Contrairement aux idées reçues, l'éducation chrétienne est antérieure aux grands mouvements missionnaires du dix-neuvième siècle 426 . Les chrétiens occidentaux purent s'implanter facilement et développer leur champ d'action grâce aux institutions locales déjà actives 427 .
Un autre mythe, celui de l'implantation de l'imprimerie par les missionnaires américains et français, ne tient pas non plus 428 : ce furent les Maronites qui introduisirent cette imprimerie, en même temps que les premières écoles modernes 429 , même si ce développement est dû aux premiers étudiants qui allèrent en Occident et en rapportèrent un premier mouvement modernisateur 430 . Il est important de remarquer que, malgré leur inspiration occidentale originelle, ces écoles insistaient sur l'aspect linguistique et culturel local 431 et favorisaient l’enseignement de l’arabe ainsi que du syriaque 432 .
Il serait faux de penser que toutes les écoles chrétiennes indigènes étaient des ferments de culture. Dans la plupart des cas, le niveau était assez bas car les enseignants étaient à peine plus lettrés que leurs élèves 433 : jusqu'à une époque récente, savoir lire et écrire semblait être le summum de l'instruction 434 .
Gregory Wortabet nous donne ce témoignage de ce qu'était une école au milieu du dix-neuvième siècle :
‘ Our host was a schoolmaster, and one of the rooms in his house was used as a school. In it I saw about twenty boys, who were learning to read the Psalter of David. A Greek priest was sitting in their midst, which made me think that he was the superintendent, and that the school was established by the Greek church. This idea was afterwards confirmed by the teacher. The boys were reading out as loudly as ever they could, no one studying quietly; in fact, each was trying to out-bawl the rest, and a scene of confusion was the result. The teacher sat demurely cross-legged, with a switch near him, which he did not fail to bring down on the backs of those whose voices he could not hear. Every now and then the priest quickly ejaculated, « OROW » , i. e. READ, or, in other words, « STUDY, BOYS » . And such is a fair sample of the native schools in Syria . (GMW.vol.1. 156) ’Dans cette description, on retrouve les caractéristiques décrites par les témoins de l'enseignement coranique dispensé dans les kuttâbs. D'ailleurs Gregory Wortabet souligne cette similitude :
‘ The Mahommedans are likewise taught to read their koran; and both races consider this sufficient education. » (GMW. Vol.1.156) ’Il s'afflige de l'ignorance de son peuple qui jadis fut capable de merveilles. Le thème de la pauvreté culturelle moderne opposée aux fastes du passé est récurrent chez les auteurs qui lui succédèrent :
‘ I thought of the days of Baalbeck's glory, when those stones were hewn and those columns reared, and the present day, when the native of Baalbeck live in ignorance. [...]. The contrast becomes deeper and more painful, [...] in the sight of these ruins, [...] to find so much ignorance and degradation -an education which does not go beyond reading the Psalter or the Koran, or learning to sign one's name! It is, indeed, sad. (GMW.vol.1 156) ’L’enseignement était principalement tourné vers la formation de prêtres 435 . Le choix de la prêtrise ne découlait pas toujours d’une vocation, mais plus souvent d’un désir d'acquérir les privilèges matériels afférents à la fonction de prêtre, tels que hébergement et nourriture 436 .
Malgré les carences du système éducatif offert par les différentes dénominations libanaises, le nombre des écoles de type primaire se multiplia. Seule l'élite bénéficiait d'une formation supérieure.
Parce qu'ils étaient chrétiens, minoritaires dans un environnement à très forte majorité musulmane, ces Libanais qui, dès le dix-septième siècle, s'en étaient allés à Rome quêter auprès de leurs grands frères occidentaux leur savoir, se montrèrent plus prompts que leurs concitoyens musulmans à accepter une modernisation venue d'Occident, amenée par les missionnaires européens ou américains. Parce qu'ils se sentaient numériquement faibles, ils cherchèrent à s'affirmer par leurs capacités intellectuelles. Parce qu'ils avaient toujours cherché auprès des chrétiens d'Occident aide et sécurité, ils considéraient que de leur savoir venait leur puissance. Ils s'efforcèrent donc de s'identifier à eux et de les imiter 437 .
