4 – Le français et les autres langues.

Outre l'amour de la France et accessoirement le catéchisme, qu'enseignait-on dans ces écoles françaises?

Qu'est-ce que les écoles françaises ont enseigné aux Syriens? Bien des choses : les rudiments de toutes les connaissances, des plus humbles aux plus relevées : lecture, écriture, calcul, pour tout le monde, notions littéraires, scientifiques, techniques, pour un petit nombre; notions morales et humaines aussi; et puis tout ce qui pouvait rendre nos élèves meilleurs, plus utiles, et leur permettre de mieux vivre; mais surtout - et c'est là dessus que j'insiste - la langue française. 507

La satisfaction affichée par Paul Huvelin au Congrès français de la Syrie ne doit pas masquer la qualité souvent médiocre de l’enseignement. Plusieurs rapports d’inspection mettent en cause la compétence de certains enseignants, que seul rachète leur désir de bien servir la France. Le problème de la langue demeure primordial: l'arabe reste difficile à maîtriser par les Français et le français par leurs auxiliaires indigènes ou issus d'autres pays d'Europe. Cette inquiétude fut un souci permanent des différents observateurs. 508 En outre, la quête de prestige conduisait à négliger l'enseignement primaire au profit du supérieur, dont la renommée était plus intéressante. 509 Aussi les élèves ne bénéficiaient-ils pas de bases suffisamment solides.

Les langues ont toujours joué un rôle fondamental dans les stratégies éducatives des puissances impérialistes. Dans tous les rapports, on peut lire une énumération complète des langues enseignées dans les diverses écoles. Le français et l'arabe viennent largement en tête, suivis par l'anglais. Les Français, pour les raisons étudiées plus tôt, poussaient l’enseignement de leur langue au détriment des autres langues européennes :

Je me demande aussi s'il n'y aurait pas lieu, dans bien des cas, de réduire le temps, vraiment excessif pour la formation qu'on a en vue, qu'on donne aux langues vivantes. Il y a des chances pour que l'hégémonie de la langue française, entre toutes les langues européennes, devienne si manifeste que beaucoup d'enfants n'aient intérêt qu'à apprendre l'arabe et le français. 510

Le clergé, en s’appuyant sur des prêches en français 511 , des activités récréatives proposées dans les écoles et orphelinats 512 , des bibliothèques, des journaux rédigés en français 513 , resta longtemps un des vecteurs privilégiés de la propagation de la langue française .

Les Français souhaitaient étendre leur influence linguistique au-delà de la sphère chrétienne. 514 En cela, ils étaient aidés par l'Alliance israélite universelle 515 .

Le Congrès français de la Syrie ne jetait pas un regard très critique sur la réalité. La plupart du temps, parler français ne consistait qu’à balbutier ou bégayer 516 quelques sons français. Le rapport de Maurice Pernot est plus clairvoyant :

Bien que nous possédions en Syrie quelques centres d'influence très actifs et admirablement organisés, comme Beyrouth sur la côte, Antoura dans le Liban et Damas dans l'intérieur, notre situation en ce qui concerne les écoles, la prédominance de notre langue et notre prestige moral sont loin d'être également assurés dans toutes les parties de la Syrie. [...] Nos écoles élémentaires sont innombrables en Syrie : on pourrait croire, à en parcourir les listes, que notre langue est connue et parlée jusque dans le moindre village. C'est une illusion. 517

Malgré l’introduction ardemment souhaitée du français, l'enseignement de l'arabe s'est imposé dans ces écoles  518 . Il était cependant enseigné selon une pédagogie d’inspiration française. Cet enseignement de l’arabe et d’autres langues orientales fut une concession lâchée aux nationalistes pour calmer leurs aspirations à un enseignement plus tourné vers l'Orient et moins vers la France. Parfois cependant, l’arabe était utilisé pour des activités de propagande pro-française  519 . Dans les villages, on enseignait souvent les rudiments de l'arabe aux enfants parce qu'on ne disposait que d’un maître indigène 520 et un maître capable d’apprendre le français aux petits villageois aurait coûté trop cher 521 . Dans certaines écoles françaises, on n'enseignait même pas le français. 522

