1 - Le regain missionnaire du dix-neuvième siècle.

Le passage de petites écoles disséminées sur tout le territoire sans grandes ambitions à la prestigieuse université Saint Joseph s’opéra en moins d’un demi-siècle. 470 Jésuites et lazaristes ouvrirent des écoles modernes, d’abord destinées aux petits français dont les familles étaient installées au Levant. 471 Ce n'est que progressivement que le recrutement s'étendit à la population libanaise. Les maronites furent les premiers 472 à bénéficier de l'enseignement des religieux français auxquels ils restèrent farouchement fidèles lors de l'implantation des missionnaires américains. Un nombre considérable de congrégations (masculines mais surtout féminines) vinrent, à cette époque, s'installer et ouvrir des écoles au Liban 473 autour desquelles ils créèrent divers services pour venir en aide à la population 474 . Leur ardent désir de propagation de la foi se traduisait par un non moins ardent désir d'ouvrir des écoles. Cependant des témoins rapportent des faits plus objectifs qui donnent une image moins grandiose de la réalité :

Les annales de la propagation de la foi contiennent sur le Liban un passage que je suis obligé de relever. Le voici : « Un collège par diocèse; dans chaque village une école où l'on enseigne la lecture, l'écriture, le calcul et les éléments de la doctrine chrétienne... » . Mais cette merveilleuse organisation n'existe que dans la composition de cet article. Les deux collèges que j'ai connus, pourraient être comparés à des écoles de nos villages.  475

Une école était rarement un ensemble structuré de différents niveaux ; la plupart du temps, surtout dans les régions reculées de la montagne, quelques élèves, dont le nombre n'excédait pas cinq ou six parfois, s'entassaient dans une pièce unique. Même le collège d’Antoura, le plus réputé, n’accueillait qu’une poignée d’élèves  476 .

Jésuites et lazaristes se taillaient la part du lion, du fait de leur ancienneté dans le pays et aussi de leurs ambitions qui dépassaient l'intérêt du village. Les collèges d'Antoura et de Ghazir recrutaient en dehors de leur communauté et même au-delà des frontières :

Les élèves d'Aintura ne sont pas tous de Beyrouth . Dix seulement appartiennent à cette ville, le reste appartient aux divers autres points de l'intérieur et des localités environnantes. Alexandrie fournit sept élèves, Bagdad en fournit quatre, Damas cinq, Chypre trois, et Alep le même nombre. 477

Pour eux, l'enseignement ne se bornait pas à une éducation primaire et rapidement leurs visées s'élargirent :

Ils [= les lazaristes] ont un collège que, pour le programme des études, on peut mettre en parallèle avec nos collèges royaux. Les élèves y font, dans l'espace de sept ans un cours complet de philologie, d'histoire, de géographie. Ils y apprennent le grec ancien en même temps que le grec moderne, le français, l'anglais, le turc, et les éléments de géométrie, de physique, de chimie. Plusieurs d'entre eux doivent, dit-on, venir l'année prochaine à Paris, se présenter à l'examen du baccalauréat. [...] L'école, encore toute récente, renferme déjà cent jeunes gens de différente origine. On y voit des Arméniens, des Grecs, des Turcs, tous réunis sous la même discipline, et recevant le même enseignement scientifique, littéraire et moral. Cultiver l'esprit et former le coeur de leurs élèves, voilà le but que se sont proposés les fondateurs de l'institution de Bébek. [...] Ils laissent à chacun de leurs disciples le libre exercice de son culte. 478

Cet extrait fait apparaître un certain nombre de faits communs à toutes les institutions religieuses qui prodiguaient un enseignement à un niveau autre que primaire. La provenance des élèves peut laisser penser qu'il s'agissait de chrétiens, mais pas nécessairement catholiques. Le prosélytisme religieux n'avait plus cours puisque chaque élève pouvait exercer librement son culte. Le but des institutions n'était donc plus religieux, mais intellectuel. Cultiver l'esprit précède former le coeur, de même que l'enseignement moral ne vient qu'en troisième position après les sciences et la littérature. La place des langues prend une importance grandissante. L'arabe que les moines écorchaient fut de plus en plus souvent remplacé par leur langue d'origine (ici le français) ou la langue européenne véhiculaire de l'époque, l'italien. D'autre part, le niveau d'études n'était pas établi en fonction des critères locaux (dont nous avons dit par ailleurs qu'ils étaient médiocres), mais en fonction de critères étrangers : les collèges royaux français. Le couronnement des études n'était pas un examen local, mais le baccalauréat français, présenté à Paris. Il existait une libre circulation des élèves (des cerveaux) saisissante, qui met en évidence l’inspiration purement française du système établi au Liban.

