D - EGYPTE, QU'AS TU FAIT DE TES LANGUES?

Quel est donc le bilan de deux siècles de politiques éducatives diverses et contradictoires?

Even to day one can apply the words of the Egyptian Minister of Public Instruction (1935) concerning most graduates : « most of them lack the personality and the spirit of decision. They hesitate to think for themselves and do not dare to express their opinions; if they arrive by chance to make one, they are careful to enunciate verbally or in writing in concise and correct phrases whether in Arabic or in a foreign language » . Since independence and the Arabization of education the knowledge of foreign language at the secondary level has dropped. The majority of students entering a university are not capable of reading a publication in a foreign language. 330

Ce bilan semble donc assez négatif. Il faut avouer que l'étudiant égyptien a été soumis à rude épreuve, et il serait surprenant qu'il se fût mieux tiré des obstacles dressés sur sa route par toutes ces réformes à court terme. Aucun des réformateurs n'a jugé utile d'établir un plan d'ensemble visant le long terme. Au contraire, chacun s'est d'abord employé à détruire ce qui l'avait précédé. Au terme de deux siècles de lutte d'influence au sein du ministère de l'Instruction publique égyptienne, il faut reconnaître que chaque nouvelle marche a eu pour base les ruines de la marche précédente. Ainsi les progrès accomplis ont-ils été minimes. Aux trois langues qui se sont affrontées, que reste-t-il comme champ d'influence? L'arabe est devenu obligatoire dans les écoles, et petit à petit, dans toutes les disciplines d'enseignement supérieur. Cette obligation n’est ni facile à imposer ni acceptée de tous. Dès le début du siècle, en effet, la langue arabe avait été écartée de certains domaines parce qu'elle était peu apte à exprimer certains concepts modernes. Ainsi Alfred Cunningham attribuait-il le retard de l'enseignement sous l'occupation britannique à plusieurs facteurs, entre autres, à la langue arabe… à cause de son caractère littéraire et de sa pauvreté en expression technique. 331 Un renouvellement de la langue arabe s'imposait donc. 332

Ceux qui prônent l'arabisation du domaine scientifique y voient un certain nombre d'avantages :

The question of language constitutes a serious problem for the science colleges of Egyptian universities -and indeed for similar institutions throughout the Arab world. It is the policy of the U.A.R. government to have Arabic used in science and other colleges as widely and extensively as possible. This has several advantages. The English language training in secondary schools does not prepare the student fully to understand lectures or books on science subjects in English. Secondly, use of Arabic would insure the independence of Egypt from complete reliance on outside sources. Thirdly, and perhaps in the long run the most important, the policy would weave scientific terminology and thought into the fabric of the Arabic language. This would both enrich the language and help in the creation of a « scientific » mentality among the common people, for language is not only an instrument or a vehicle - it also involves thought process. 333

La préoccupation d'indépendance est à nouveau formulée. De plus, l'utilisation de l'arabe devrait permettre de refaçonner des esprits purement égyptiens, libres de toute influence étrangère. Nous ne développerons pas ici l'idée selon laquelle la langue façonne la pensée, mais nous la partageons avec Fahim I. Qubain (l’inconscient n’est-il pas structuré comme un langage ?). La dépendance vis-à-vis des enseignants ou du matériel pédagogique étrangers est de moins en moins acceptée à cause du danger de propagande idéologique qu'ils représentent.