L'enseignement de l’arabe était surtout répandu au niveau élémentaire. Celui du français se systématisait au niveau supérieur. Chez certains pédagogues, le souci de privilégier l'arabe dans les petites classes émanait d’un souci de confort psychologique pour l'enfant, afin de lui éviter les déchirements que toute situation de bilinguisme mal gérée pourrait engendrer :

[Dans les écoles primaires de campagne] l'enseignement de l'arabe et du français sera mené parallèlement, avec prédominance de la langue maternelle sur le français, pendant longtemps encore, sous peine de mettre la charrue avant les boeufs, et de travailler à faire des déclassés. 523

Mais une certaine discrimination sociale entrait aussi en jeu : le français, quoi qu'en disent ses ardents propagateurs, était réservé à une certaine élite. 524

Dans les collèges, on enseignait un certain nombre d'autres langues : des langues orientales, en fonction de l'origine des élèves 525 , des langues européennes, dont l'italien qui avait été la langue la plus parlée dans le Levant jusque vers 1870 526 . L'anglais se développait de plus en plus et les écoles françaises, tout inquiètes qu'elles étaient de la poussée anglaise, ne pouvaient ignorer les désirs de leurs élèves de crainte de les voir quitter leurs établissements au profit des écoles anglaises ou américaines 527 . Les écoles durent s'adapter à la demande de leur clientèle souvent influencée par l'environnement. On constate que la demande pour l'anglais était plus forte dans les régions où les missionnaires protestants étaient solidement établis. L'anglais fut de plus en plus demandé en tant que langue véhiculaire, dans des sphères différentes de celles où le français était et demeurait la langue de prédilection, la langue du coeur par opposition à la langue des affaires 528 . L’expansion de l’anglais est en partie liée au développement de l’enseignement scientifique, lui-même lié à des frustrations et des aspirations anti-coloniales :

Plusieurs chefs d'établissements français, des plus compétents et des plus expérimentés, ont attiré mon attention sur la nécessité de développer dans nos écoles de Syrie l'enseignement scientifique. Jusqu'à présent, la culture des Orientaux a été surtout littéraire. [...] Les Orientaux ont aujourd'hui le sentiment que leur pays n'est pas exploité, qu'il devrait l'être, et qu'ils auraient intérêt à contribuer eux-mêmes à sa mise en valeur. [...] Un enseignement plus sérieux des sciences offrirait aux jeunes gens des débouchés nombreux et les rendrait aptes à travailler eux-mêmes au développement de leur pays. 529

Ces frustrations s’expliquent aussi par l’ignorance dans laquelle les Libanais étaient tenus de leur propre environnement culturel. Tout était calqué sur le système français, du contenu des programmes aux diplômes (le baccalauréat français était nécessaire pour poursuivre des études universitaires non seulement en France mais aussi au Liban), en passant par les méthodes. 530 L'avenir n'était pas laissé au hasard puisqu'on vit apparaître des écoles de formation des maîtres. 531

Malgré le grand déploiement français, l'oeuvre scolaire était encore incomplète, insatisfaisante et de plus en plus critiquée, même par des Français :

Les missions auxquelles ils confiaient leurs fils et leurs filles leur rendaient des êtres étrangers même à leur famille -déjà étrangère à leur pays!- connaissant parfaitement toutes les dates de l'Histoire de France et les noms des villes qu'arrose la Seine, mais ignorant tout de la Grande Syrie et des villes qu'arrose le Barada, qui traverse Damas, et du cours de l'Oronte et des déserts qui bordent l'Euphrate et de la source du Jourdain. De plus, devenus très distants les uns des autres, parents et enfants ne se reconnaissaient plus. [...] Il en est résulté une grande désaffection pour l'enseignement français donné par les missionnaires et ceux-ci ont - conséquence imprévue par eux - commencé de perdre ce qu'ils avaient gagné pour la langue française. 532

D’autre part, la politique linguistique correspondait à une politique à court terme, dépendant des alliances du moment, aussi bien parmi les laïques que parmi les religieux. 533 Il en résulta une grande confusion pour les élèves soumis à des changements dictés par l’opportunisme qu’aucune stratégie pédagogique ne pourrait défendre.

