B - LA FRANCE AU LIBAN.

L’histoire des liens entre la France et le Liban est très ancienne 454 . Sans entrer dans des détails qui n’auraient pas leur place ici, signalons cependant quelques constantes dans leurs relations parfois tumultueuses.

Les jumelles à la main, : il [l'Amiral Varney] voyait grossir sans cesse la foule qui se massait sur les quais du port de Beyrouth . «  Les Français sont arrivés !  » […]
Nous n'en pouvions plus... nous vous attendions! [...] Quatre ans nos tyrans nous disaient que la France ne mettra jamais le pied sur la terre du Liban
.[…] Après quatre ans nous crions à notre tour : malgré le fanatisme, la France vient dans le Liban, elle y plante son drapeau tricolore. Qu'elle vive, cette chère France! qu'elle vive! 455

Cette scène en rappelle une autre dans laquelle Edward Atiyah enfant voit les Anglais arriver dans le port de Beyrouth (EA.ATS 19-21). La différence majeure réside dans le fait que la première rend compte des réactions d’adultes alors que la seconde rapporte le soulagement d’un enfant apeuré. Or, cette sentimentalité régit les relations entre la France et le Liban, plus encore que celles que la France entretenait avec l’Egypte. 456 Jamais l’Angleterre n’accepta ce type de relations dans lesquelles l’émotion l’emportait sur la raison. L’histoire de la France au Liban repose sur la confusion entre raison et sentiments. On le voit dans cet extrait du poème d’Hector Klat, Mots français :

Mots français, mots du clair parler de doulce France;
Mots que je n'appris tard que pour vous aimer mieux
Tels des mots choisis au sortir de l'enfance [...]
Mots clairs du parler de France, mots français.
457

Jamais un tel vocabulaire n’apparaît dans les textes des écrivains de langue anglaise. Jamais une relation de type maternel 458 ou amoureux 459 n’y trouve place.

Le lien entretenu de part et d’autre, pour des raisons diverses et souvent opposées, est souvent exprimé en termes d’osmose . On parlait du Liban comme d’une France d'Outremer 460 et de Beyrouth comme du Paris of the East 461 . Dès les premiers contacts entre la France et ce qui deviendrait le Liban des siècles plus tard, cette assimilation fut mise en avant. Saint Louis aurait déclaré :

Nous sommes persuadés que cette nation que nous trouvons établie sous le nom de Saint Marou est une partie de la nation française, car son amitié pour la France ressemble à l'amitié que les français se portent entre eux. 462

Cette confusion entre la nation maronite et la nation française ne cessa d’être utilisée jusqu’à ce que le dix-neuvième siècle impérialiste aille plus loin et assimile chrétiens et Libanais, faisant fi des données démographiques qui de plus en plus montraient que les musulmans devenaient majoritaires au Liban. L’équation : Libanais = chrétien = non-Arabe qui a pour corollaire : musulman = Arabe, fut largement exploitée au début du vingtième siècle par les nationalistes et les défenseurs des positions françaises.

Saint Louis, roi très chrétien, volait au secours de chrétiens malmenés par les infidèles musulmans. Ses successeurs poursuivirent cette politique de protection des chrétiens qui encouragea le développement des oeuvres missionnaires en Orient, surtout des oeuvres françaises. La France catholique joua sur les deux tableaux, religieux et politique, pour implanter son influence et son emprise sur le Liban, par un véritable détournement du catéchisme et de la parole biblique 463 .

Le dispositif français s’appuyait sur les Capitulations dont la première fut signée par François Ier 464 . Le Protectorat Catholique de la France en Orient découlant de la signature des Capitulations donna aux missionnaires français un tremplin extraordinaire que leur envièrent les autres nations et qui leur valut d’être considérés comme le majestueux et silencieux corps d’occupation française 465 . En fait, les traités successifs offrirent peut-être une certaine liberté aux chrétiens libanais mais ils laissaient surtout le champ libre à l'ingérence française. On assista à un dérapage du prosélytisme religieux vers l'impérialisme culturel.

Assurés d'un puissant protecteur, les religieux français purent s'atteler à leur tâche sans crainte et ouvrirent rapidement des écoles, dans lesquelles la francisation apparut rapidement comme leur souci primordial. 466 Il s’agissait toujours d’approfondir les liens avec la France. 467

Cependant, il n’y eut aucun effort cohérent ni systématique dans le domaine de l’instruction jusqu’au dix-neuvième siècle 468 , époque à laquelle la progression du nombre d’écoles et d’écoliers s’accéléra 469 , probablement à cause de l’apparition sur le terrain de missionnaires protestants.

Notes
454.

«L'histoire du Levant, c'est presque dans l'histoire de France qu'on devrait l'apprendre, tant les deux sont intimement mêlées. Chaque phase de notre vie nationale eut sa répercussion là-bas et s'y manifesta par un acte.» ( Roederer, Dr C. et Paul. La Syrie et la France. p. 4.)

455.

Baudis, Dominique. La passion des chrétiens du Liban. p. 191-192.

456.

A titre de comparaison, voici des exemples contemporains relatant le voyage de députés français qui étaient allés soutenir un général libanais retranché dans ses positions menacées. « Il faut avoir entendu ces milliers de « vive la France » , à la vue de nos écharpes tricolores, pour savoir ce qu'a représenté pour la résistance du réduit [chrétien] la venue des vingt-neuf parlementaires français. Mille fois on nous a crié : « Nous sommes abandonnés du monde, heureusement il reste la France » . » (Bayrou, François. Démocratie moderne (Nouvelle série n° 570) jeudi 30 novembre 1989.)