Certaines voix s'élèvent pourtant pour prôner l'utilisation de l'anglais dans le domaine scientifique à cause du retard acquis par l'arabe et le manque de matériel pédagogique rédigé en arabe. 334 Cependant si l'anglais doit être utilisé, il faut prendre en compte le retard accumulé dans l'apprentissage de cette langue dans l’enseignement secondaire. 335 Problème épineux auquel on entrevoit guère de solution, d'autant plus que les enseignants ont étudié en anglais et éprouvent de la difficulté à transmettre leurs connaissances dans une autre langue. 336

L'attrait supplémentaire de l'anglais repose évidemment sur son caractère international qui pourrait attirer un certain nombre d'étudiants étrangers dans les universités égyptiennes et étendre leur rayonnement hors du monde arabe. Donc, de toute évidence, malgré la politique d'arabisation, l'anglais garde, comme ailleurs dans le monde, cette image d'universalité. 337

L'anglais n’est plus qu’une langue véhiculaire, ou parfois la langue de remplacement lorsque l'arabe est insuffisant. 338 L'anglais ne peut d'ailleurs plus prétendre à un autre rôle. Son influence est limitée par la carence de l'enseignement. 339

Dans ces conditions, comment l'anglais pourrait-il avoir un quelconque rayonnement culturel alors qu'il n'est plus qu'un véhicule utilitaire - ce qu'il a toujours été d'ailleurs - et que les Anglais ont cherché par tous les moyens à garder leur culture par devers eux ?

In the first place, the general policy of His Majesty's government precludes any direct attempt to establish the influence of British culture. 340

En fait, ce qu'ils ont laissé ne reflète en rien leur philosophie.

Egypt possesses today an educational system which in philosophy and practice out-Frenches the French in the inflexibility of its administrative centralization. It possesses hardly a trace of that magnificent liberalism and freedom of English education. 341

Si le français n'est pas mieux enseigné que l'anglais à l'heure actuelle, les bases jetées par l'expédition française l'ont servi davantage. 342 Dans l'enseignement secondaire, le français n'est plus le premier choix des élèves. 343 Mais par l'intermédiaire des médias, son influence se fait toujours sentir. 344 Jusqu'à nos jours, il existe une presse d'expression française, alors qu'il n'y a aucun journal anglais en Egypte. 345 La France a aussi exercé son influence sur les ondes radiophoniques. 346 La télévision est envahie par les programmes américains - hégémonie qui n'est pas spécifique à l'Egypte- mais la France y occupe toutefois une petite place. 347 On voit même des films étrangers sous-titrés en arabe et en français. La francophonie n'a jamais quitté le terrain égyptien. On a même remarqué un regain d'intérêt pour la culture française après la signature de l'accord franco-égyptien de 1968. 348 De plus, la littérature d'expression française a contribué à ce maintien et à cette expansion de la culture française en Egypte :

L'influence française s'est répandue par le truchement de quelques écrivains bilingues, qui, par leur formation même, étaient aptes à faire bénéficier à la fois leurs confrères égyptiens et leurs collègues étrangers du génie français et arabe. 349

S'il y a une littérature d'expression française importante en Egypte, il ne faut pas oublier qu'elle ne représente qu'un mouvement marginal à côté d'une excellente littérature d'expression arabe. Cependant, on a pu noter, dans celle-ci, une influence occidentale, surtout quant au choix des formes littéraires. L'influence française se fait très nettement sentir dans les œuvres de plusieurs auteurs égyptiens arabophones. 350

Jean-Jacques Luthi dans un de ses essais qu'il a consacré à l'influence culturelle française en Egypte note ceci qu’en Egypte, l'expansion de la culture française reste soumise aux fluctuations politiques du monde et l'on conçoit mieux, dès lors, la précarité de sa situation. 351 Nous serions tenté de dire qu'il en va de même pour toute influence étrangère. D'ailleurs, cet essai l'a particulièrement montré : au gré des intérêts politiques , les étrangers étaient courtisés ou rejetés, et avec eux, leur langue et leur culture. Pourtant, certaines influences laissèrent des traces plus profondes et durables que d'autres. C'est ainsi que la France s'est mieux enracinée que la Grande-Bretagne malgré un nombre d'années plus court sur le terrain et cela malgré l'erreur autant psychologique que politique de l'affaire de Suez, que certains ont considérée comme : le crime intellectuel d'un conflit franco-égyptien. 352 La communauté francophile vécut très mal ce qu'elle jugeait comme un suicide intellectuel de la France en Egypte 353 . La France s'est relevée de cette épreuve. On l'avait trop aimée pour s'en défaire ainsi, et on l'avait trop utilisée, trop jouée contre son ennemie jurée, la Grande-Bretagne, pour s'en faire à jamais une ennemie.