Notes
507.

Huvelin, Paul. Allocution inaugurale in Congrès français de la Syrie . p.7.

508.

« A quoi servirait d'ailleurs l'instruction sans un moyen convenable de la communiquer? Je ne reconnais pas à nos religieux, qui apprennent à parler un peu l'arabe, la capacité de remplir dignement leur office.» (Guys, Henry. Esquisse de l'Etat politique et commercial de la Syrie. p. 275.)

509.

«Les écoles primaires [...] sont de valeur très variable. Nos compatriotes m'ont paru portés, en Syrie , à consacrer tous leurs soins aux écoles supérieures, où l'enseignement dépasse souvent la portée moyenne de l'esprit des élèves et presque toujours leurs besoins, et à négliger les écoles élémentaires, qui constituent pourtant notre noyau d'influence le plus puissant et le plus indispensable.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 222.)

510.

Huvelin, Paul., in Congrès français de la Syrie. p. 74.

511.

« Le ministère s'y fait [dans les paroisses] en langue française. Qu'on y ajoute un Bulletin paroissial en français, et on n'aura pas de peine à comprendre comment en Orient, dans la mêlée des rivalités nationales, la paroisse n'est pas un facteur négligeable.» (R.P. Jérome de la Mission des Capucins en Syrie. «L'action des Missionnaires Capucins pour l'influence française en Syrie». in Congrès français de la Syrie. p. 86-87.)

512.

Ainsi, à l'orphelinat de garçons des Filles de la Charité à Beyrouth :»Tous les apprentis [...] sont exercés à jouer en français de petites comédies et donner des représentations dans une salle de théâtre bien aménagée.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 186.)

513.

A Tripoli, les Frères de la Doctrine Chrétienne ont des activités culturelles adaptées à un autre public :»Les élèves des Frères ont leur Académie, leur bibliothèque, bien pourvue d'ouvrages français, et leur journal mensuel, l'Excelsior, rédigé en français.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 204.)

514.

Voir Samné, Dr George. cité in Congrès français de la Syrie. p. 76.

515.

Voir Meiss, Honel. «Les oeuvres scolaires de l'Alliance Israélite en Syrie.» in Congrès français de la Syrie. p. 98

516.

R.P. JEROME de la Mission des Capucins en Syrie. «L'action des Missionnaires Capucins pour l'influence française en Syrie.» in Congrès français de la Syrie. p. 85.

517.

Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p.222-224.

518.

«L'un des plus grands progrès accomplis dans ces dernières années par nos institutions consiste dans l'introduction d'un enseignement complet des langues indigènes. Il n'y a plus aujourd'hui une école française en Orient où ne soient enseignées, en même temps que le français, les principales langues du pays : le turc, l'arabe, l'arménien, le chaldéen, suivant les régions. Même dans les provinces où la langue turque n'est pas généralement parlée par la population, elle est enseignée aux élèves de nos écoles, comme étant la langue officielle de l'empire. Dans les écoles supérieures, l'enseignement des littératures orientales, de l'histoire et de la géographie de l'Orient est donné avec un soin tout particulier. [...] Il était indispensable que l'école française offrît aux jeunes ottomans un enseignement organisé suivant nos méthodes, mais fondé sur leur culture nationale et répondant à leurs besoins les plus naturels. Nos missionnaires ont donné ainsi la preuve la meilleure et la plus opportune du désintéressement et de la tolérance dont leur oeuvre est inspirée. Dans la plupart de nos écoles, l'enseignement des langues orientales est confié à des maîtres indigènes».(Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 283-284.)

519.

A Ghazir : «Les Jésuites ont organisé un service de six facteurs pour la diffusion de leur journal arabe «El Béchir» et de quelques opuscules dont les tendances sont favorables à l'influence française.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p.195.)

520.

« Dans [certaines] missions [...]l'école est ouverte sous le patronage de la France; on doit y enseigner la langue du pays et la langue française. Mais en réalité, le maître ne connaît pas assez bien le français pour l'enseigner; le nombre des élèves inscrits au cours de français diminue rapidement; bientôt ce cours n'existe plus. » (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p.285)

521.

Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 196-197. Dans certains cas, l'appât du gain (ou d'un salaire plus conséquent) était utilisé pour essayer de promouvoir le français , non sans ironie quand on songe aux accusations d'achat des conversions que les maronites proféraient à l'encontre des protestants.» Les Lazaristes d'Antoura ont fondé une oeuvre intéressante : celle des Ecoles communales des villages libanais. Ils donnent 1 franc par jour au curé ou à un jeune homme de leur choix, pour qu'il réunisse les enfants et leur apprenne à lire et à écrire; si le maître leur enseigne en outre un peu de français, il reçoit 2 francs par jour. » (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p.193)

522.

A Beit Méry, à l'école des Frères de la Doctrine Chrétienne :»Il ne reste plus à l'école qu'un maître indigène, qui fait la classe en arabe à une centaine d'enfants, et enseigne un peu d'anglais à quatre ou cinq d'entre eux.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 198.)

523.

R.P. Dides, s.j. ‘Les écoles primaires françaises de campagne en Syrie, ou écoles de ‘pénétrations’ in Congrès français de la Syrie. p. 50.

524.

A Baabdah : » [Les Soeurs françaises de la Sainte Famille] enseignent le français à 40 élèves payantes et l'arabe à 130 élèves gratuites.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 194.)

525.

Au collège lazariste d'Antoura :»Chaque élève est tenu d'apprendre le français, sa langue maternelle, et une troisième langue à son choix : turc, arabe, allemand, anglais, italien ou latin.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p.192.)

526.

Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban. p. 189.

527.

«Dans toutes nos écoles, notre enseignement, toujours mis en conformité avec les besoins du pays, comprenait, avec la religion à la base, le français [...] l'arabe et, là où on le demandait, l'anglais.» (Le TFC Amphiloque «Les établissements scolaires des Petits Frères de Marie en Syrie.» in Congrès français de la Syrie. p. 69.)

528.

A Tripoli, les Frères de la Doctrine Chrétienne créèrent des cours visiblement très demandés : « Des cours spéciaux de commerce et d'anglais ont été institués en 1907 avec le plus grand succès. [...]La concurrence la plus redoutable leur est faite par la mission américaine.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople. p. 204.)

529.

Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople.p.226

530.

« Dans tous nos pensionnats, le programme des études est celui qu'on suit en France dans les établissements du même genre. » (Le Bouffo, RM Celina. ‘Les oeuvres scolaires et hospitalières des Soeurs de Saint Joseph de l'Apparition en Palestine et Syrie’. in Congrès français de la Syrie. p.90.) « Les cours classiques sont analogues à ceux de France et préparent à un baccalauréat décerné par l'Université. » (Samné, Dr George La Syrie . p. 187.)

531.

«Les Jésuites construisent à Tanaïl une petite école normale, où ils se proposent de former des maîtres pour leurs écoles de village. » (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople.p.201)

532.

Saint Point, V. de. La vérité sur la Syrie par un témoin. p. 124.

533.

A Alep par exemple, au collège de garçons des Franciscains de Terre Sainte :»Les élèves sont déconcertés par la bizarrerie d'un enseignement qui leur est donné tantôt en italien tantôt en français.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople.p.214.)Parmi les congrégations religieuses, il y avait des luttes d'influence différentes de celles des pouvoirs politiques et des mouvements agitaient les diverses communautés, provoquant des renversements d'alliance qui entraînaient des modifications dans l'équilibre des groupes d'influence nationale.»Le Franciscain italien qui tient l'emploi de procureur (Procure de Terre Sainte) est très nettement hostile à l'influence française; il a contribué, pour sa part, à détacher de nous les Carmes pour les amener à l'Italie.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople.p.220.) Ceci eut donc des conséquences scolaires :»Lorsque les Carmes abandonnèrent notre protectorat pour réclamer la protection de l'Italie, [ils] substituèrent l'italien au français dans leur école de garçons.» (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople.p.219.)