«Un accueil extraordinaire aux cris de « Vive de Gaulle - Mitterrand, vive la France » , réservé aux 30 députés français qui étaient venus dire la solidarité, la fraternité de la France au « vouloir vivre » du Liban . [...]Comment ne pas vibrer à l'unisson de ces centaines de milliers d'hommes, de femmes et de jeunes qui s'agglutinaient autour du palais présidentiel en ruines. ’ (Bouvard, Loïc. Démocratie moderne (Nouvelle série n° 571) jeudi 7 décembre 1989.)

457.

Klat, Hector. «Mots français. » Du cèdre au lys . cité in Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 25.

458.

«Nombre d'écrivains libanais de langue française considéreront la France comme une « mère spirituelle » , une « mère immatérielle » ou une « soeur du Liban.» (Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 30.)

459.

«La France était devenue pour quelques- uns une sorte de super-patrie. La super-patrie, comme la super-nature, on ne la sent, on ne la connaît pas. On y croit tout simplement. [...] En tout cas, ce sentiment que nous avions pour la France, l'histoire des relations entre les peuples ne lui a pas encore trouvé un nom qui le rende exactement. Le vocable académique « francophile » est impuissant à le traduire. Il me semble que j'étais amoureux d'une femme.» (Haik, Farjallah Liban .Cité in Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 31.)

460.

Ristelhueber, René. Traditions françaises au Liban . p.2.

461.

Samir, Khalaf. «Communal Conflict in Nineteenth Century Lebanon.» in Braude, Benjamin et Lewis, Bernard ed. Christians and Jews in the Ottoman Empire, the Functioning of a Plural Society .vol. 2 : The Arabic-speaking Lands. p. 112.

462.

Cité in Roederer, Dr C. et Paul. La Syrie et la France

463.

A l’époque de Louis XIV, ce n’étaient pas les vertus des saints ni la gloire de Dieu qui étaient mises en avant par les religieux français, mais la gloire du roi de France, qui devint ainsi une sorte de Messie aux yeux des chrétiens libanais :» Nos religieux vantaient auprès des populations chrétiennes l'invincible pouvoir du roi de France et la force de ses armées. [...] Convaincu par leur ardente parole [...] les chefs des Eglises du Levant [...] croyaient reconnaître en Louis XIV le monarque prédestiné à leur délivrance. » (Ristelhueber, René . Traditions françaises au Liban . p. 92.) L'invincible seigneur des armées n'est-il pas le Dieu de l'Ancien Testament? Le sauveur annoncé, roi oint choisi par Dieu de toute éternité n'est-il pas le Messie, le Christ du Nouveau Testament? Cette «ardente parole« n'est-elle pas celle de tous les prophètes qui l'ont annoncé? En terre biblique, doit-on nécessairement usurper la parole divine, devenir faux prophète pour chanter les louanges de Louis XIV, même s'il est roi de droit divin?

464.

«Le célèbre traité conclu en 1535 [...] a inauguré l'ère des relations de cordialité entre l'Etat Français et l'Empire Ottoman. Il accordait aux sujets français la liberté de voyager, de naviguer et de faire le commerce en Turquie. Les consuls français recevaient le droit de régler les différends entre Français d'après leur loi nationale.» (Naaman, Abdallah. Le français au Liban. p. 26-27.) Ce traité fut renouvelé et élargi. «Un nouveau traité conclu [...] en 1604, confirma les précédents et imposa la protection de la bannière de France aux Vénitiens, Anglais, Espagnols, Portugais, Catalans, Gênois, Florentins... Il consacrait la préséance de l'ambassadeur et des consuls de France sur les ambassadeurs et les consuls des autres nations.» (Naaman, Abdallah. Le français au Liban. p. 27)

465.

Bevione, M.G. La Stampa, 5 avril 1914.

466.

Dès le 17ème siècle, un jésuite était allé beaucoup plus loin : « Tenté par la liberté dont les chrétiens jouissaient au Liban plus qu'ailleurs, le P. Joseph (du Tremblay) semble bien avoir rêvé d'en faire le centre d'un foyer intellectuel français. [...] Le 1er juillet 1626, le P. Joseph écrivait, en effet, au Préfet de la Propagande pour lui annoncer la fondation à Baruth d'un séminaire. [...] Il comptait y adjoindre un collège [...] et même une imprimerie destinée à répandre dans tout le Levant des livres de religion et de morale rédigés en langues orientales. » (Ristelhueber , René. Traditions françaises au Liban. p. 80.) Ce projet dut être abandonné.

467.

« (Vers 1640) les Jésuites s'étaient [...] préoccupés d'organiser de petites écoles, car ils obtenaient [...] l'autorisation d'envoyer à Rome leurs meilleurs élèves pour leur faire achever leurs études au Collège Oriental. Parfois les plus brillants d'entre eux devenaient jésuites à leur tour; et c'était là un puissant moyen d'influence auprès du clergé indigène. » (Ristelhueber, René, Traditions françaises au Liban. p. 83.)

«En 1700 douze bourses destinées à des enfants orientaux avaient été, sur l'initiative des jésuites, fondées au Collège Louis le Grand. [...] On espérait qu'après « avoir reçu en France une heureuse éducation, ils rapporteraient dans leur pays un coeur plein de reconnaissance pour le Roi et d'estime pour la France».»(Ristelhueber, René, Traditions françaises au Liban. p. 111.)

468.

« In general, save for the Jesuits and the Lazarists, the activities of the Catholic missions in those early days, creditable though they were in the circumstances, remained localised and restricted in their influence. Several of their establishments were, if not actually ravaged, at any rate menaced and compelled to shut down in the disturbances which intermittently shook the country, notably in 1860. After that year, their activities, being less exposed to molestation, were considerably extended. » (Antonius, George. The Arab Awakening .p.45.)

469.

Voir Abou, Sélim s.j. Le bilinguisme arabe-français au Liban. p. 186.