2 - L'Université Saint-Joseph.

L'école jésuite qui allait devenir l'université Saint-Joseph fut fondée à Beyrouth en 1875. Les Jésuites avaient ouvert en 1846 un séminaire à Ghazir 479 qu’ils transférèrent et développèrent à Beyrouth :

Ce fut d'abord une très petite maison, mais qu'habitait une très grande idée. Puis la maison, avec l'idée, a grandi. Et c'est finalement toute l'histoire de notre naissance intellectuelle et nationale, que celle du développement de ce collège qui, en moins de cinquante ans, devait avoir comme dépendances trois facultés, leurs instituts, leurs laboratoires et leurs bibliothèques. C'est là que furent formés les quelques centaines d'hommes - de juristes, de savants, d'ingénieurs et de médecins - qui devaient en trois générations, refaire du Liban un Etat et une Nation. 480

L'installation à Beyrouth par les missionnaires protestants du Syrian Protestant College (qui allait devenir l'American University of Beirut) quelques années auparavant n'est pas étrangère à la création de cette université jésuite 481 . Mais il est évident que la perspective de débouchés dans l'enseignement supérieur était une incitation forte à fréquenter les cycles primaires et secondaires de la congrégation qui pouvait les offrir à ses élèves. 482

Sauver les âmes de l'emprise protestante était une cause de mobilisation. Mais le prestige en était une autre, beaucoup plus forte. Il y allait de la grandeur de la France, qui ne pouvait se laisser distancer sur un terrain qu'elle occupait depuis plusieurs siècles par cette jeune nation encore balbutiante qu'étaient les Etats-Unis, qui tentait déjà de lui donner des leçons sur un de ses terrains de prédilection. D’ailleurs, ce n’est pas sans une certaine arrogance ni un certain mépris que plusieurs présidents de l’université américaine de Beyrouth rendirent compte de cette concurrence, moins religieuse que politique :

There were a few schools which had long before been established by the Jesuits and the Lazarists but these were of very low grade until the American competition forced their improvement. 483

Les Français répondaient à ces attaques sur le même plan idéologique :

Des puissances rivales, s'inspirant de notre exemple et profitant de nos longs travaux, viennent nous combattre sur le terrain où nous les avons précédées, contrarient notre action et imposent des limites à notre influence. [...] Avec quelle ardeur les sociétés [...] américaines poursuivent en Orient leur oeuvre de pénétration méthodique et de lente conquête. 484

Il ne s’agit plus d'une saine émulation scolaire, ni de prosélytisme religieux à une époque dite raisonnable. Combattre, conquête, sont les signifiants d’une guerre scolaire qui cache difficilement une lutte d’influence impérialiste où les soldats seraient les maîtres et les armes, les manuels scolaires.

Simple séminaire à l'origine, l’université Saint-Joseph se vit ajouter en un quart de siècle différentes facultés (médecine, pharmacie, dentaire, ingénierie, droit, philosophie, théologie, études orientales) 485 en partie financées par le gouvernement français dans un contexte de lutte pour la suprématie dans le domaine scolaire. Le gouvernement français ne se contenta pas de subventionner l'université Saint-Joseph. Il fit en sorte qu’aucun établissement similaire ne pût lui faire concurrence, comme si une concurrence franco-française eût amoindri ses capacités de lutte contre l’université américaine.

Comme nous l’avons observé en Egypte, l'étude des humanités y était privilégiée. La langue d'enseignement était évidemment le français 486 comme dans beaucoup d’écoles tenues par des Français 487 . L'intérêt de l'utilisation de la langue française ne relevait pas uniquement de la pédagogie mais surtout d'une stratégie idéologique  que certains assimilèrent à un arrachement à la culture locale 488 :

La langue française va aussi remplacer l'italien des anciens Jésuites, pour assurer l'enseignement des nouvelles matières scientifiques ainsi que pour faire passer les codes de l'identification à la France. 489

L'arabe faisait néanmoins l'objet d'études approfondies 490  :