Deux philosophies de la colonisation se sont rencontrées qui ont trouvé un écho dans le système éducatif, un des véhicules privilégiés de la nature : l'intégration contre la ségrégation. La France, par sa volonté de se mêler à tout, de toucher à tout, l'a aisément emporté sur l'Angleterre qui avait des besoins stricts de main-d’oeuvre pour faire tourner sa machine et ne souhaitait pas d'autres contacts. L'Angleterre a suscité des relations économiques que l'on fait ou défait sans le moindre sentiment, alors que la France a tissé des liens affectifs, soumis, certes, à des fluctuations passionnelles, mais difficilement destructibles. La bourse est échangeable, le cœur, lui, ne l'est pas.

Au terme de cette étude, nous pourrions conclure en disant que l'Egypte a été utilisée comme un cobaye par divers apprentis-éducateurs :

During the past century, it [=Egypt ] has been occupied by the French and the British. These two European powers, advocates of opposing philosophies of education, have fought an educational and cultural battle on Egyptian soil and have left indelible marks of their conflict. In Egypt, the traditional Arabic scholasticism has been worked upon by Western influences, of which the French philosophy of centralization has been most powerful. As a result, Egyptian education is a combination of Arabic, French and English philosophies and practices, and Egypt is a laboratory
in comparative education. 354
Notes
330.

Waardenburg, Jean Jacques. Les universités dans le monde arabe actuel (Paris Mouton 1966), cité in Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p. 272.

331.

Cunningham, Alfred.Today in Egypt (London 1912) cité in Salama, Ibrahim . Bibliographie Analytique et Critique touchant la question de l'Enseignement en Egypte depuis la période des Mamelûks jusqu'à nos Jours.

332.

Voir Berkemeijer, Francis s.j. Les Motivations à l'origine d'une école de langue française dans le cadre du contact culturel et de la dynamique sociale de la société égyptienne. p. 50.

333.

Qubain Fahim I. Education and Sciences in the Arab World. p. 88.

334.

«University professors themselves are sceptical and cautious, fearing that the scarcity of books in Arabic and the existing weakness of graduates of the secondary schools in English will isolate university students from the scientific world. In addition to this, the large and increasing numbers of students coming from Africa and Asia can only benefit from our university education through the medium of English.» (Boktor, Amir. The Development and Expansion of Education in the United Arab Republic. p. 13. )

335.

«Advocates of Arabic argue that most students have not received a thorough enough training at the secondary level to enable them to follow lectures or to read scientific books in English.» (Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p. 292.)

336.

«Many faculty members, having been trained abroad, are familiar with foreign terminology and find difficulty in teaching scientific subjects in Arabic.» (Szyliowicz, Joseph S. ibid. p. 293.)

337.

«For all practical purposes, English is the only foreign language seriously taught.» (Qubain, Fahim I. Education and Sciences in the Arab World. p. 17.) Et Luthi, Jean Jacques. Le Français en Egypte. p. 16. «En Egypte de nombreuses administrations et diverses associations officielles ou privées eurent le français comme langue d'échange. Aujourd'hui elles emploient l'arabe réservant l'anglais ou éventuellement le français à leurs correspondances internationales

338.

«The official language of instruction in Egyptian universities is Arabic. However instruction in a foreign language -usually English- may be allowed if found to be necessary.» (Qubain, Fahim I. Education and Sciences in the Arab World. p. 87.)

339.

« High school instruction in English enables the student to conduct a simple conversation and to read simple texts, but not to become fluent.» (Qubain, Fahim I. ibid. p. 17.). Voir aussi Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p. 312. «The quality of instruction is very inadequate and standards are poor. Few students acquire any meaningful proficiency, and at best, [...] the graduate is able to read a little and to carry on an elementary conversation.»

