. L'idée de nation arabe ne pouvait s'entendre sans une réidentification avec la langue et la culture arabes, jugée indispensable surtout pour les jeunes Egyptiens. 55 L'enseignement des langues étrangères s'en ressentit évidemment. Pourtant, avec l'avènement des technologies de pointe, l'anglais reprend de l'importance. L'arabe, ainsi que beaucoup d'autres langues (même européennes), est présenté comme peu apte à véhiculer les concepts techniques modernes et se laisse, comme les autres, envahir, modifier, coloniser par l'anglais américain. 56

Ce bref aperçu historique des diverses influences étrangères en Egypte et des traces qu’elles laissèrent sur le système éducatif du pays devrait nous permettre de mieux appréhender la répartition des langues et leur champ d'utilisation, et au-delà, les causes de l'existence d'une littérature d'expression étrangère. Nous allons développer ces idées en rappelant que cet essai ne se veut pas une approche exhaustive de la politique éducative de l'Egypte mais qu'elle est orientée et donc, inévitablement partielle et partiale. Ne faisant pas travail d'historien, nous n'insisterons pas sur la chronologie, mais sur les mouvements culturels et idéologiques qui ont parcouru ces deux siècles d'occupation étrangère de l'Egypte.

Notes
34.

«The Muslim Arab's belief in the perfection of the religions principles underlying their political and social institutions and in the sacredness of their language, as well as the memory of their « glorious past » and of their military conquests in the early days of Islam, had developed in them a feeling of « Arab » superiority. The « superiority complex » had rendered them aloof and therefore, unwilling to change their ideas and their way of life for what they considered to be new -fangled and heretical innovations originating in non- Muslim lands » . (Zeine, Zeine N. The Emergence of Arab Nationalism. (Beirut: Kayats, 1958) cité in Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p. 92.

35.

« Its [=the Middle East] moribund educational system ensured that the region would remain unaware of Western European developments and secure in the superiority of its own way of life » (...) (It was) an important factor in isolating the Middle East from European influences .” (Scyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p.91.=

36.

«122 ingénieurs, médecins, chimistes, géologues, botanistes, zoologistes, astronomes, orientalistes, dessinateurs, imprimeurs » . (Louca, Anouar, « Les contacts culturels de l'Egypte avec l'Occident .»L'Egypte d'aujourd'hui : Permanence et changements 1805-1976. p. 109.)

37.

«The French invasion really revolutionized Egyptian thought. It provided the leaders with an opportunity to compare the two vastly differing cultures : the medieval Eastern and the modern scientific Western. The Egyptians quickly recognized that their medieval outlook and practices were no longer adequate for life in the new world». Abu Al Futouh Ahmad Radwan. Old and New Forces in Egyptian Education (Proposal for the Reconstruction of the Program of Egyptian Education in the Light of Recent Cultural Trend) . p. 14-15.

38.

cité in Abu Al Futouh Ahmed Radwan. Old and New Forces in Egyptian Education (Proposal for the Reconstruction of the Program of Egyptian Education in the Light of Recent Cultural Trend) . p.15.

39.

Berkemeijer, Francis, s.j. Les motivations à l'origine d'une école de langue française dans le cadre du contact culturel et de la dynamique sociale de la société égyptienne . p.7.

40.

Berkemeijer, Francis, s.j. ibid. p. 14-15.

41.

«Grâce à ce fils de la Révolution, l'expédition coloniale de 1798 ne fut pas seulement tuerie sommaire, répression machinale, mise en coupe réglée d'une population asservie : elle fut aussi un acte de poésie souvent surréaliste et marque du sceau du charme et de la séduction toutes les entreprises françaises en Egypte depuis l'aube du XIXe siècle jusqu'au mitan du XXe siècle, c'est-à-dire jusqu'à la bêtise crasse de l'attaque sur Suez de 1956.» (Perrault, Gilles. Un homme à part . p. 31.)

42.

« Economic and political factors intertwined to produce the conditions leading to the British occupation of Egypt [...] Egypt was occupied in order to protect the route to the East and to forestall occupation of the country by any other power. [...] Basically, Egypt represented to the, British a strategically located territory on the route to the East. » (Tignor,Robert L. Modernization and British Colonial Rule in Egypt 1882-1914. p. 10-11-12. )

43.

«France [was] concerned with increasing [its] trade, commerce, and cultural influence, and with gaining control of the routes to the Far East [...] England strove to protect the integrity of the Ottoman Empire in order to check the growth of control and influence by [its] rivals» . (Szyliowicz, Joseph S.Education and Modernization in the Middle East. p. 95.)

44.

« an imperial race » . Voir Earl of Cromer. Modern Egypt. vol. 2 .p.130.

45.

Aubin, Eugène. Les Anglais aux Indes et en Egypte. p. 229.

46.

Waugh, Evelyn. Labels. p.90.

47.

Earl of Cromer. Modern Egypt . vol. 1 .p.2. Voir aussi Earl of Cromer. Modern Egypt. vol. 2. p. 130 et 165.

48.

Sladen, Douglas. Egypt and the English. p.73.

49.

Sladen, Douglas. ibid.p. 89.

50.

Sladen, Douglas. ibid. p. 73.

51.

«Cromer and other British officials believed that the introduction of elaborate, literary Western type education, as in India, would result in the creation of a Westernized political elite, a leadership for nationalist agitation that would be critical of British rule» .( Tignor, Robert L. Modernization and British Colonial Rule in Egypt 1882-1914. p. 320 ) Voir aussi Joseph S. Szyliowicz. Education and Modernization in the Middle East. p. 122.

52.

Tignor, Robert L. ibid. p. 330

53.

Abu Al Futouh Ahmed Radwan. Old and New Forces in Egyptian Education (Proposal for the Reconstruction of the Program of Egyptian Education in the Light of Recent Cultural Trend) .p.101.

54.

Sladen, Douglas. Egypt and the English. p. 85.

55.

«Having liberated Egypt politically and economically, the Revolutionary Government decided to liberate the country culturally as well by putting an end to foreign cultural influence which would jeopardize the national spirit of the youth.» (Boktor, Amir The Development and Expansion of Education in the United Arab Republic. p.76.)

56.

«Si l'anglais continue à occuper une place primordiale dans le pays, c'est qu'elle est devenue la langue des techniques modernes et des échanges internationaux » . (Luthi, Jean Jacques. Egypte qu'as-tu fait de ton français? p. 99.)