En Syrie , comme ailleurs, les missionnaires jésuites français, fidèles aux traditions de leur Ordre, eurent à coeur de développer chez les indigènes l'amour, l'étude et le culte de la langue nationale. Pour faire oeuvre civilisatrice durable et utile, ils comprenaient qu'il fallait aider le peuple syrien à remonter aux origines de sa langue et à se remettre en contact avec les maîtres de sa littérature. 491

L'excellente réputation de l'Université Saint-Joseph dans le domaine des études orientales est unanimement reconnue , même par ses concurrents américains tels Bayard Dodge qui fut président de l'Université Américaine. 492

Nous constatons ici l’ambiguïté qui consiste à enseigner deux langues et deux cultures en même temps, ce qui a engendré des générations de Libanais bi-culturels ; cette formation a favorisé une ouverture sur l'extérieur (c'est-à-dire l'Occident) tout en préservant un ancrage suffisant dans la culture d'origine 493 . Mais cette bi-culturalité ne va pas sans problèmes, comme on peut le constater en lisant les œuvres des auteurs d’expression française ou en analysant les personnages éduqués par les Français, présents dans notre corpus.

L'imprimerie fut un précieux instrument pour tous les secteurs d'activité des jésuites de Beyrouth : études orientales, prosélytisme religieux, expansion de la langue et de la culture françaises 494 . Cette dernière utilisation valut aux jésuites d’être accusés de produire des manuels idéologiquement marqués :

Imprimé et publié par les Jésuites eux-mêmes, le manuel scolaire va paraître pour la première fois, pour transmettre la culture maronite telle que les Jésuites la représentent, surtout avec leurs travaux spécifiques sur la littérature chrétienne arabe. 495

L’enjeu de cette éducation reposait sur la représentation : celle que les Orientaux se faisait d’eux-mêmes et celle qu’ils se faisaient des Français, à travers le prisme d’une éducation étrangère 496 . Celle-ci modifiait leur rapport à l’Autre en déplaçant l’altérité. Nous aurons l’occasion de développer cette problématique lorsque nous étudierons les œuvres du corpus .

Quelles qu’aient été les réalisations intellectuelles de l'Université Saint-Joseph, elles étaient toujours étroitement liées à la politique de la France au Liban, au contraire de celles de sa rivale, l'université américaine, qui se voulait, à l’origine, indépendante de tout gouvernement. De plus, l’une et l’autre étaient profondément imprégnées du caractère du pays qui l'avait formée. Leurs visées, leurs méthodes et leurs résultats ne pouvaient donc qu'être fondamentalement différents. En outre, par rapport à l’Egypte, les rôles furent rapidement inversés puisque la France devint la puissance mandataire, à ce titre rejetée par une partie de la population qui chercha auprès des Américains de l’université un lieu de débat et de contestation du pouvoir impérialiste. 497

Notes
479.

Hitti, Philip K. Lebanon in History. p. 448.

480.

Naccache Georges, «Au service du Liban« in L'Orient, 30 avril 1950, cité in Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 36.

481.

Antonius, George. The Arab Aakening. p. 35-36. Voir aussi Bliss, Frederic Jones. The Religions of Modern Syria and Palestine . Et Roederer, Dr C. et Paul La Syrie et la France. p. 38.

482.

Vers 1920, le collège secondaire qui prépare à l'enseignement supérieur est fréquenté par environ six cents garçons dont la provenance religieuse est la suivante:» Le collège secondaire compte près de 600 élèves, tous payants [...], de nationalité et de rites divers (sur 587 élèves, on comptait 314 catholiques orientaux du rite uni, 59 catholiques latins, 3 arméniens grégoriens, 8 coptes, 112 grecs orthodoxes, 44 musulmans, 1 druze, 16 israélites). » (Samné, Dr George. La Syrie. p. 187.)

483.

Penrose, Stephen B.L. That They May Have Life. p. 6.

484.

Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. xiii-xiv.