Les sciences et les langues étaient les matières qui exerçaient le principal attrait et elles firent vite partie du programme des écoles chrétiennes indigènes qui entraînèrent, dans leur sillage, les écoles musulmanes. 438
Plus proches des Occidentaux par leur communauté de foi, les chrétiens libanais servirent de pont pour faire passer les connaissances modernes occidentales aux musulmans plus méfiants à l'égard d'un Occident chrétien qui les avait jadis combattus avec férocité et, depuis, les méprisait ou les ignorait, tout en fondant leur savoir et leur recherche scientifique sur des connaissances acquises ou transmises par les arabes musulmans de la grande époque conquérante et florissante 439 .
Ces écoles chrétiennes, même si elles furent ouvertes sur l'Occidentn'enrestèrent pas moins profondément libanaises et leur présence freina un temps, l'expansion étrangère 440 . Elles jouèrent cependant un rôle de levain dans l'histoire de l'éducation libanaise.. Parmi leurs élèves, certains furent les pionniers de la renaissance culturelle arabe, la Nahda 441 .
«The education of native Christians had never been a monopoly of foreign missionary or other agencies. Every community had its own schools which it continued to develop and modernise, irrespective of whatever foreign agencies had to offer. Thus in the last decade of the nineteenth century native Christian schools were not below similar foreign schools in efficiency.» (Tibawi, A.L. A Modern History of Syria including Lebanon and Palestine . p. 195.)
«Native Christian schools existed before the arrival of the foreigners who for decades in the nineteenth century did little more than build on native foundations and with native personnel.» (Tibawi, A.L. A Modern History of Syria .p. 141.)
Voir Tibawi, A.L. A Modern History of Syria.p. 141.
Voir Lerner Daniel and Pevsner, Lucille W. The Passing of Traditional Society, Modernizing the Middle East . p. 170-171.
«Les premières écoles qui répandirent l'instruction parmi les libanais furent celles qui se fondèrent à Rome en 1584, à Ravenne en 1639. [...] La première école fondée au Liban est de 1632. La deuxième est fondée à Alep, en 1662.» (Khairallah, K.T. Le problème du Levant. p. 19-20.)
Voir Antonius, George. The Arab Awakening. The Story of the Arab National Movement. p.38. Voir aussi Lahoud, Rachid. La littérature libanaise de langue française ( notice historique, étude critique de l'âme libanaise) . p.120. et Waardenburg, Jean-Jacques Les universités dans le monde arabe actuel.vol. 1. p. 175.et Tibawi, A.L. American Interests in Syria . p.118.
Voir Lammens, H. Revue de l'Orient chrétien, 1899, 4ème année, n°1, 84. cité in Khalaf, Saher K. Littérature libanaise de langue française. p.18.
Voir Dandini, J. Voyage du Mont Liban . Cité in Naaman, Abdallah. Le français au Liban.p. 38.
« Le Moyen-Orient vivait plongé dans un analphabétisme quasi général et une ignorance invraisemblable. Seuls les gouverneurs, les ecclésiastiques et quelques notables privilégiés recevaient une certaine formation primaire. En témoignent les actes et les manuscrits rédigés en un style vulgaire, chancelant entre le turc, le syriaque et l'arabe. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, d'ailleurs, ceux qui savaient lire et écrire étaient considérés très instruits. » (Naaman, Abdallah. Le français au Liban. p. 38.)
«Nous ordonnons que dans les villes, les villages et les grands couvents soient ouvertes des écoles... ils [les curés] enseigneront d'abord la lecture et l'écriture dans les langues syriaque et arabe, puis les psaumes, le service de la messe, le bréviaire et le Nouveau Testament[...]. Si [les professeurs] découvrent chez quelques enfants une capacité d'acquérir davantage de science, qu'ils leur enseignent les règles de grammaire syriaque-arabe, puis les notions du Chant sacré et du Calendrier liturgique; ensuite ils les admettront aux hautes études : l'art oratoire, la versification, la philosophie, la géométrie, l'arithmétique, la cosmographie...» (Le synode libanais, traduction française de Mgr Yusuf NAJM (Jounieh, 1900) vol. IV, 527-535. cité in Naaman, Abdallah .Le français au Liban. p. 37.)
Samné, Dr George. La Syrie. p. vi-vii.
Tibawi, A.L. Islamic Education, Its Traditions and Modernization into the Arab National System . p. 82.
Tibawi, A.L. A Modern History of Syria. p. 195.
Lerner, Daniel and Pevsner, Lucille W. The Passing of Traditional Society. p. 171.
Tibawi, A.L. Islamic Education .p. 82.
Naaman, Abdallah. Le français au Liban. p. 38.