Notes
470.

«The activities of Catholic missions were mainly missionary in the first two centuries, and it was not until the nineteenth century that educational work of an advanced sort began to be given. The college at 'Anturah was perhaps the first to be established along modern lines. It was founded in 1834 under the Lazarist order. […] Not long afterward the Jesuits established a Catholic seminary (1846) and a secondary school (1855) at Ghazir to the North East of Beirut in the same general region as 'Anturah. This seminary was later moved to Beirut -formed the nucleus of the present secondary school, the Oriental Seminary, and the Faculty of Theology at the French Jesuit Université Saint Joseph. The university itself was founded in 1875.» (Matthews, Roderic D. and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near-East. p. 458-459.)

471.

«J'étais tellement porté pour le collège d'Antoura comme pour l'ouverture de toute école dans d'autres endroits, que je proposai de fonder des bourses pour les enfants des Français qui sont en Syrie , sans moyen de s'instruire et par conséquent de s'employer. C'eût été une œ uvre philanthropique et nationale. Ces enfants ne savent pas leur langue. [...] Les Français de Syrie, de Chypre et des contrées voisines trouvent ainsi dans le collège d'Antoura le double avantage de faire élever leurs enfants sans qu'ils perdent l'usage des langues qu'ils possèdent, et de voir former des censaux, des magasiniers et des commis : ceux-ci apprennent le français et l'italien, qui leur permettent de traiter directement avec les français au lieu d'avoir recours à des interprètes.» (Guys, Henry. Relation d'un séjour de plusieurs années à Beyrouth et dans le Liban. t. 2. p. 199-200.)

472.

«Les maronites continuaient à profiter largement de l'apport français. Les autres communautés chrétiennes s'alignaient souvent aux côtés des maronites, sans pour autant renoncer à leur attachement aux traditions orientales qu'ils défendaient avec vigueur.» (Naaman, Abdallah. Le français au Liban . p. 65.)

473.

Outre les Jésuites et les Lazaristes, on trouvait les Frères des Ecoles Chrétiennes, les Frères Maristes. Les congrégations féminines l'emportaient en nombre : les Soeurs de Saint Joseph de Marseille, les Soeurs de Nazareth de Lyon, les Soeurs de la Sainte Famille, les Soeurs du Bon Pasteur... pour ne citer que quelques-unes d'entre elles. Elles firent ainsi des émules parmi les Libanaises. Ainsi se créa l'ordre des Mariamettes qui ouvrirent elles aussi des écoles.(Voir Hitti, Philip K. Lebanon in History. p. 448.) Vers le début du vingtième siècle, on comptait environ vingt congrégations françaises dont la quarantaine d'écoles accueillait environ sept mille garçons et filles.»(Voir Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 35.)

474.

Hitti, Philip K. Lebanon in History. p. 448.

475.

Guys, Henry. Esquisse de l'état politique et commercial de la Syrie . p. 136-137.

476.

«A Antoura, l'un des premiers et plus importants collèges de missionnaires, il n'y avait en 1843 qu'une quarantaine d'élèves. [...] Antoura ne peut guère contenir plus de 45 ou 40 enfants.» (Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 35.)

477.

Ismail, A. Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l'histoire du Liban (Beyrouth, Editions des oeuvres politiques et historiques, tome VI, 1976).p.310. Cité in Naaman, Abdallah, Le français au Liban.p. 69.

478.

Guys, Henry. Relation d'un séjour de plusieurs années à Beyrouth et dans le Liban. t. 2. p. 346-347.