« L'école de médecine catholique et française, fondée par les missionnaires à Beyrouth avec le concours du gouvernement français, a atteint un but apostolique : elle a amoindri l'école protestante et elle a victorieusement combattu l'influence pernicieuse que celle-ci cherche à faire prévaloir. » (Julien, R.P. Nouvelle mission de la Compagnie de Jésus en Syrie (2 vol) (1898), cité in Hornus, J.M. «Le protestantisme au Proche Orient in Proche Orient chrétien (t. 8, fascicule III, juillet-septembre 1958). p. 243-262)

485.

Hitti, Philip K. Lebanon in History. p. 453-454.

486.

Voir Abou, Sélim s.j. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p. 141. Voir aussi Hourani, A.H. Syria and Lebanon. p. 84.

487.

Naaman, Abdallah Le français au Liban. p. 66.

488.

Wehbé, Nakhlé, et El Amine, AdnanSystème d'enseignement et division sociale au Liban. p.16.

489.

Wehbé, Nakhlé, et El Amine, AdnanSystème d'enseignement et division sociale au Liban. p.16.

490.

«Ce qui distingue [le collège Saint Joseph] avant tout des établissements français qu'il a pris pour modèles, c'est la place faite à l'étude de l'arabe. [...] Tous les jours une heure et demie à l'enseignement de l'arabe. Les cours sont faits par des professeurs syriens, sous la direction générale d'arabisants de la Faculté Orientale. Les jeunes gens qui ont suivi le cours complet [...] possèdent à fond leur langue. [...] Plusieurs dirigent des journaux et des revues au Caire, qui est le centre le plus renommé des études arabes  » . (Brémont, R.P. s.j. «Le Collège Saint Joseph de Beyrouth«, 38-40, in Congrès français de la Syrie.p.39.)

491.

Ley, R.P. s.j. «L'imprimerie française des Pères Missionnaires de la Compagnie de Jésus à Beyrouth (Syrie)», in Congrès français de la Syrie. p. 148.

492.

Dodge, Bayard. The American University of Beirut . A Brief History of the University and the Lands Which It Serves. p. 24.Voir aussi Izzedin, Nejla. The Arab World, Past, Present and Future. p.92.

493.

Waardenburg, Jean-Jacques. Les universités dans le monde arabe actuel. vol. 1. p. 25.

494.

Ley R.P., s.j. ‘L'imprimerie française des Pères missionnaires’. p. 148.

495.

Wehbé, Nakhlé,et El Amine, Adnan. Système d'enseignement et division sociale. p. 16.

496.

Les élèves libanais étaient issus de familles fascinées par l'image de la France, par une certaine image de la France façonnée pour les fasciner, où ils se voyaient comme dans un miroir. « L'Université Saint Joseph, catholique, et l'Ecole Supérieure des Lettres, laïque, toutes les deux à Beyrouth , représentent la culture française à Beyrouth, et c'est celle-ci qui ravit les milieux francophiles du Liban , vivant dans un bilinguisme culturel. La France comme exemple, comme norme culturelle : c'est cela qui est implicite dans ces institutions. L'image qu'on y donne de la France est sans doute l'image d'une certaine France, mais c'est une France qui a sur une certaine bourgeoisie libanaise une force fascinatrice. » (Waardenburg, Jean-Jacques. Les universités dans le monde arabe actuel. p.79-80.)

497 «The differences between the two [concepts of culture and education] are reflected in the two Universities to which they have given rise. The Université de S. Joseph is maintained and largely staffed by Jesuits and is Catholic in spirit. The American University was originally a Protestant College, but is now officially and so far as possible in practice unsectarian. The former has for many years been subsidized, at least in some of its faculties, by the French Government, while the is wholly unconnected with any Western government. [...]. The political spirit of the former latter is one of attachment to France and distrust of nationalism; while the latter has become in practice, and without the deliberate intention of its authorities, the intellectual centre of Arab nationalism. The former is perhaps a greater centre of research and scholarship, and has had prominent orientalists as its staff; while the latter, although it has an impressive record of scholarly and scientific work, has tended in the Anglo-Saxon manner to exalt character above intellect, and to concentrate upon the training of citizens and public servants.» (Hourani, A.H. Syria and Lebanon. p.83-84.) Voir aussi Haddad, Robert M. Syrian Christians in Muslim Society. p. 7.

497.