340.

Lord Lloyd, Egypt since Cromer (London 1933) vol. 1, 159, cité in Abu Al Futouh Ahmad Radwan. Old and New Forces in Egyptian Education, (Proposal for the Reconstruction of the Programme of Egyptian Education in the Light of Recent Cultural Trend). p. 101. Voir aussi Abu Al Futouh Ahmad Radwan. ibid p. 101. « Explicit steps were taken to prevent the real spirit of the English culture from infiltrating into the schools. »

341.

Galt, Russell. The Effects of Centralization on Education in Modern Egypt. p. 44.

342.

« Until very recently (and to some extent even today) the aristocracy and the upper middle class spoke more French than Arabic. [...] In 1952 the French influenced aristocracy was outset from power and it became no longer fashionable to speak French.» (Qubain, Fahim I. Education and Sciences in the Arab World. p. 188.)

343.

«Secondary school children are required to take up one or two foreign languages. In most [Arab] countries, English has now become the first chosen foreign language. In countries where a second language is required, French is usually the choice.» (Qubain, Fahim I. ibid. p. 17 ) .Voir aussi Szyliowicz, Joseph S. Education and Modernization in the Middle East. p. 312.

344.

«Le journalisme est l'un des plus anciens monuments de la langue française en Egypte.» (Luthi, Jean Jacques. Egypte qu'as-tu fait de ton français? p.34.)

345.

« Besides using the French language as a medium of expression, the Egyptian press also is intensely imbued with the spirit of French culture and civilization. This press has created something akin to a « spiritual union of culture and intellect » between Egypt and France, and has proved this attachment at the most opportune moments when the influence of France was waning in the Near East. « (d' Ouakil, Basile G. French Literature of the Levant . p. 14.)

346.

«La première émission en langue française à la Radio du Caire date du 9 mars 1937. Un programme de vingt minutes était prévu deux fois par mois. Aujourd'hui, on compte quelques heures hebdomadaires en langue française à la Radio du Caire. » (Luthi, Jean Jacques. Egypte qu'as-tu fait de ton français? p.42-43.

347.

«Des observateurs déclarèrent en 1952 que le téléspectateur égyptien voit autant d'émissions américaines en deux semaines que d'émissions françaises en une année. » (Luthi, Jean Jacques. Egypte qu'as-tu fait de ton français? p.43.)

348.

Voir Luthi, Jean Jacques. Introduction à la littérature d'expression française en Egypte . p.263.

349.

Luthi, Jean Jacques. Introduction à la littérature d'expression française en Egypte. p.262.

350.

«Short stories of Muhammed Taymur, for instance, revealed unmistakable influences of French literature. [...] One of Egypt 's greatest novels, Zaynab, by Muhammed Husayn Haykal [...] was written just before the war. Conceived and written almost entirely in France...» (Tignor, Robert L. Modernization and British Colonial Rule in Egypt 1882-1914. p. 250.)

351.

Luthi, Jean Jacques. Introduction à la littérature d'expression française en Egypte . p. 263.

352.

Perrault Gilles. Un homme à part. p. 268.

353.

« Ils ne parvenaient pas à croire que le gouvernement français prendrait le risque, pour une dérisoire satisfaction d'amour propre, de trancher les mille liens unissant l'Egypte à la France. Matériellement l'enjeu était considérable : quatre cent milliards d'investissements et quinze grandes sociétés opérant en Egypte donnaient à la France une prééminence économique incontestée. Sur le plan spirituel et moral, le désastre serait à la mesure des positions acquises depuis des siècles. Cent cinquante mille jeunes Egyptiens étudiaient dans des écoles françaises et l'intelligentsia des bords du Nil se nourrissait de la culture née aux berges de la Seine. Tout cela serait-il anéanti par l'aveuglement de quelques matamores? »(Perrault, Gilles. ibid. p.267.)

354.

Galt, Russell. The Effects of Centralization on Education in Modern Egypt. p. 1.